Books as weapons

Propaganda, publishing, and the Battle for Global Markets in the Era of World War II

par Martine Poulain

John B. Hench

Londres, Cornell University Press, 2010, 334 p., 24 cm
ISBN 978-0-8014-4891-1 : 28 €

Entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale croît l’autonomisation du champ éditorial américain par rapport à d’autres modèles, y compris anglais. Les éditeurs d’imprimés entretiennent des relations positives avec les autres médias ; le rôle de l’agent littéraire s’affirme. La guerre conduit à une alliance entre les industries du livre et la propagande de guerre. Le blocus imposé par les occupants allemands dans les pays conquis interdit tant l’exportation de livres que l’entrée de livres venant de pays libres, laissant par ailleurs à ces pays la couverture du monde. La présence d’éditeurs parmi les réfugiés européens entre 1930 et 1940 – les éditeurs allemands exilés publièrent par exemple durant la période 353 titres – contribue à cette internationalisation du marché.

Les livres comme armes

Partout en Europe, la demande de lecture explose durant la guerre, ses destructions, ses privations. Lors de leur entrée en guerre, les États-Unis se préoccupent de définir une politique de lecture à destination de leurs propres troupes, des peuples qu’ils veulent libérer ou encore de leurs ennemis, Allemagne et Japon, dont ils veulent rééduquer les populations. Pour proposer des lectures à leurs soldats, qui ont eux aussi besoin, davantage que lorsqu’ils étaient civils, d’occuper du temps d’attente et de s’évader de leurs appréhensions diverses, les pouvoirs militaires travaillent notamment avec le cofondateur des éditions Random House, Donald S. Kopfler.

Malgré certaines divergences, éditeurs privés et organismes d’État agissent en harmonie. Les éditeurs américains créent un Conseil des livres en temps de guerre (Council of Books in Wartime), qui se dote d’un slogan : « Books are weapons in the war of ideas against the evils of fascism », slogan repris par le président Roosevelt lors d’un discours devant ce même conseil. L’armée, elle, met en place un Office of War Information (OWI), Bureau d’information sur la guerre, actif malgré ses tensions internes. Le partenariat entre ces deux organismes se met en place, notamment grâce à la présence à la tête de l’OWI de deux éditeurs de qualité : Chester Kerr et Harold Guinzburg.

L’OWI distingue différents publics cibles selon les pays concernés. Envers les peuples libérés, il veut mettre en place une « propagande de consolidation » qui vise à aider à la pacification, au retour du calme, à l’explication des buts des libérateurs, à réorienter les esprits selon un « processus de désintoxication » visant à présenter les libérateurs sous un jour positif et non comme ils l’étaient par les occupants ou leurs alliés collaborateurs. L’OWI est convaincu de la puissance du livre sur les esprits : « Books are the most enduring propaganda of all. » De plus, l’édition dans les pays occupés a souffert de la guerre et les livres manquent : en 1945, la France ne publie encore que 500 titres par mois, pour 1 000 avant la guerre.

Une mise en œuvre difficile

Pour autant, les faits résistent et l’approvisionnement des pays libérés en livres est lente. Les États-Unis sont en concurrence avec leur allié britannique, expérimenté dans ce domaine, et qui diffuse magazines, prospectus, brochures de « propagande » en Afrique du Nord, Sicile et Italie dès 1942-1943 après le premier débarquement allié. Cette compétition se transforme vite en complémentarité, car nul n’est apte à fournir seul le nombre de livres nécessaire et parce que les magazines américains sont aussi très populaires parmi les troupes anglaises ! La Grande-Bretagne publie 40 titres en 40 000 exemplaires en différentes langues, 150 autres titres étant publiés en 10 000 exemplaires par le Service des armées ; au 30 juin 1944, des centaines de milliers d’exemplaires sont disponibles. Les États-Unis n’ont que 23 000 exemplaires de livres prêts en Angleterre et 21 400 prêts à être expédiés en provenance de leur sol ; les processus de choix/traduction/impression des titres est lent, au grand dam de Chester Kerr.

Pour les accélérer, le Service des éditions de l’armée américain (Armed Services Editions) cherche à bénéficier de livres de poche disponibles dans les stocks des éditeurs, puis à republier des titres choisis avec le Conseil des livres en temps de guerre sous les auspices des Overseas Editions inc. (OEI), et autorise leur impression par la branche londonienne, qui crée les éditions Transatlantiques (Transatlantic Edition) : 10 livres tirés en 20 000 exemplaires sont publiés en français en octobre 1944, 16 titres en 4,1 millions d’exemplaires en 1945, pendant que les Overseas Editions publient 41 titres pour un total de 3,6 millions d’exemplaires en 1945. Les OEI se spécialisent dans la desserte du Moyen-Orient, du Pacifique et aussi de l’Europe, les éditions Transatlantiques cherchant à couvrir l’Europe.

Distribuer ces livres dans les pays libérés est encore plus difficile : doivent-ils être diffusés gratuitement ? avec quel diffuseur travailler ? Il est opté finalement pour une vente payante à petit prix et Hachette est chargé de la diffusion en France. Début septembre 1944, trois tonnes de livres arrivent à Paris, chacun des acteurs se demandant comment ils seraient reçus. C’est un succès, comme aux Pays-Bas, tant la soif de comprendre est grande. La vente des livres en Europe rapporte plus de 2 millions de dollars.… L’action intense des éditeurs émigrés aux États-Unis, qu’ils soient allemands (Bermann, Fischer-Verlag, Aurora Press…) ou français, via La Maison de France (qui publie 120 titres de 75 auteurs durant la guerre), la reprise des traductions, la curiosité des éditeurs et lecteurs européens envers les publications américaines durant la guerre font le reste. En Asie, des tentatives semblables des éditions de l’armée américaine se déploient.

C’est à un examen très documenté et très précis de ces stratégies américaines en matière de lutte contre la « désinformation » et le mensonge assénés par les nazis et leurs alliés durant les cinq années de guerre que se livre John B. Hench. Un lecteur européen est frappé du fait que les États-Unis se préoccupent de cette lutte idéologique fort tard, au moment où le débarquement du D Day se précise. Quand on est admiratif du pragmatisme et de l’efficacité américaines, on est aussi surpris des lourdeurs administratives que ce programme de soutien à la Libération par le livre a connues. John B. Hench a reçu durant l’été le prix « George A. & Jean S. Delong en histoire du livre » de l’association SHARP (Society for the History of Authorship, Reading and Publishing) et c’est amplement mérité.