Une nation de lecteurs ?
La lecture en Angleterre (1815-1945)
Marie-Françoise Cachin
Coll. Papiers
ISBN 978-2-910227-79-1 : 35 €
La question posée dans le titre de l’ouvrage de Marie-Françoise Cachin peut sembler étrange, voire impertinente, tant il apparaît quasi contre nature que le pays de John Locke, qui écrit Some Thoughts On Education dès 1693, ne soit pas reconnu de manière évidente comme une nation de lecteurs. Pourtant, M.-F Cachin montre que la lecture ne va pas nécessairement de soi en Angleterre.
Il n’existait pas jusque-là de synthèse en français sur la place et l’importance de la lecture en Angleterre et l’ouvrage de M.-F Cachin comble ce manque. Son essai s’impose à quiconque s’intéresse de près ou de loin aux pratiques de lecture et à l’évolution des mentalités.
L’auteur développe sa problématique selon trois grands axes : l’alphabétisation et le rôle de l’État ; la lecture publique à travers l’histoire des bibliothèques ; les pratiques de lecture et leur évolution. Elle choisit également de se concentrer sur la période 1815-1945, tout en reconnaissant ce que cette périodisation a d’arbitraire. Cependant, le choix s’avère judicieux, puisque le plan permet de mettre en évidence la lecture en Angleterre comme « pratique culturelle avec ses caractéristiques propres » (p. 230) et l’influence des contextes politiques, religieux, philosophiques et historiques de chaque période. L’ouvrage foisonne d’exemples qui illustrent le propos et ne viennent jamais alourdir la lecture. L’auteur utilise les citations avec parcimonie et toujours à propos, qu’elle laisse en anglais dans le texte, mais que le lecteur mal à l’aise trouvera traduites à la fin de l’ouvrage par l’auteur elle-même.
Spécificités anglaises
M.-F Cachin ancre sa réflexion dans les grands mouvements intellectuels et religieux du xixe siècle, et c’est là qu’elle est la plus subtile. Elle brosse le tableau de la société victorienne, de ses contradictions et de ses paradoxes, et réussit à être synthétique et pédagogique tout en étant juste et pertinente.
Elle rappelle, dès son introduction, l’influence de la religion protestante sur la lecture et l’alphabétisation en Angleterre. La religion protestante est une « religion du livre » selon l’expression d’Élie Halévy que M.-F Cachin cite dans son introduction (p. 9). Elle montre bien la primauté des mouvements religieux et notamment du mouvement évangéliste dans le domaine de l’instruction, à travers l’exemple des Sunday Schools, développées vers 1870, dont l’objectif était d’enseigner la lecture de la Bible aux enfants de la classe ouvrière.
Elle explique également que la lecture est aussi le fruit de la révolution industrielle, où l’apparition de nouveaux commerces fait ressentir la nécessité d’une alphabétisation minimale et où de nouveaux courants de pensée comme l’utilitarisme jouent un rôle dans l’amélioration des conditions sociales et l’instruction.
Ces deux courants laïques et religieux se basent sur la notion de respectabilité que procurent la lecture et la foi dans le progrès, fruit du positivisme anglais. Cette croyance dans le progrès individuel se voit encore aujourd’hui dans le goût prononcé du public anglo-saxon pour les success stories.
Le débat sur la lecture
Si la lecture est associée à la notion de progrès individuel et aux besoins d’une société industrielle, elle n’en est pas moins sujette à débat. M.-F Cachin rappelle que vers la fin du xixe siècle l’Angleterre est loin d’être parvenue au niveau de ses rivaux continentaux en termes d’alphabétisation et d’instruction. C’est là que se trouve le paradoxe anglais : on a conscience dans les élites intellectuelles de la nécessité d’instruire les classes laborieuses, mais on a peur également de l’effet de la lecture sur ces masses. La peur du soulèvement populaire explique la timidité en matière de démocratisation de la lecture. Se pose alors la question du contrôle et de la surveillance de la production littéraire, et ce, jusqu’au milieu du xxe siècle. M.-F Cachin décrit adroitement comment des collections de classiques célèbres – celle d’Oxford University Press par exemple – sont nées de ce souci de guider le choix des lecteurs. Ce paradoxe anglais s’illustre aussi dans le fossé entre les réalités économiques du marché de la presse et du livre et les aspirations des classes dirigeantes. M.-F Cachin n’oublie pas de décrire les répercussions de toutes ces interrogations sur l’édition en Angleterre, et le lecteur à la recherche d’informations sur les livres eux-mêmes, leur prix, leur format, leur public, y trouvera son compte.
Save Our Libraries !
La lecture en Angleterre s’impose malgré tout, surtout avec l’impact des deux guerres mondiales, où elle devient consolatrice, et le livre « compagnon de détresse » selon l’expression de Roger Chartier (cité p. 201). Néanmoins, le marché du livre en Angleterre et les débats sur le prix du livre font que les Anglais ont surtout pris l’habitude de lire en bibliothèque. M.-F Cachin ne se contente pas d’en faire l’historique, elle analyse également l’évolution de la réflexion sur l’organisation et la gestion de ces établissements, tout en montrant que la lecture publique subit les mêmes pressions et les mêmes enjeux de contrôle et de censure que la lecture tout court.
Si la démocratisation de la lecture a pris son temps en Angleterre, aujourd’hui les Anglais sont déterminés à permettre l’accès au livre pour tous. Pour preuve, à l’heure où beaucoup de bibliothèques sont menacées de disparition, ils ont répondu en masse à l’appel des auteurs et des bibliothécaires le 5 février dernier pour crier leur amour de la lecture publique (Save Our Libraries Day). Décidément, l’ouvrage de M.-F Cachin ne pouvait mieux tomber, qui rappelle la difficile mais nécessaire épopée de la lecture en Angleterre.