L’argent et les mots
André Schiffrin
Martine Prosper
ISBN 978-2-35872-006-9 : 13 €
ISBN 978-2-35526-037-7 : 14 €
C’est le printemps. Le lilas des Indes bourgeonne, le veau vêle, il participera plus tard à la fabuleuse histoire du livre. L’auteur de rapports 1 produit des rapports. Et il a profité de ce rude hiver pour en commettre : rapport Zelnik, rapport Tessier, rapport Gaillard, rapport Albanel. Rien de numérique ne lui est étranger. Entre les feuilles ardues de ces littératures où il est question de tipping point, de cloud computing, se faufile André Schiffrin. André Schiffrin ne produit pas de rapport, il explore, compare, analyse. Cette fois, son œil avisé s’est posé sur l’édition, le cinéma et la presse.
Quoi de neuf du côté de l’édition ?
À vrai dire, pas grand-chose depuis L’édition sans éditeur (2001), puis Le contrôle de la parole (2005) (La Fabrique éditions), du livre collectif dirigé par Jean-Yves Mollier Où va le livre ? (La Dispute, 2007), de la revue Esprit de juin 2003 (« Malaise dans l’édition »), des Cahiers de la librairie d’octobre 2006 (« Le livre à l’ère du numérique ») et de la revue Lignes de mai 2006 (« Situation de l’édition et de la librairie ») 2. Les grands mouvements éditoriaux continuent, certes, mais la vague ne ressemble plus à ce tsunami de 2003 ; le paysage se reconstitue, mais comment ? La partie sur l’édition est, cette fois, empreinte d’une certaine rapidité : il n’est pas tout à fait exact d’écrire « qu’on ne s’occupe guère d’aider la source des livres importants : la petite édition indépendante », mais la petite édition indépendante qu’on devrait à tout prix soutenir, nous ne savons pas trop ce que c’est. Nous avons même rencontré un petit éditeur indépendant qui n’était pas défendable (sur aucun plan). Cette partie, incomplète, néglige le poids somme toute croissant des actions des conseils régionaux, qui se substituent, ou calquent leurs actions sur ce que fait le CNL (Centre national du livre). Il n’est pas exact d’écrire que Cheyne éditeur n’a survécu que grâce à l’aide du village du Chambon-sur-Lignon, même si elle fut déterminante dans le choix géographique de l’éditeur ; les aides publiques (État, CNL, conseil régional) n’y sont pas pour rien, et Jean-François Manier lui-même le reconnaît bien volontiers.
Un bel article est consacré à la Norvège, ce cousin lointain, venu du froid, et qu’on visite si rarement. Il vaut pourtant qu’on le salue, pour sa politique culturelle (cinéma public, édition, presse) fière et sourcilleuse : la tradition norvégienne ferait pâlir d’envie plus d’un chantre des exceptions culturelles.
Des propositions : comment taxer Google ?
La partie consacrée à la presse est beaucoup plus construite et argumentée : elle s’appuie sur des exemples étrangers (américains, japonais), avec une connaissance de la situation qui ne peut que nous épater : ou alors, il nous bluffe, André Schiffrin. À la fois sur les tirages (français, américains, anglais et japonais), sur les stratégies audacieuses et coûteuses d’acquisition (Espagne) et sur la concurrence d’internet, sur la diminution de journalistes professionnels, etc. Le propos, là comme pour l’édition ou le cinéma, est que la presse papier n’est pas perdue à condition de s’en donner les moyens (intellectuels, professionnels) et de reconquérir son lectorat. Cette reconquête passe, bien sûr, par une volonté politique de la qualité, et André Schiffrin propose quelques solutions financières, dont celle de taxer (enfin) les fournisseurs d’accès, qui ne vivent que des contenus que les éditeurs ont produit (et payé) ; dont Google, par exemple.
Des débats
La chose est à discuter, à débattre : enfin des débats ! Comme André Schiffrin l’écrit : « Ces débats sont malheureusement trop ésotériques pour susciter beaucoup d’intérêt, et dans le monde entier la presse (comme l’édition, le cinéma…) a le grand tort de ne pas se rendre compte de ce qui va conditionner notre avenir commun. »
Ne faisons pas la fine bouche : même si ce texte peut paraître parfois approximatif (sur l’édition), il repose sur trois principes qui nous vont droit au cœur : l’édition (papier, presse), le cinéma, la librairie ne sont pas (encore) morts – mieux même, ils méritent qu’on s’y attarde parce qu’ils ont un avenir. La puissance publique a toute sa place dans ce dispositif, car il s’agit bien de volonté politique, et il existe des solutions simples (fondations, coopérations, taxations…), donc quasi impossibles à mettre en œuvre. Enfin, les exemples étrangers nous sortent de notre Hexagone. André Schiffrin est sans doute un des plus grands Américains francophiles de notre temps.
Ce livre peut être utilement complété par la lecture de celui de Martine Prosper : L’édition : l’envers du décor. Militante syndicale, l’auteur explore surtout les conditions de la production de livres. Si, du côté de l’économie, rien de bien neuf depuis François Rouet (Le livre, mutations d’une industrie culturelle, La Documentation française, 2007), du côté du social, on en apprend – ou s’en fait confirmer – de belles : stages, salariat précaire, on voit bien comment vit l’édition. Et tandis que disparaissent petit à petit de grands éditeurs, et que seuls deux grands indépendants existent encore sur notre territoire, Gallimard et Albin Michel, les contrôleurs de gestion ont envahi les étages ; surtout les derniers, ceux qui ont de beaux bureaux avec de grandes baies vitrées ; les « petits hommes gris », selon l’expression de Bernard Fixot, ou les « contrôleurs du désastre », selon celle d’Olivier Orban, déjà vilipendés par Yves Pagès, sont la plaie et peut-être la cause de la fin d’une certaine édition. À suivre avec une particulière vigilance, donc.