Deuxième colloque bilatéral franco-tunisien des sciences de l’information et de la communication

Natacha Romma

Les 9 et le 10 décembre 2010 s’est tenu à Toulon le deuxième colloque bilatéral franco-tunisien des sciences de l’information et de la communication. Organisé par le laboratoire I3M de l’université du Sud Toulon-Var avec le concours de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC), ce colloque s’inscrit dans la continuité des travaux scientifiques initiés lors du colloque d’avril 2008 et faisant suite au Sommet mondial sur la société de l’information.

Les nouveaux défis des bibliothèques de la région de Constantine

Dans un monde marqué par le numérique, il semble impératif de repenser le rôle et les compétences du bibliothécaire afin que celui-ci puisse s’adapter au nouvel environnement informationnel et aux nouvelles réalités sociétales. Azzedine Bouderbane, maître de conférences au département de Bibliothéconomie de l’université de Constantine, et ses collègues ont mené une enquête auprès de 80 bibliothécaires de la région de Constantine pour mieux comprendre leur perception de la mutation informationnelle engendrée par les technologies de l’information et de la communication, et leur sentiment sur l’avenir de la bibliothèque publique. Malgré le manque de maîtrise informatique et de moyens financiers, les bibliothécaires algériens se montrent prêts à relever le défi de la société numérique. Mais derrière cette position se cache également l’inquiétude sur l’avenir de l’institution et, plus trivialement, la peur de perdre son emploi si les bibliothèques venaient à disparaître.

S’appuyant sur l’exemple de Google Books, Ahmed Hidass, de l’Institut supérieur de l’information et de la communication (Maroc), s’est penché sur quelques aspects juridiques des projets de bibliothèques numériques mondiales. Entre la gestion des droits d’auteur et les intérêts financiers en jeu, les bibliothèques virtuelles posent aujourd’hui de nombreux problèmes juridiques, économiques et éthiques. Le débat sur leur avenir reste ouvert, mais des éléments de réponse sont probablement à chercher du côté de la philosophie du partage et de l’open access qui propose une nouvelle vision de la propriété intellectuelle en accord avec les idéaux de la société numérique.

Les médiations culturelles à l’ère du numérique en Tunisie et dans l’espace euro-méditerranéen

Safi Chehimi, de l’Institut supérieur de documentation de Tunis, et Fredj Zamit, de l’université Paul Verlaine – Metz, ont successivement abordé le rôle des nouveaux médias dans la médiation du patrimoine culturel immatériel et des événements politiques. Si on peut déplorer l’apparente marchandisation du patrimoine ancestral dans les pays du Maghreb, comme le prouvent deux enquêtes réalisées dans le sud-ouest tunisien, internet se présente comme un espace alternatif de médiation mémorielle et historique qui pourrait permettre aux jeunes générations de se réapproprier le patrimoine immatériel grâce à la mise en visibilité et l’archivage de nombreux documents à valeur historique. L’examen d’un corpus de contenus multimédias consacrés à la carrière de l’ex-président tunisien Bourguiba, occultée par les médias traditionnels (voire par la mémoire collective), fournit un exemple concret d’une construction d’un lieu de mémoire et d’histoire sur internet.

Les nouveaux médias font également évoluer les stratégies et les dispositifs de médiation environnementale. Sur la base du projet de recherche européen Fire Paradox impliquant trente-six partenaires de seize pays, Patrick-Yves Badillo, professeur à l’université Aix-Marseille, et ses collègues ont analysé les apports des dispositifs numériques participatifs pour sensibiliser la population à la prévention des feux de forêt. Les résultats issus des enquêtes en ligne et de l’observation des communautés numériques confirment l’impact positif des échanges entre les internautes et quelques individus relais d’information et d’opinion, impact qui peut être plus important que la communication traditionnelle, générale, des organisations. Les médias sociaux numériques favorisent l’interaction, l’empathie et la confiance au sein des communautés d’usagers en ligne, ce qui les rendrait plus efficaces pour la diffusion des messages de sensibilisation et de prévention.

L’appropriation et les usages des technologies de l’information et de la communication dans les pays du Maghreb

Le déploiement des technologies de l’information et de la communication dans les pays du Maghreb soulève de nombreuses questions concernant l’appropriation et l’usage des nouveaux outils numériques. Nabil Ghaoui, de l’université Lyon 2, et Tarek Ouerfelli, de l’Institut supérieur de documentation de Tunis, se sont interrogés sur la qualité de l’environnement numérique des institutions pédagogiques tunisiennes en analysant respectivement les sites web des écoles et départements en sciences de l’information et les contenus pédagogiques hébergés sur le site web de l’Université virtuelle de Tunis. Compte tenu de nombreuses lacunes et défaillances constatées tant dans l’organisation que dans le contenu des éléments analysés, leur efficacité et leur utilité pédagogique sont remises en question.

