Journées Abes

Yves Desrichard

Comme le nota Raymond Bérard, directeur, en introduction, les journées de l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes) ont enregistré, les 26 et 27 mai derniers, une participation record, malgré la présence quasi concomitante du congrès de l’Association des bibliothécaires de France. Preuve que, au-delà de leur but premier – rendre compte à la communauté des utilisateurs de l’actualité annuelle de l’Abes –, ces journées ont su trouver un autre public. Preuve aussi, pour les esprits chagrins, que les clivages entre lecture publique et lecture universitaire (pour faire vite) perdurent, même si associations et institutions s’efforcent, chacune à leur façon, de les combattre.

Il n’y avait pas, cette année comme les précédentes, de thématique précise aux journées, mais le déroulé était semblable, qui mêlait présentations en amphithéâtre et tutoriels plus spécialisés, « rendus d’activités » propres à l’Abes et prospectives plus larges, françaises et surtout étrangères, points de vue toujours bienvenus sur le « vu de l’étranger » qui, dans le monde des bibliothèques comme dans bien d’autres, manque souvent aux professionnels français.

Se déconnecter ?

Ainsi, c’est à Klauss Ceynowa, directeur général adjoint de la bibliothèque d’État de Bavière, qu’était confiée la conférence inaugurale, « Les bibliothèques à l’ère du numérique : problèmes et perspectives ». Le propos était parfois convenu, qui rappelait que, pour les « digital natives », le recours à la bibliothèque n’avait plus rien d’évident, et qu’il fallait s’attendre bientôt (en 2013, fut-il indiqué) à ce que le téléphone mobile (ou ce qui en tient lieu) permette de manière majoritaire d’accéder au web. Les conclusions, pour les bibliothèques en recherche de survie, semblent évidentes : il faut s’adapter au « work-flow » de l’utilisateur, être là où il est, présent dans les outils qu’il utilise, puisque les bibliothèques ne seront bientôt que « nothing more than computer with sofas and coffee » – ce qui, on le conçoit, n’a rien de réjouissant. Alain Cavalier, directeur de la bibliothèque de Sciences-Po, en réaction à l’intervention, parla d’une « hésitation à devenir invisible », sentiment qu’on peut d’autant plus partager que, dans une conclusion quelque peu paradoxale, Klauss Ceynowa évoqua la future posture à la mode : « se déconnecter », éteindre son téléphone, ne pas consulter son courriel – vivre tout simplement ?

À vrai dire, les autres intervenants étrangers semblèrent parfois en retrait de prestations dont on avait la souvenance. Ce fut tout particulièrement le cas de Jay Jordan, président-directeur général d’OCLC (Online Computer Library Center), qui honora de sa présence ces journées, prouvant bien par là l’importance qu’OCLC accorde au « marché » français, et à l’Abes. Sa présentation, « Les bibliothèques sur un nuage », fut surtout l’occasion de rappeler que, avec 72 000 bibliothèques partenaires dans 171 pays, OCLC est l’acteur majeur du paysage bibliothéconomique mondial. Pour Jay Jordan aussi, il faut ramener les usagers vers les services des bibliothèques, en étant présent sur leurs téléphones portables (pour résumer grossièrement la chose). Nous montrant fièrement son iPad (alors non encore disponible sur notre bonne vieille terre française), puis son Kindle, puis son téléphone portable, avant de nous indiquer qu’il avait, aussi, un ordinateur portable dans sa sacoche, il nous laissa quelque peu rêveur et sur l’impact écologique de la chose et, surtout, sur le caractère véritablement pratique de cette civilisation « mobile » si habilement prônée. Surtout, on aurait aimé qu’il évoque, au moins succinctement, les changements politiques spectaculaires d’OCLC ces derniers temps, l’abandon quasi total de la commercialisation des bases de données, des sources de texte intégral, et ce qu’on peut percevoir comme un recentrage sur les fonctions et produits de base, catalogues et catalogage, Worldcat et Open Worldcat. Il n’en fut rien, et la question ne fut pas posée.

