Les bibliothécaires italiens s’interrogent sur le rôle des bibliothèques et des bibliothécaires

Anna Galluzzi

En février 2012, la liste de discussion des bibliothécaires italiens AIB-CUR  1 a été animée par deux débats intéressants, qui se sont déroulés en parallèle, mais qui traitaient tous les deux du rôle de la bibliothèque en période de crise économique et d’accroissement des possibilités de formation et d’accès à l’information. Les deux thèmes de discussion pourraient être résumés comme suit : « Les bibliothécaires, des aristo-communistes ? » et « Le bénévolat culturel ». Chaque thème a suscité l’échange de plus de trente messages et la participation de nombreux bibliothécaires italiens d’horizons et d’origines très diverses. Dans les deux cas, le débat est né suite à la publication sur internet d’articles concernant des ouvrages venant de paraître en Italie.

Les bibliothécaires, des aristo-communistes ?

Le premier thème sur les bibliothécaires « aristo-communistes » a été initié par un billet de réflexion  2 portant sur l’ouvrage de Luca Ferrieri, La lettura spiegata a chi non legge : quindici variazioni [La lecture expliquée à ceux qui ne lisent pas] 3. L’auteur de ce billet y expose son désaccord avec l’argumentation développée par Ferrieri, que l’on peut résumer par le concept « d’aristo-communisme » en référence au Don Quichotte de Cervantes. Ferrieri dénonce notamment le risque d’un « bibliothécaire qui, tout en se voulant respectueux de ceux qu’il considère comme des “non-lecteurs”, s’en démarquerait et adopterait une attitude de supériorité ». Ce point de vue est partagé par une majorité de bibliothécaires italiens, qui pensent aussi que le concept de lecture dépasse très largement le domaine du livre. Certains font cependant remarquer que la lecture de livres comporte une particularité que l’on ne retrouve pas dans d’autres types de lecture, ce qui explique que des personnes qui n’éprouvent aucune difficulté pour voir un film ou utiliser les jeux vidéo peuvent avoir beaucoup de mal à lire seulement 100 pages d’un livre, et cela quel qu’en soit le sujet.

À ce propos, il est important de définir le sens des mots « lire » et « lecteur », le premier désignant l’action de déchiffrer et d’interpréter la signification des signes écrits et le second s’appliquant à celui qui comprend des significations complexes. S’agissant du premier, on peut dire que nous sommes tous des lecteurs, car on ne peut pas s’empêcher de lire, à moins d’être complètement analphabètes. Mais si on se place au niveau de la compréhension, alors il ne s’agit plus de déchiffrer des lettres et de saisir un message simple, mais d’interpréter, de comprendre une pensée, de (re)construire le monde imaginaire d’un auteur, de créer des liens entre différents concepts, de se laisser porter à la synesthésie. Cela signifie en somme raisonner, se servir de son cerveau comme d’un instrument exercé.

Dans cette perspective, certains bibliothécaires pensent que la promotion de la lecture est quelque chose de dépassé et en partie remplacé par l’information literacy, alors que d’autres au contraire jugent dévalorisant le prosélytisme de ceux qui prétendent séduire et convertir le prétendu non-lecteur, et sont favorables à une « éducation sentimentale » à la lecture. Mais si l’on considère la lecture comme un plaisir et une passion, est-il possible de parler de promotion de la lecture, car un plaisir peut-il être transmis ou imposé ?

Des réserves sont émises sur le rôle et la responsabilité des bibliothèques en termes d’incitation à la lecture : « Ce devoir incombe à la famille et à l’école. La bibliothèque est seulement le support nécessaire et indispensable à la lecture. Le bibliothécaire n’est pas un scientifique de la lecture mais seulement le garant d’une diffusion démocratique des connaissances. » Certains rappellent que « le problème récurrent de l’Italie est toujours […] le retard des mentalités en général pour tout ce qui concerne le savoir et la culture […]. Ici nous avons tout mais nous ne faisons attention à rien ».

Ainsi, certains s’autoproclament bibliothécaires, d’autres sont nommés par favoritisme, tandis que d’autres encore se retrouvent installés malgré eux derrière une banque de prêt… et font du mieux qu’ils peuvent avec les moyens dont ils disposent. Aujourd’hui, la crise est économique, mais elle est avant tout fortement culturelle et morale. Nous sommes une fois de plus contraints d’expliquer qu’être bibliothécaire est un métier qui ne s’improvise pas, et que lorsque c’est le cas on obtient des résultats extrêmement discutables et éphémères.

