Bibliothèque publique et Public Library
Essai de généalogie comparée
Anne-Marie Bertrand
Coll. Papiers, Série Généalogies
ISBN 978-2-910227-78-4 : 34 €
On sait que l’une des différences fondamentales entre la France et les États-Unis tient à l’origine centralisatrice de l’une et au fédéralisme des autres. Dès les premières pages de cette analyse comparée des éléments fondateurs des bibliothèques publiques en France et aux États-Unis, c’est en effet l’un des points qu’expose Anne-Marie Bertrand. Mais elle le fait d’une façon qui prévient son lecteur que le manque de subtilité n’est pas son fort : « Comment dire plus clairement les choses que par cette brève comparaison : dans les débuts du développement des bibliothèques publiques en France, les bibliothécaires attendaient de l’État une loi obligeant les villes à créer une bibliothèque ; aux États-Unis, les états ont promulgué des lois autorisant les villes à créer des bibliothèques et à lever des impôts pour les faire vivre. » Dans ce livre bleu transatlantique, le lecteur n’embarque donc pas pour une visite des lieux communs entre France et États-Unis, mais part plutôt pour une expédition scientifique portée par une lecture méthodique des faits et des documents.
Issu d’un travail universitaire, Bibliothèque publique et Public Library est en effet le deuxième volume de la série « Généalogies » qui interroge les fondements de l’identité de la bibliothèque publique 1.
Dans ce deuxième ouvrage, Anne-Marie Bertrand a le projet de faire émerger de cette étude comparative entre la France et les États-Unis la spécificité des deux types de bibliothèques publiques.
Une admiration infidèle
Les histoires de bibliothèques entre les deux pays partagent des références et des événements croisés qu’Anne-Marie Bertrand commence par rappeler dans une partie joliment intitulée « Voisinages ». Des écrits d’Eugène Morel 2 aux constructions de l’American Committee en France après 1918, des nombreux voyages d’étude de bibliothécaires français dans les bibliothèques universitaires américaines aux tensions récentes entre la Bibliothèque nationale de France et Google, l’auteure fait le tour de ce qu’elle appelle « l’admiration infidèle » d’un pays pour l’autre. Puis l’étude aborde dans les deux pays les histoires différentes de leurs bibliothèques publiques en se limitant volontairement à la double période des origines et de l’après-Seconde Guerre mondiale. Elle analyse ensuite les relations entre pouvoir et bibliothèques ainsi que les combats des groupes professionnels en France et aux États-Unis. Tenant les promesses de son préambule, elle finit par dessiner les contours des deux modèles de bibliothèques publiques.
Surtout, ce livre prend avec plaisir et efficacité le contre-pied d’un certain nombre de clichés sur les bibliothèques et la société américaines et, ce faisant, il gagne en profondeur. Pas de stéréotypes sur une culture américaine qui serait minée par la recherche du profit – mais un exposé sérieux sur l’importance de la gratuité des bibliothèques américaines et leurs stratégies pour défendre leur financement par l’impôt. Pas d’ironie dédaigneuse sur le niveau des collections qui seraient démagogiquement calquées sur la satisfaction immédiate des demandes de lecteurs/clients – mais une analyse précise du rôle éducatif des Public Libraries orientées sur un « savoir utile », et sur leur rôle démocratique dans la formation et l’information des citoyens américains. Pas de vitupérations convenues contre le « communautarisme » américain – mais le constat sérieux d’une similitude des questionnements des deux pays sur le traitement des minorités. Pas de caricature sur un pays qui serait entièrement puritain, voire bigot ou obsédé par le politiquement correct – mais une étude des forces à l’œuvre contre les volontés de censure au sein même des bibliothèques, notamment par l’action contre le Patriot Act de George Bush menée par les bibliothécaires américains, ceux-là même qu’en 2005 le sénateur Barack Obama saluait au Congrès de l’American Library Association comme « les défenseurs à temps plein des libertés américaines les plus fondamentales ».
Un héritage équivoque
Au fil des premières pages, puis de plus en plus dans la suite de l’ouvrage, Anne-Marie Bertrand laisse entrevoir puis dévoile son admiration pour le professionnalisme des bibliothèques publiques américaines, dont l’enthousiasme un peu naïf n’empêche ni le pragmatisme, ni l’efficacité des stratégies de gestion. Car à chaque étape de son travail d’une grande rigueur scientifique, l’auteure profite aussi de cette généalogie comparée pour exprimer un certain nombre de vérités sur les bibliothèques publiques françaises : l’absence de réseau, leur fragilité, leur séparation des publics réels et surtout le flou en matière de mission politique. En France, les questions de pouvoir, de responsabilité, de décision en matière de bibliothèque publique restent problématiques et expliquent d’ailleurs en partie la crise d’identité des professionnels.