Un parfum de recentrage

Kristin Olofsson, de la Bibliothèque nationale de Suède, présenta le réseau Libris  1, fort semblable à celui mis en place autour du Sudoc ; et Marta Seljak le réseau Cobiss  2, qui regroupe l’ensemble des pays de l’ex-Yougoslavie, à l’exception notable de la Croatie. Sur des journées parfois bien sages, et bien techniques, un frisson d’histoire et de stupeur passa, qui raviva horreurs, scandales et atrocités, et laissa songeur sur la capacité des ennemis d’hier, malgré tout, de collaborer, unis lors dans la gestion de bases bibliographiques qui présentent la particularité d’être largement utilisées aux fins d’évaluation des chercheurs et des politiques de recherche. La présentation trop complexe de Marta Seljak permit malgré tout de comprendre qu’il s’agissait là d’une bibliométrie presque strictement orthodoxe, dont on voit mal qu’elle puisse être transposée en France, et dont on doute que l’Abes puisse en assurer la gestion, sans même parler d’en avoir l’envie.

Pour le dire plus nettement, flottait en fait au cœur de ces journées, et Jay Jordan était en cela au cœur du sujet, comme un parfum de recentrage autour de la mission fondamentale de l’Abes, dont, et en large part grâce à Raymond Bérard, elle a su depuis quelques années s’émanciper, et avec quelle efficacité. Non, cette année, il était avant tout question de catalogue, et de catalogage. Mais comment une activité aussi « dévalorisée » pouvait-elle justifier d’un retour en grâce ? Par le biais du « web sémantique », dernière avancée informatique, dont Yann Nicolas, de l’Abes, avec sa clarté et son charisme habituels, nous entretint. Avec le web sémantique, « le web devient une collection de bases de données », et la richesse du contenu de nos catalogues, sans parler de leur cohérence, ont un atout, à la condition de favoriser la dissémination de ces informations, encore une fois là où elles seront utiles.

Le « sésame » de l’opération a un nom, RDF, pour Resource Description Framework, « modélisation universelle » qu’il s’agit de substituer à nos bons vieux formats Marc  3. Même s’il ne la reprit pas lors de sa présentation, on relèvera une phrase significative dans la présentation par Yann Nicolas de son intervention  4 : « Pour le dire vite, le web sémantique est la revanche des métadonnées sur l’utopie du Full Text [texte intégral aurait été préférable…] ». Ainsi donc, Google serait une utopie ? Le raccourci est caricatural, on le conçoit, il n’a valeur que de provocation. Mais il amène de fait et avec raison, comme le propos de Yann Nicolas, à se méfier des avancées autoproclamées, comme le web 2.0, dont pas un des intervenants, pourtant aguerris, ne crut bon cette année de parler. Qu’en sera-t-il du web sémantique ? Rendez-vous dans un an, l’aune des modes informatiques.

Une affaire de bibliothécaires

En tout cas, comme le nota aussi Yann Nicolas, tout cela est « une affaire de bibliothécaires », et Gordon Dunsire, de l’université de Strathclyde en Écosse, et Philippe Le Pape, résolument d’ailleurs, densifièrent le propos dans deux interventions successives et complémentaires qui, faux hasard du calendrier, furent les dernières de ces journées. Le premier parla d’Unimarc et de RDA (Resource Description and Access). Mais qu’est-ce que RDA ? En gros, un ensemble révolutionnaire de normes de catalogage, qui prend en compte et le fait que, désormais, la quasi-totalité des catalogues de bibliothèques sont informatisés, et le fait que, notamment sous l’égide de l’Ifla  5, des modélisations ont été proposées pour les données bibliographiques et d’autorité, sans que les normes, voire les formats, en rendent compte pour l’instant de manière efficiente. Ce sera le cas, c’est sans doute le cas quand vous lirez ces lignes, de RDA qui, comme le nota Philippe Le Pape sur la question d’une participante, présente d’ores et déjà l’intéressante et double particularité de n’être disponible qu’en ligne, et de manière payante.

Ledit Philippe Le Pape, qui sait avec humour manipuler des foules à vrai dire déjà acquises, enfonça le clou virtuel en rappelant que « c’est une affaire sérieuse », que « les métadonnées, on en aura besoin » et qu’« il ne faut pas abandonner les métadonnées 6 ». Faut-il parier sur l’avènement de RDA, destiné à supplanter les ISBD et les normes françaises ? Ce serait « un grand changement culturel ». Le mot sembla un peu fort, mais le contexte s’y prêtait. Il permit en tout cas de conclure ces journées sur un frisson d’incertitude, mais aussi dans la douce quiétude d’une connivence retrouvée avec les « fondamentaux » de la profession qui, une fois les délices des retrouvailles dissipées, ne manqua pas de laisser l’auteur de ces lignes perplexe et, il faut l’écrire, vaguement honteux.