Rêveurs, marchands et pirates : que reste-t-il du rêve de l'Internet ?

par Laurence Tarin

Joël Faucilhon

Le Pré-Saint-Gervais, Le Passager clandestin, 2010. 160 p., 19 cm
Coll. Essais
ISBN 978-2-916-95231-4 : 14 €

Joël Faucilhon, créateur du site Lekti-ecriture.com qui associe la revue Contre feux et une librairie en ligne, est aussi coauteur de l’ouvrage Le livre : que faire ? recensé dans le numéro 4 de 2008 du BBF *. Cette fois-ci, il nous propose « un portrait critique et général de l’Internet des origines à nos jours ». Il s’agit d’un texte qui ne prétend en aucune façon à l’exhaustivité, mais qui se veut résolument critique et engagé.

Si certaines caractéristiques de l’internet présentées dans ce livre sont très connues, comme l’origine militaire et universitaire de la Toile, en revanche d’autres aspects comme les conditions de travail dans les sites de vente en ligne tels qu’Amazon, ou l’histoire du mouvement pirate, le sont beaucoup moins.

Le premier chapitre revient sur la création de l’internet et sur l’utopie du partage du savoir qui animait ses créateurs. Cette partie historique, si elle apporte peu d’éléments nouveaux sur la création à proprement parler du réseau, remet cependant en cause certaines idées reçues, en particulier celle qui prétend qu’il a fallu attendre 2005 et la naissance du web 2.0 pour que l’internet devienne un outil coopératif. Joël Faucilhon évoque ainsi quelques initiatives datant de la fin des années 1990, dont la création de l’annuaire de référence Dmoz, créé en 1998. Puis, après avoir expliqué l’importance et le fonctionnement du référencement, qui a fait basculer le réseau dans le monde marchand, il conclut ce chapitre sur la récupération commerciale des valeurs de partage et de bénévolat qui ont prévalu à l’existence du réseau.

Dans le deuxième chapitre, il montre comment s’est opérée cette récupération commerciale et comment, en quinze ans, de 1995 à 2010, l’internet a profondément évolué. L’esprit du don et du libre partage s’est en effet mué en une idéologie du gratuit qui implique la revente de données personnelles et la captation des contenus à des fins commerciales. Il évoque l’ascension irrésistible de Google qui, en quelques années, a imposé une hégémonie jugée particulièrement dangereuse, car elle signifie qu’une seule société capte la quasi-totalité des contenus et stocke la majorité des données. Enfin, il dénonce le fonctionnement des sociétés de e-commerce et en particulier de leur politique de gestion des ressources humaines : exploitation des personnels basés en Europe, délocalisation dans des pays en voie de développement permettant d’employer pour des salaires moindres du personnel plus qualifié. On regrettera cependant que cette dénonciation des sociétés de e-business ne s’appuie que sur un nombre très restreint d’exemples ; il faut dire que ces sociétés ont un goût particulièrement prononcé pour le secret et que peu d’études ont pu être menées sur leur fonctionnement.

Le dernier chapitre est consacré aux communautés de pirates. Joël Faucilhon voit en eux les promoteurs de la libre circulation des idées et de la culture et les derniers défenseurs de l’utopie de partage. Il met également en avant certains effets positifs et inattendus du piratage : l’échange généralisé de fichiers fait qu’ils sont présents sur un très grand nombre de disques durs, une garantie de leur conservation et de leur recensement, peut-être plus efficace que n’importe quel plan de conservation raisonné. Toutefois, son analyse est loin d’être angélique et, s’il s’intéresse à la notion de partage, il n’en demeure pas moins lucide sur le fonctionnement des réseaux peer-to-peer dont il explique qu’industrie pornographique et jeux en ligne en constituent les dessous cachés. S’il affirme que le « libre » ne se serait pas développé sans les hackers, il reconnaît qu’il existe deux types de pirates : ceux qui mettent l’accent avant tout sur la gratuité et qui n’hésitent pas à spéculer sur les revenus de la publicité générés par les plateformes de téléchargement, et ceux qui défendent l’accès libre et s’opposent à toute exploitation commerciale. Idéologiquement, il s’appuie sur les écrits de Hakim Bey et sur l’utopie pirate chère aux anarchistes. Hakim Bey est le pseudonyme d’un écrivain américain proche de certains mouvements anarchistes, connu pour sa théorie sur les zones autonomes temporaires, les TAZ, auxquelles fait référence Joël Faucilhon. Celui-ci souligne l’importance grandissante prise par les mouvements pirates sur la scène politique en évoquant entre autres l’existence d’un parti politique pirate en Suède. L’actualité récente, qu’il s’agisse des remous créés par l’affaire WikiLeaks ou des soutiens de pirates internationaux aux révoltés de Tunisie, lui donne amplement raison.

Ce petit ouvrage dont l’engagement est particulièrement stimulant contribue à nous faire prendre conscience de l’importance et de la difficulté qu’il y a à défendre la libre circulation d’idées sur le réseau, et ce n’est pas la moindre de ses qualités.