Si l’espace web tunisien semble encore en stade de développement, qu’en est-il de l’appropriation par les usagers des ressources disponibles en ligne ? C’est la question que se sont posée Besma Bsir Mkadmi et Abderrazak Mkadmi de l’Institut supérieur de documentation de Tunis. Ils se sont intéressés aux pratiques de lecture numérique et aux usages du web participatif dans le cadre scientifique. L’enquête menée en 2008 auprès des enseignants chercheurs tunisiens met en évidence une moindre utilisation des outils numériques chez les femmes (elles accèdent moins souvent aux ressources numériques, privilégient la lecture papier, et sont moins impliquées dans les communautés scientifiques virtuelles), et chez les chercheurs plus âgés ayant moins de repères dans le monde numérique. Il existe également une différence entre les chercheurs des sciences sociales et des sciences dures : ces derniers sont plus enclins à diffuser leurs travaux scientifiques sur internet et utilisent les outils du web 2.0 de manière plus régulière.

La question de l’usage des ressources numériques a ensuite été abordée dans le contexte des pratiques professionnelles des journalistes. Aïssa Merah, maître-assistant à l’université de Béjaïa (Algérie), a examiné l’usage des sources d’information médicale sur internet par les journalistes de santé de la presse quotidienne nationale en Algérie. Il a souligné la prolifération des sources numériques dans le domaine de la santé. Afin d’assurer la crédibilité des informations restituées, il serait important que les journalistes acquièrent de nouvelles compétences techniques et informationnelles leur permettant de tirer pleinement profit des ressources du web. Se basant sur une enquête menée auprès de l’Agence Tunis Afrique Presse, Yousra Seghir de l’Institut supérieur de documentation de Tunis a, quant à elle, insisté sur la nécessité pour les journalistes d’adopter de nouveaux outils de travail collaboratif et, plus globalement, de repenser le modèle de formalisation et de capitalisation des connaissances au sein d’une entreprise de presse.

Les nouveaux modes de consommation des médias sur les deux rives de la Méditerranée

Les technologies de l’information et de la communication changent également les modes de consommation des médias traditionnels. Comme l’a expliqué Hamida El Bour de l’Institut de presse et des sciences de l’information de Tunis, les médias écrits tunisiens tentent de développer des stratégies pour maintenir le lectorat existant et gagner de nouveaux lecteurs. Plusieurs journaux quotidiens proposent dorénavant une version électronique. Cependant, les professionnels de la presse tunisienne regrettent que cette politique de fidélisation ne s’appuie pas sur les études d’audience, trop coûteuses, mais sur des réactions de lecteurs récoltées au hasard.

Qu’en est-il de la qualité des écrits produits par les rédacteurs volontaires de sites d’information ? Pour répondre à cette question, Moncef Ayari, maître-assistant à l’Institut de presse et des sciences de l’information de Tunis, a analysé un échantillon d’articles diffusés sur deux sites web d’actualités, AgoraVox TV et OhmyNews. Les résultats de son étude montrent que, malgré la difficulté pour les journalistes amateurs de se conformer aux règles techniques et déontologiques de rédaction journalistique, les nouveaux médias citoyens ont réussi la cohabitation, voire la collaboration avec les médias écrits traditionnels.

Enfin, les technologies de l’information et de la communication ont engendré des changements dans les modes de consommation de la télévision. Laure Bolka-Tabary, maître de conférences à l’université Lille 3, a esquissé l’évolution de l’offre des sites web des chaînes de télévision depuis les dix dernières années, et a proposé une analyse des discours numériques accompagnant les contenus télévisuels. Après la multiplication des weblogs et forums de discussion dédiés aux émissions, les documents natifs de la télévision investissent aujourd’hui les réseaux sociaux et autres espaces du web 2.0. Une autre récente évolution concerne le développement de la télévision mobile interactive. Franck Debos, maître de conférences à l’université de Nice, a abordé la question des usages et des communautés d’utilisateurs de cette nouvelle génération d’images véhiculées par le téléphone portable. Si ce type de média semble correspondre aux besoins des consommateurs en quête d’usages nomades, beaucoup de chemin reste à parcourir, à savoir enrichir et diversifier les contenus, pallier les contraintes techniques, et surtout déterminer un business model performant.

Particulièrement riches, les échanges avec la salle ont ponctué les présentations des intervenants. Ils témoignent de l’actualité des problématiques abordées lors de ces journées, et de l’intérêt que leur portent les chercheurs des deux rives de la Méditerranée.