Du lecteur à l’usager
Ethnographie d’une bibliothèque universitaire
Mariangela Roselli
Marc Perrenoud
Coll. Socio-logiques
ISBN 978-2-8107-0085-1 : 25 €
De par la systématisation d’une méthode ethnographique, l’enquête menée par M. Roselli et M. Perrenoud porte sur un idéal-type de bibliothèque universitaire, celle de « l’université de masse » de lettres et sciences humaines (l’université de Toulouse Le Mirail), un regard qui nous semble totalement neuf, en tout cas largement rénové.
Au-delà de l’analyse courante des pratiques des usagers (voir le n° 5, 2010 du BBF 1), les résultats produits par ces deux sociologues ne manqueront pas de heurter certaines considérations professionnelles des bibliothécaires, largement atteintes par ce dévoilement sociologique, en même temps qu’ils viendront alimenter le constat désabusé sur les publics, figure quant à elle partagée tant par les universitaires que par les professionnels de la documentation. Ce paradoxe peut tenir lieu de trame à un compte rendu de cet ouvrage.
La thèse globale, déclinée en autant de portraits, serait que « l’impact de la technicité » (p. 10) produirait des pratiques de lecteurs (ou plutôt d’usagers) qui iraient à l’encontre des attentes des professionnels. Disons d’emblée que la valorisation des pratiques de l’informatique (documentaire ou non) permet aux auteurs de décrire toutes les facettes de l’interaction usager/bibliothécaire : de la mise en espace des collections et des pratiques (p. 29, sur le fait que les bibliothécaires renvoient les comportements déviants à la périphérie de la BU du Mirail) jusqu’au rapport social entre le personnel et les étudiants (p. 41 : « des professionnels qui ne connaissent pas bien les jeunes »).
Une sociologie de la réception
La méthode ethnographique du tracking (suivi des usagers dans leur déplacement, entretiens in situ avec eux, etc.) transporte le lecteur de cet ouvrage dans le regard même de l’usager, avec certes des lunettes sociologiques. Ce parti pris est toutefois altéré par deux principes : le premier est la volonté d’observer ce qui ne se voit pas (notamment les pratiques culturelles extérieures au monde de la bibliothèque et surtout extérieures à la culture académique elle-même), le deuxième est l’immersion préalable et revendiquée avec les bibliothécaires (p. 39 : « […] un temps long d’immersion aux côtés des bibliothécaires à la fois dans les activités de back-office et de front-office […] ») La restitution de ces entretiens et de cette observation ethnographique se fait à travers une alternance de portraits et de scènes numérotés et organisés par une typologie des usagers : la salle d’étude, l’errance, la bonne volonté culturelle, l’internet (comme pratique exclusive), l’autonomie. Les usagers de la salle d’étude sont des personnes venant seules (portraits 1, 2 et 3 :Une salariée précaire, Un « L1 bis » en histoire, Une « bosseuse » qui révise) et profitant au maximum du lieu de travail sans forcément faire appel aux « compétences des bibliothécaires » (portrait 2, p. 87). Ils côtoient les usagers errants, cherchant quant à eux une sociabilité qui passe nécessairement par une utilisation de l’internet en libre accès (réseaux sociaux, recherche utilitaire, etc.), et demeurant hermétique à toute forme de signalement des collections (p. 114). Ce rapport est en partie généré, selon les auteurs, par l’incitation négative que le milieu familial porte souvent sur la condition même d’étudiant. Ce défaut de légitimité devient pour les usagers de « bonne volonté » un « rapport malheureux […] à la culture légitime » (portrait 11 : Reprise d’études et complexe d’infériorité, p. 132). Cette troisième configuration induit des pratiques documentaires peut-être plus en phase avec les collections traditionnelles. Les usagers internautes utilisent également la BU sans recourir au livre et en se laissant perdre au fil des navigations sur l’écran. À la différence des usagers errants, les « internautes » peuvent très bien solliciter lors d’une même recherche le catalogue de la bibliothèque, Archipel, une page web quelconque ou même un document de traitement de texte à visée scolaire. Dans ce cas, la BU est bel et bien considérée comme un lieu de savoir (portrait 20 : Deux copines « inséparables »), un lieu dont l’aménagement propre à Toulouse (l’université du Mirail est implantée dans le quartier du même nom marqué par l’immigration et le chômage) en fait un équipement culturel sollicité parfois par des non-étudiants (voir, dans le chapitre iv, les portraits de travailleurs immigrés comme « passagers clandestins »). L’ultime chapitre concerne les usagers autonomes. Ce sont là encore les individus qui, pour d’autres raisons, contournent les attendus d’une recherche documentaire traditionnelle, en privilégiant l’achat personnel de livres plutôt que leur emprunt collectivisé (portraits 24 et 28 : Enseignante et chercheuse, deux logiques d’engagement distinctes, « Les bibliothécaires ne nous aident pas »), en maximisant les recherches et surtout les consultations à distance, bref en voulant bénéficier surtout d’une « offre gratuite et diversifiée » (p. 207).
Une sociologie du travail des bibliothécaires
On l’aura compris, cette typologie est constamment nourrie par l’étude des interactions usager/personnel. L’internet en bibliothèque cloisonne fortement ces deux catégories (p. 19). Le cadre de sociologie de la réception revendiqué par les auteurs (à partir de l’usage œcuménique de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron ou Bernard Lahire) est redéfini très tôt par le recours à la littérature professionnelle (l’ouvrage de Claude Poissenot et Sophie Ranjard sur « les usages des bibliothèques 2 ») qui introduit alors l’hypothèse que le personnel a pour mission de « rendre l’équipement humain » (p. 27). Cette hypothèse est maintes fois déployée au fil des chapitres et offre à voir une gamme assez étendue des comportements professionnels des « bibliothécaires » en fonction de la diversité des publics qu’ils ont à affronter : depuis leur déception d’une recherche documentaire ne fonctionnant que sous l’injonction des enseignants (p. 110), en passant par le sentiment de « perte d’identité » face à des étudiants maîtrisant souvent mieux le « clavier » qu’eux (p. 188), jusqu’à, finalement, devoir essuyer la critique la plus violente exprimée par un enseignant-chercheur : « Moi je suis toujours pressé, eux, ici, à la BU, travaillent au ralenti et ne comprennent pas ce que nous faisons » (portrait 28, p. 231).
La limite de ce livre tient pourtant paradoxalement au caractère parfois acrobatique de la sociologie du travail des bibliothécaires qui parcourt toutes les pages mais qui ne s’appuie sur aucune enquête systématique (en tout cas systématiquement restituée). L’étude du rapport de genre est certes bien menée, puisque la très grande féminisation de la profession est plusieurs fois rappelée, notamment dans l’homologie avec les étudiantes (p. 106 et 215) ou dans la valorisation des comportements studieux (note 49). Mais d’autres dimensions sociales de la profession sont totalement absentes : tout d’abord, la hiérarchie (il n’est fait mention à aucun moment des différents niveaux hiérarchiques ou de formation initiale, dont on sait qu’ils affectent le rapport – parfois douloureux – aux missions d’accueil et de service public) mais également la nature de l’emploi en bibliothèque – la part de contractuels devant sans doute créer des homologies ou des dissonances avec les étudiants et leurs pratiques « déviantes » dans des proportions tout aussi importantes sans doute que le facteur de genre.