L’auteure décortique « l’héritage équivoque » de la lecture publique à l’anglo-saxonne par les bibliothèques municipales françaises. Elle analyse de façon originale et implacable l’émergence du discours sur l’échec de la démocratisation culturelle : assumant mal une « importation infidèle » du modèle de Public Library à l’américaine, coupées des publics réels, livrées à elles-mêmes en matière d’objectifs politiques, les bibliothèques françaises sont tiraillées entre ambition pédagogique et refus de la bibliothèque savante, entre idéaux des Lumières et cruelles réalités de la sociologie, entre logique de l’offre et logique de la demande… Alors que les professionnels américains assument clairement et avec fierté leur mission politique d’éducation et tiennent à y associer le maximum de citoyens pour obtenir le « consentement des gouvernés ».
Une autre relation au pouvoir et au savoir
L’un des passages les plus passionnants de l’ouvrage est l’explication précise des mécanismes administratifs des Public Libraries, notamment du rôle des Library Boards. Ces sortes de conseils d’administration associés aux bibliothèques publiques locales jouent entre le décideur politique et la direction des bibliothèques un triple rôle : consultatif, car le Library Board permet d’éviter aux bibliothécaires de penser ce qui est bon pour les autres en matière de collections et de services, contrairement à la tradition française de prescription ; défensif, car il est l’un des acteurs majeurs de l’advocacy, la défense des bibliothèques publiques et surtout de leurs budgets financés par la levée d’impôts ; enfin, représentatif, car il associe les différentes communautés à la gestion de la bibliothèque – avec certaines limites. Le Library Board ancre la bibliothèque publique américaine dans le terrain local et évite une proximité directe de la bibliothèque et des élus, ce que redoutent les professionnels.
Au niveau local, le triangle ainsi formé par la bibliothèque, le Library Board et l’élu permet une négociation perpétuelle et une constante promotion de la bibliothèque, ainsi qu’une affirmation sans cesse renouvelée de ses missions politiques : esprit participatif qui rend modestes les quelques tentatives françaises récentes d’associer des usagers à la conception de leur médiathèque. Au fond, aux États-Unis, la gestion locale des bibliothèques est plus politique qu’en France, précisément parce que leur relation aux élus est moins directe. Elle est plus stratégique, parce que l’impôt y est menacé depuis plus longtemps ; elle correspond mieux aux besoins documentaires réels des publics, parce qu’elle ne connaît pas le luxe pesant de collections plusieurs fois centenaires.
L’analyse est complétée par un détour très brillant sur la différence du rapport au savoir dans l’un et l’autre pays : si des deux côtés de l’Atlantique, on est pareillement attachés à l’égalité, à la gratuité et à l’accès pour tous, ce n’est pas du tout avec la même histoire. D’un côté, une naissance démocratique, des hommes et des femmes épris d’action et de liberté ; de l’autre, d’anciens sujets révoltés, obsédés par la question de l’accès au trésor des aristocrates déchus, et suspectant toujours que le savoir exclut, divise, pervertit. D’un côté, la tranquille garantie constitutionnelle de liberté d’accès à l’information, de l’autre le qui-vive d’une « émancipation » jamais tout à fait réglée. C’est dans l’analyse en profondeur de ce rapport différent au pouvoir et au savoir, détendu là-bas et crispé ici, que le livre d’Anne-Marie Bertrand éclaire le mieux les fondements de nos institutions culturelles.
Miroir, mon beau miroir
Pour explorer cette histoire croisée, Anne-Marie Bertrand cite une grande variété de documents et, pour étayer son propos, fait feu de tout bois des deux côtés de l’Atlantique : littérature professionnelle bien sûr, mais aussi articles de presse, notes et rapports officiels, plaquettes commémoratives, actes de colloques, discours inauguraux. Les étudiants et jeunes professionnels de la lecture publique y trouveront d’ailleurs des références nombreuses et précises. Ils pourront aussi y lire une autre histoire de la lecture publique en France, plus synthétique mais aussi plus percutante que dans les monographies uniquement consacrées à la France.
En creux, dans ce jeu de miroirs, se dessine donc le constat d’une crise pour les bibliothèques publiques françaises : missions floues, crise d’identité, crise du pouvoir, crise de la fréquentation. On est loin de la « success story » des années quatre-vingt. Si Anne-Marie Bertrand avait plusieurs fois utilisé cette expression de Pascal Ory à propos du développement de la fréquentation des bibliothèques publiques en France à partir de 1982, elle n’est certainement pas de mise pour une lecture globale de la situation française aujourd’hui.
On ressort donc de la lecture de Bibliothèque publique et Public Library un peu bousculé, mais convaincu. L’essai n’évite pas quelques raccourcis, qu’il assume d’ailleurs, étant donné l’ampleur du sujet et la diversité des « artefacts » étudiés ; mais la lecture en est très profitable et souvent jubilatoire. La série « Généalogies » sera d’ailleurs complétée par un troisième ouvrage prospectif qui questionnera les évolutions possibles de la bibliothèque. On l’attend avec impatience, car la qualité de ce triste constat sur les bibliothèques publiques françaises met en appétit sur la façon dont l’auteure envisage l’avenir et peut-être les solutions à cette situation de crise. Après le voyage en transatlantique et le vent du large, des territoires restent à conquérir sur la terre ferme des bibliothèques françaises. Yes we can ?