La bibliothèque, dernier service public culturel de proximité ?
Yves Desrichard
On le sait, le service public ressemble de plus en plus à une forteresse assiégée : la réduction des budgets due (depuis une bonne vingtaine d’années) à la « crise », la limitation de ses périmètres d’intervention, « sacrifiés » pour en concéder les parts les plus rentables au privé, font que la question, « la bibliothèque, dernier service public culturel de proximité ? », posée dans le cadre d’un débat, le 16 mars 2012, au Salon du livre de Paris, n’avait rien d’incongrue. Hôpitaux, services postaux, écoles, etc., disparaissent, peut-il ne rester « que » la bibliothèque ? Et ce lieu même n’est-il pas, à son tour, menacé ?
Alain Duperrier, de la bibliothèque départementale de prêt de la Gironde, indiqua, dans un élan peut-être un brin optimiste, que la France compte près de 17 000 bibliothèques « et assimilées », soit pour une commune sur deux. Bien évidemment, ce tableau cache des situations très hétérogènes : si de 15 à 20 % de la population sont inscrits dans les bibliothèques publiques, ce peut être parfois beaucoup plus, parfois beaucoup moins.
Pour lui, la bibliothèque, un des derniers lieux non marchands où l’on puisse s’arrêter, doit avant tout être pensée comme un projet politique, « mano a mano » entre bibliothécaires et élus. Il s’agit, aujourd’hui plus qu’hier, d’un équipement structurant et fédérateur, où l’on peut tisser ces fameux liens, dont on semble, à l’heure de la communication pourtant tous azimuts, manquer pourtant si cruellement.
Cependant, les bibliothèques hésitent entre pérennité et inertie dans un monde qui bouge – mais pas forcément elles : rassurant, mais suicidaire ? Retournant la proposition, M. Duperrier indique qu’à son sens, les bibliothèques ont, avant tout, un problème d’image : elles font des choses formidables, mais cela ne se sait pas, ou pas suffisamment. La mutualisation des moyens et des services permise par la réforme territoriale (fil rouge de la table ronde) permet de proposer des services innovants et efficaces dans les plus petits établissements. Alors, une grande campagne de publicité, initiée par le ministère de la Culture ? Ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’on l’évoque, le congrès de l’Association des bibliothécaires de France de 2011 en avait largement examiné l’opportunité.
Loïc Gachon, maire de Vitrolles, n’ignorait pas que sa présence dans cette table ronde était plus que symbolique. D’abord parce qu’il est bien rare qu’un élu, a fortiori le premier édile, vienne défendre devant un public de professionnels « son » projet. Ensuite parce que la ville de Vitrolles évoque pour tout bibliothécaire des heures bien sombres, liées aux avanies subies par l’établissement sous une municipalité d’extrême-droite, de 1997 à 2002. Le projet qu’il présenta sonne, et il l’assume, comme une revanche. Bien sûr, on le sait, il y a parfois loin des ambitions à la réalisation. Mais quel plaisir d’entendre un maire défendre avec passion une bibliothèque comme un projet social, symbolique et identitaire, un vecteur d’aménagement urbain, une bibliothèque qui sera plus qu’un équipement, un mode de vie. Un lieu qui combinera à la fois une « vitrine » lumineuse, comme une invite, et la confidentialité, en étage, d’autres espaces, peu cloisonnés pour faire face aux évolutions, lors inconnues, des supports et des comportements des usagers. Bref (si l’on veut) un bon moyen de combler et le retard de la bibliothèque, patent, et celui de la ville, comme d’une synecdoque culturelle et politique.
En une manière (sans doute voulue) de ramassement, Françoise Lucchini, géographe, maître de conférences à l’université de Rouen, s’interrogea sur le positionnement culturel des bibliothèques dans le champ culturel. Elle recense quant à elle 4 200 lieux de lecture publique modernes et actifs, des lieux très hétéroclites, souvent d’une grande richesse, mais où l’essentiel de l’offre se situe dans les villes d’une certaine importance.
Si elles sont géographiquement proches des habitants, les bibliothèques ne sont pas, cependant, une pratique culturelle très populaire, et la désaffection pour la lecture, leur « socle d’offre », est patente, et cela bien avant l’arrivée d’internet. Pourtant, les prêts, en baisse eux aussi, concernent essentiellement les livres (ce que, en terme de ratios, on peut discuter), même si les usages des établissements sont de plus en plus diversifiés, entre l’engouement pour les richesses patrimoniales et l’utilisation des lieux, l’importance de leur matérialité, qui pose l’épineuse et désormais bien connue question du compte des fréquentants, et non plus seulement des inscrits.
Si les bibliothèques restent un lieu de brassage générationnel unique en son genre, elles se trouvent désormais dans un champ culturel éminemment concurrentiel, où elles doivent trouver leur place par rapport à l’offre numérique, et se regrouper, éventuellement, avec d’autres institutions culturelles pour mieux résister. Sinon ? Sinon, elles risquent de finir comme les opéras. Des lieux culturels très prestigieux, fréquentés par une élite, et payés au prix fort par la collectivité. Et alors, serait-on tenté d’écrire, en manière de provocation conclusive ? Car la proposition peut être retournée. Les opéras n’ont aucun problème d’image, et rarement de légitimité financière à défendre auprès des élus. Mais il est vrai que le projet culturel est bien loin de celui défini, par exemple, pour Vitrolles… Le syndrome de l’opéra n’a pas fini de nous interroger. •