L'adversaire
Yves Desrichard
C’est l’histoire d’un petit épicier qui voit s’ouvrir, juste à côté de son petit magasin, une grande surface. Du jour au lendemain, il perd 50 % de son chiffre d’affaires. Une semaine après, c’est une autre grande surface qui s’ouvre, juste de l’autre côté de son petit magasin. Il perd à nouveau, du jour au lendemain, 50 % de son chiffre d’affaires. Et puis, il a une idée. Il met au-dessus de son petit magasin un grand panneau, sur lequel il y a écrit : « Entrée principale ». Est-ce la solution, pour les bibliothèques, cernées par la concurrence ?
Commençons par une bonne nouvelle : si les bibliothèques sont en concurrence, eh bien, c’est qu’elles existent encore ! Car, dans notre bienheureuse société où, je vous le rappelle, il faut s’adapter ou mourir, il n’y a que deux solutions (on vient de les dire). On peut mourir : ceux qui le souhaitent ou l’anticipent peuvent arrêter là la lecture de cet éditorial, et du dossier par la même occasion.
Les autres auront déjà fait un constat lucide, et continué à avancer : les collections, qui étaient notre grande force, sont ailleurs, en tout cas ailleurs aussi. Les services, anciens ou nouveaux, traditionnels ou innovants, sont battus en brèche. Et, de toute façon, le public a bien d’autres choses à faire que lire, écouter, voir (des livres, de la musique, des films) en bibliothèque.
Mais, comme à la fin de la première partie d’Autant en emporte le vent, tout n’est pas perdu – qu’on aime, ou pas, les navets. Et, pour reprendre la bataille, il y a, finalement, des tas de possibilités, que ce numéro ne fera qu’esquisser (mais c’est son plan).
Les frictions sont indéniables, la bibliothèque est concurrencée de toutes parts. Mais n’est-ce pas, avant tout, en termes d’image ? Dans ce cas, tout n’est pas perdu pour elle. À l’heure de la domination de l’illusion, elle peut, aussi, affirmer et affermir son existence, si elle trouve l’équilibre entre sincérités et cynismes.
Les confrontations, elles, sont plus douloureuses, mais, là encore, il faut garder courage. Pas franchement comme Rhett Butler, qui rejoint les troupes sudistes en déroute. Plutôt comme Scarlett O’Hara, qui transforme un rideau en robe (on me fera la grâce de ne pas considérer la comparaison comme sexiste).
Et puis, plus fascinant encore, il y a les mixtions. Adopter les méthodes du privé, pour le meilleur (pour le pire, c’est déjà fait). Et se laisser contaminer, jusqu’à un certain point, où nous serons, c’est sûr, plus proches de David Cronenberg que de Victor Fleming.
Et, puisque nous avons commencé par une petite histoire, finissons de même. À une petite fille qu’elle n’aime pas, dans la cour de la maternelle, une autre petite fille demande : « Tu sais ce qui t’arrivera plus tard ? » Et de répondre : « Rien. » C’est, au fond, l’ennui qui nous guetterait si nous n’étions au temps de la bibliothèque en concurrence.