Mille milliards de milieux

par François Rouyer-Gayette

Claro

Michel Denancé

Manosque, le Bec en l’air, 2010, 93 p., 20 cm
Coll. Collatéral
ISBN 9782916073569 : 14, 50 €

Pour chaque édition d’« Hors-Limites  1 » (le festival de soutien à la création littéraire contemporaine et à sa diffusion en Seine-Saint-Denis), l’association  2 des bibliothèques de ce département offre, lors des rencontres qu’elle initie, un ouvrage conçu en partenariat avec un éditeur. La publication 2010 fête la création en faisant dialoguer dans un champ-contrechamp d’une rare force émotionnelle des photographies (la base du projet) et un récit. Mille milliards de milieux est donc né de ce désir d’émancipation des codes afin que cette « parenthèse enchantée » puisse trouver un bel espace d’expression, une mise en abîme vertigineuse. Décryptage.

Impossible rencontre ?

Le Bec en l’air  3, maison d’édition installée à Manosque, propose avec sa collection « Collatéral » des rencontres entre littérature et photographie. Les neuf titres parus à ce jour dans la collection dépassent les frontières traditionnelles du livre en présentant un objet d’une très belle facture tant du point de vue de la forme (papier, couverture, typographie, qualité chromatique des photographies, mise en page) que du fond, ce qui procure un authentique bonheur de lecture et de bibliophilie. Rarement on aura été emporté dans une telle aventure interactive qui fait se « frotter » images du réel et récit. Mille milliards de milieux s’insère à merveille dans ce projet éditorial en partant du constat que le texte est image comme l’image est texte. Il interroge le point de tension entre les deux écritures : que révèle-t-il ? Peut-il offrir un espace de dialogue, de confrontation, de re-création ?

L’imposture de la mémoire

Quel lien unit des photographies urbaines et l’histoire de Vesna Vulovic, hôtesse de l’air d’un DC-9, rescapée miraculeuse d’un crash en 1972 ? Que s’est-il passé entre le ciel et la terre qui puisse se retrouver sur ces photographies ? Pourquoi rassembler deux univers, deux temporalités aussi différentes, aussi éloignées ? « Avant la chute, j’ignorais qu’on vit toujours à mi-chemin », nous dit Vesna. Vingt-deux secondes d’une chute enivrante, intense, qui va lui offrir l’image d’une vie idéale, semblable à celle vécue par son héros, un recordman en 1960 de saut en parachute… « Profiter de chaque seconde », vivre intensément, « tic tac », ne pas s’ennuyer et n’avoir comme devise que « je vais plus vite que la mort » insérée comme un obus qui tombe dans le corps du texte.

On l’aura compris, cette chute convoque toutes celles déjà anciennes qui marquent (déjà) une vie perdue comme autant de menaces incessantes à ce deuil qui empêche l’héroïne de vivre le temps de la chute – la vie – et de maudire celui du point de contact avec la terre – la mort. En interrogeant la mémoire, le mensonge et le souvenir, Claro, l’auteur du texte, écrit le mythe au profit de la fiction, s’immisce entre information et manipulation, dessine un jardin taupière de mots entre fait-divers et f(r)iction pour ne livrer au lecteur que des énigmes, un entre-deux, comme la vie : fugace, lourde et légère à la fois.

En correspondance, les photographies de Michel Denancé sont une échappée belle dans le ciel immense de la Seine-Saint-Denis. Elles agissent insidieusement sur notre imaginaire, sollicitent notre inconscient, stimulent notre recherche d’émotions en un jeu permanent de construction du sens. À ces univers horizontaux (le projet photographique était de prendre des vues des paysages qui font face aux portes d’accès d’une vingtaine de bibliothèques séquanodionysiennes  4 afin de (re) présenter celles-ci en creux comme on évoquerait des absentes) répond le texte vertical de Claro pour proposer une structure mobile enchâssée dans le cadre de la page. Ici plus que jamais, la forme est au moins aussi importante que le fond, une forme qui participe du sens, le renforce et fini par le dépasser.

Réflexion sur la contrainte, la liberté, la rencontre et la création, Mille milliards de milieux dessine en plein et en délié les enjeux d’un vivre ensemble ayant pour espace une stimulante confrontation de points de vue. Enfin le champ du possible s’ouvre à nous.