Cold War Books in the “Other” Europe and What Came After

par Martine Poulain

Jirina Smejkalova

Leidein, Boston, Brill, 2011, 409 p., 25 cm
(Library of the written world)
ISBN 978-90-04-18745-0

Jirina Smejkalova est une chercheuse d’origine tchèque, qui enseigne à l’université de Lincoln en Grande-Bretagne. Son livre traite de l’histoire de l’édition et de la lecture en Tchécoslovaquie durant la domination communiste, puis de la chute du régime aux années 2000. Comme le veut tout intelligent travail historien, elle s’intéresse bien sûr aux modes de cette domination, s’accompagnant d’interdits, de censure, ainsi que de bureaucratie et de gabegie, mais aussi aux marges, aux interstices laissés ouverts par le système, que les éditeurs, auteurs et lecteurs dominés purent parfois investir. Son approche est globale : politique, mais aussi sociologique et symbolique, collective et individuelle. Citant Darnton à propos du rôle du livre au XVIIIe siècle, elle considère le rôle du livre comme constitutif de l’évènement et non seulement comme mémoire de l’histoire.

Le livre à l’ère totalitaire

Le « coup de Prague » voit les communistes prendre le pouvoir en février 1948 jusqu’à leur chute en novembre 1989. Il conduit à l’application du modèle soviétique du livre aux pays de l’Est conquis : Allemagne de l’Est, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie. Jirina Smejkalova revient sur ce « modèle rouge » soviétique, qui prétendait vouloir former des citoyens égaux en leur donnant à lire les seuls livres contrôlés et dûment autorisés : diffusion massive des classiques russes « populaires », études « sociologiques » sur les lecteurs pour vérifier leur mode d’appropriation des textes, alphabétisation massive des populations alphabétisées à 19,6 % seulement (8,6 % chez les femmes) en 1917. La Tchécoslovaquie, elle, était beaucoup plus alphabétisée et avait une tradition lettrée importante. Après 1948, les maisons d’édition et d’impression sont nationalisées, seuls quelques éditeurs privés continuent à exercer, s’ils ne sont pas poursuivis sous divers prétextes : 85 % des stocks des éditeurs privés sont détruits. En quelques mois, l’État prend le contrôle de l’édition et se dote d’organismes visant à la contrôler et à surveiller les auteurs. En 1952, est créée une société de distribution unique, aux mains de l’État.

La politique de lecture vise à favoriser l’accès de tous à la lecture d’un nombre limité de titres produits en un grand nombre d’exemplaires, soit un choix très limité, qui rend le contrôle et la censure plus aisés. Mais là où le système voulait aboutir à une homogénéisation des lecteurs, c’est à une forte différenciation qu’il aboutit.

La censure et la répression des auteurs sont importantes, notamment après l’invasion russe suite au printemps de Prague de 1968 : « 1,5 million de membres du Parti firent l’objet d’une enquête et 320 000 furent expulsés », « 140 000 personnes quittèrent le pays avant le fin de 1969 », « 750 000 personnes perdirent leur travail ». Nombre de ces personnes travaillaient dans le secteur culturel ; dans le domaine de l’édition ou de la librairie, 400 personnes furent licenciées, de même que 150 écrivains et traducteurs, qui perdirent leur affiliation à l’Union des écrivains et traducteurs ; 25 revues littéraires furent suspendues, plus de 80 % des personnels des maisons d’édition et la moitié des journalistes furent licenciés. Jirina Smejkalova restitue les itinéraires de plusieurs éditeurs, analyse les productions éditoriales, dresse un tableau très informé de la situation, de ses contradictions, la volonté de contrôle conduisant le système à se scléroser, les livres mettant jusqu’à plusieurs années à être publiés, des masses d’exemplaires finissant invendus, bien que les libraires aient l’obligation de garder les nouveaux titres au moins six mois en vente, sans d’ailleurs que les lecteurs aient le droit de les feuilleter…

Du samizdat à la liberté nouvelle

La croissance des samizdats dans les années 1970 et 1980 a été longuement analysée par divers auteurs, et Jirina Smejkalova rappelle quelques-uns des éléments du succès de ce mode de contournement des interdits : des douzaines de revues et quelque 1 083 titres « parurent » sous cette forme, tapés sur des machines à écrire remplies de papier pelure et diffusés sous le manteau. Les analyses ultérieures de ces productions divergent : pour certains, elles furent un ferment d’une production littéraire s’ancrant dans un riche héritage et firent souffler le vent de la liberté ; pour d’autres, elles étaient encore trop marquées par une esthétique et une conception bornées des années 1960.

L’auteur de ce compte rendu peut en tout cas témoigner de sa surprise lorsqu’en 1981, à Prague, des opposants lui mirent entre les mains un de leurs samizdats : des poèmes de Ronsard ! Les lecteurs n’avaient pas soif que d’écrits interdits. Ils avaient soif d’écrits de qualité, tout simplement ! Pour Jirina Smejkalova, le samizdat a connu deux âges, avant et après 1977 : les premiers samizdats étaient des publications à bas coût, autoproduits ; après la publication de la Charte 77, leurs liens avec les dissidents devinrent plus explicites et ils s’institutionnalisèrent. La soif de lecture était telle que même les publications autorisées suscitaient chaque jeudi des files d’attente à partir de 5 heures du matin, et ce, quel que soit le type de livre : manuels de cuisine, d’éducation des enfants, poésie, etc.

Jirina Smejkalova mène son analyse jusqu’aux années récentes, marquées par des ruptures et des continuités. Comme l’ont souligné d’autres études, les habitants des anciens pays communistes vont aussi faire la difficile expérience de la liberté qui s’accompagne aussi de la montée du chômage, des inégalités et rivalités nouvelles. Les goûts de lecture évoluent : paradoxalement, les usagers des bibliothèques croissent, mais les lecteurs apprécient moins la fiction, et sont surtout des adeptes redoublés d’autres médias, presse et télévision.

Après 1989, les éditions saisies par le pouvoir communiste sont restituées à leurs propriétaires. Le nombre d’éditeurs, de livres publiés, d’acheteurs croît massivement. Puis la qualité de l’édition diminue, la littérature de masse se faisant une place nouvelle dans la production, tandis que les vendeurs de rue deviennent des intermédiaires non négligeables dans l’écoulement des livres. Cette explosion de titres conduit à une sévère concurrence entre les éditeurs, qui, de 70 en 1988 passent à près de 3 000 en 2000, dont seuls 495 publient régulièrement. L’édition, dont les deux tiers des cadres travaillaient dans le secteur sous le régime communiste, doit se professionnaliser, le processus éditorial s’accélère, les innovations technologiques sont intégrées et nombre de grosses maisons d’édition passent aux mains d’investisseurs allemands. Le prix du livre est multiplié par cinq et il n’est plus qu’un des aspects d’une offre culturelle multiple.

Le livre de Jirina Smejkalova est passionnant tant son spectre est large, diversifié, tant elle relie en permanence la situation du livre, de ses lecteurs et de ses producteurs à l’ensemble de la situation sociale, avec une grande finesse, tout en nuances. Les lecteurs français y apprendront beaucoup.