Le bénévolat de la culture

La discussion sur ce thème finit par rejoindre le second sur « Le bénévolat de la culture », suscitée par la publication d’un article de Francesco Erbani dans La Repubblica (un grand quotidien italien) en date du 3 février (p. 44) 4. L’article contient une interview d’Antonella Agnoli dont le dernier ouvrage Caro sindaco, parliamo di biblioteche [Cher maire, parlons des bibliothèques] vient de paraître  5.

La phrase qui a suscité la polémique se trouve à la fin de l’interview, et elle n’est qu’un des sujets traités dans le livre : « Les bénévoles sont indispensables […], les bibliothécaires dépendant des collectivités locales sont de moins en moins nombreux et leur moyenne d’âge est de plus en plus élevée. Ils sont très compétents et investis dans leur travail, et sans eux une bibliothèque ne pourrait pas fonctionner, mais certains sont aussi démotivés car les recrutements ont cessé ; on fait appel aux coopératives. Quelques-unes paient 5 euros de l’heure, un salaire de misère qui n’incite guère à avoir le comportement courtois et attentionné indispensable dans une bibliothèque. Dans ces conditions, il est préférable d’avoir recours à des bénévoles. »

Le débat qui a suivi a permis d’exposer différents points de vue, et il a été l’occasion de préciser et de fustiger les amalgames journalistiques qui ne font que renforcer les lieux communs et nuisent aux bibliothèques et aux bibliothécaires. On a ainsi évoqué la défense de la profession et sa spécificité, qui ne doit pas se limiter à la seule défense du poste de travail – même s’il s’agit d’une revendication tout à fait légitime, mais différente. Cela suppose toutefois que l’on ait défini au préalable les fonctions spécifiques qui exigent nécessairement d’être formé et d’avoir de l’expérience pour travailler en bibliothèque.

Le débat a manifesté beaucoup d’inquiétude pour l’avenir de la profession, car sa faible reconnaissance sociale, dans un pays en proie à la crise économique et à de lourdes restrictions des dépenses publiques, met en péril son avenir. Cela est particulièrement vrai dans le sud du pays où le « clientélisme » et l’affectation dans les bibliothèques d’anciens appariteurs, employés de bureau, et autres gratte-papier, font que parfois ce sont des bénévoles qui assurent les ouvertures et donnent de leur temps « par civisme et amour de la culture ».

Certains ont aussi fait valoir que « Faire reposer le fonctionnement du service public sur le “don”, en espérant qu’en l’absence d’emplois publics on puisse compter sur des personnes ayant suffisamment de moyens pour accepter de travailler gratuitement, une fois les charges de chauffage payées […], signifie la destruction du concept même de service public. C’est une abdication de l’État qui ne fournit plus à la population un service effectué par des fonctionnaires rémunérés en contrepartie d’un travail considéré comme utile à la cohésion nationale ».

Cependant, dans l’ensemble, tout le monde est d’accord pour reconnaître que, dans une société du welfare, le développement du bénévolat est une ressource précieuse qui peut être utilisée de différentes façons par les bibliothèques. Les bibliothécaires approuvent l’idée d’associer les citoyens les plus motivés et les plus disponibles à un projet de rénovation de bibliothèque. Un groupe d’appui proposant du temps et des compétences peut non seulement se révéler utile, mais être aussi un bon moyen de pression vis-à-vis des politiques et des organismes sociaux.

Enfin, la problématique de l’identité de la bibliothèque a été abordée : « Elle doit selon certains offrir davantage de services et des services différents de ceux qu’on trouve dans un centre social, on ne doit pas seulement proposer des livres mais aussi des manifestations, des cours, des espaces pour lire et se retrouver et des bars » car « [les bibliothèques] en tant que “places de la connaissance  6” n’ont de sens que si leur objectif est d’offrir non seulement des espaces et une grande variété d’activités mais surtout une véritable qualité de service, car ce qui est essentiel aujourd’hui c’est d’aider l’usager afin qu’il soit capable de comprendre le monde qui l’entoure dans toute sa complexité, et soit en mesure de faire des choix pertinents et réfléchis face à la masse d’informations disponibles ».

En conclusion

On trouve dans ces deux débats, certes, des particularités liées au contexte propre aux bibliothèques italiennes, mais ils traduisent aussi l’universalité de thématiques d’une très grande actualité : l’identité de la bibliothèque, les compétences et les fonctions des bibliothécaires, les possibilités d’adaptation au nouvel environnement social et technologique, la contribution au bien public, le rapport au passé et les ruptures liées au changement d’époque, ainsi que la question des réponses à apporter à la crise économique. L’idée qu’il faille complètement repenser « certains services publics pour survivre fait certainement consensus au-delà même des frontières italiennes, mais on sait aussi qu’il n’existe pas de formule unique adaptée à toutes les situations ». •

* Traduit de l’italien par Livia Rapatel