Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche

par Thierry Ermakoff

Yves Citton

Paris, Amsterdam, 2010, 221 p., 21 cm
ISBN 978-2-35480-067-3 : 17 €

Ce livre, dont le titre est emprunté à Sun Ra, propose une théorie de la scénarisation à destination de la gauche ou de ses représentants, partant du constat que la « gauche » est en peine de recréer une histoire commune, en gros depuis la Révolution française, et que, par un habile revers, la droite et le capitalisme ont fait, en quelque sorte, main basse sur l’imaginaire. Bien qu’Yves Citton soit professeur de littérature à Grenoble 3, il fait là œuvre politique, et il l’a déjà montré en collaborant régulièrement à feue la Revue internationale des livres et des idées (Rili)  1 ; la Rili, dont les lecteurs attendaient avec impatience la parution au 10 de chaque bimestre, avec le Bulletin des bibliothèques de France ; il y avait publié, entre autres contributions – il publiait toujours de longues recensions –, un texte sur le livre de Bruno Latour : Sur le culte moderne des dieux faitiches 2, dans le numéro 14 de novembre-décembre 2009. Hélas, le poids financier de la fabrication et de la distribution, pensons-nous, a eu raison de cette belle aventure éditoriale, de cette incroyable revue, excellente, intelligente, anglophile et controversante ; bref, Yves Citton, parce qu’il est professeur de littérature, y avait toute sa place, comme, par sa position même, il nous entraîne aussi, à partir de cette « mythocratie », dans une belle théorie littéraire qui prend pied chez Diderot (Jacques le fataliste).

Une théorie politico-littéraire

Yves Citton s’avance d’abord dans une théorie du pouvoir s’appuyant sur les thèses de Michel Foucault, Gilles Deleuze, Gabriel Tarde : « Contrairement à un imaginaire souvent répandu encore aujourd’hui, malgré l’insistance avec laquelle Foucault lui-même a essayé de dissiper ce malentendu, le pouvoir ne saurait se confondre ni avec la répression, ni avec la contrainte. Le pouvoir mérite moins d’apparaître comme ce qui empêche de faire ce qu’on veut, que comme ce qui invite à vouloir faire ce qu’on veut. » Bref, le pouvoir est l’effet d’une captation du potentiel de la multitude par celui qui l’exerce et d’une incapacité à s’en apercevoir ; comme le souligne Frédéric Lordon, « le pouvoir est l’effet d’une captation de potentia multitudinis par celui qui l’exerce et d’une incapacité de ceux sur qui il l’exerce à s’en reconnaître comme la véritable origine » : qui donc, de là-haut, comme le dit Jacques le fataliste, écrit notre histoire ?

Il s’agit donc bien de scénarisation : qui écrit le scénario de notre avenir commun ? Dans un livre désormais célèbre, et traduit en de nombreuses langues, même les plus lointaines et obscures, Storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits 3, Christian Salmon fustigeait le « storytelling » comme l’art de raconter des histoires qui permettent au capitalisme, pour faire vite et court, d’envelopper sa politique agressive et destructrice, en obtenant, de surcroît, l’adhésion de « la multitude ». Yves Citton consacre une bonne partie de son ouvrage à bâtir une théorie politico-littéraire sur l’art de scénariser : reprenant les origines du conte (sans citer, étrangement, Propp), les théories du récit, il montre comment les individus captent, retiennent des récits, des morceaux de récits, des personnages, des vies, et que ce qu’ils retiennent oriente, parfois seulement comme par effet levier, leur façon de penser, et donc aussi, leur action et leur existence. L’ensemble des hypothèses, celles du « frayage », celle des « attracteurs », des « capteurs », concepts dont la terminologie est empruntée à la philosophie des sciences, par exemple celle de René Thom, ou de Benoît Mandelbrot, ou à la pensée de Bernard Stiegler et ses recherches sur l’économie de l’attention, cet ensemble, donc, est séduisant et convaincant. Pour nous en persuader, Yves Citton fait appel à Madame de la Pommeraye et au marquis des Arcis, histoire édifiante, racontée, comme en abîme, par Diderot dans Jacques le fataliste. Il y parvient, en partie, surtout sur le constat de l’éloge de la singularité à rebours de celui de l’abondance, la singularité étant, grâce à l’internet, le nouveau modèle économique, celui, bien sûr, de la publicité. Bref, nous voilà emportés, nous nous emportons, le sang ne fait qu’un tour, nous percevons que la pensée d’Yves Citton travaille à plein rendement.

Vers quel devenir collectif ?

La dernière partie, hélas, « renouveler l’imaginaire de gauche », n’est pas à la hauteur de nos espérances ; le constat d’évidence perdure : il reste à réinventer un imaginaire, des histoires, un récit qui ne soit pas uniquement accaparés par le capitalisme, la droite, Reagan, Hollywood, Schwarzenegger, que sais-je ? Mais si les récits actuels sont des pièges, Yves Citton ne nous propose pas de pistes réellement novatrices, solides et incontestables sur lesquelles s’appuyer : évoquant les récusations successives des revendications de « gauche », récusation des Divinités, des Souverains, des Appropriations, il pose que nous en sommes à la récusation des Données ; fort bien. Mais il ne s’agit pas tant des données informatiques qui formatent nos vies et contrôle(raient) nos libertés, il s’agit plutôt de rejeter ce qui est « donné », de renoncer à la « Croissance-Reine » ; et de proposer de conter sans compter, d’oser le mythe contre la réalité, le virtuel contre le donné, le devoir être contre le pouvoir être, le bonheur présent contre la prospérité différée, le temps libre contre le temps forcé, l’ambivalence contre l’arrogance : cette énumération, dont au moins trois des termes pourraient être les ingrédients d’une mythologie de « droite », laisse le lecteur sur sa faim, comme si l’auteur lui-même, en mal de conclusion conclusive, roborative et définitive, n’avait plus vraiment su où donner de la tête.

Il nous faut donc, nous l’avons bien compris, (re)lire Foucault, Deleuze, Guattari et sa « révolution moléculaire », Marthe Robert, Vladimir Propp, Bruno Bettelheim, Denis Diderot, Christian Salmon, et nous confronter alors aux bibliothèques. Car l’auteur prend soin, en introduction, de mentionner que son livre « émane de quelqu’un qui est devenu professeur de littérature, et qui se confronte plus souvent au doux pouvoir des bibliothécaires qu’aux coups de matraque des policiers ».