Des jeunes et des bibliothèques ?
Anne Marinet-Redaud
Pour présenter les résultats de l’enquête sur « Les 11-18 ans et les bibliothèques municipales 1 », la Bibliothèque publique d’information (BPI) organisait, le 9 février dernier, une demi-journée d’étude en partenariat avec le Centre national de la littérature pour la jeunesse – La Joie par les livres de la Bibliothèque nationale de France. Cette journée avait pour objectif de répondre à une question qui taraude les professionnels, venus nombreux à ce rendez-vous, celle du rapport que les jeunes entretiennent – ou non – avec les bibliothèques municipales, à l’heure d’internet.
Comme l’a souligné Christophe Evans dans son introduction, une affluence aussi importante est à mettre en rapport avec les inquiétudes face à la désaffection relative du public juvénile dans les bibliothèques. Afin d’élargir le propos, il était intéressant de regarder avec Sylvie Octobre 2 du côté des pratiques de loisir et de culture des adolescents, et avec Bérénice Wati 3, du côté des enfants les plus jeunes (3-6 ans). Avec l’enquête sur les 11-18 ans, présentée par Virginie Repaire 4, il s’agit d’une approche « désegmentée », qui permet de repérer des trajectoires d’individus, depuis le secteur jeunesse jusqu’à l’accès à la section adulte. Ces interventions étaient complétées par une table ronde, réunissant autour de Jacques Vidal-Naquet, directeur du Centre national de la littérature pour la jeunesse, qui l’animait, trois professionnels des bibliothèques.
Sylvie Octobre a ouvert les débats en brossant un tableau des pratiques de loisir et de culture des adolescents d’aujourd’hui (jusqu’à 18 ans), les « digital natives », générations nées dans un environnement où leur sont donnés certains objets (le numérique) par opposition aux « digital migrants » qui doivent s’adapter aux nouveaux outils.
Les « digital natives » se caractérisent par un usage massif des technologies de l’information, un fort niveau d’équipement, et des pratiques tournées vers la communication. Ils sont aussi adeptes du téléchargement (musical, filmographique) ou de la VOD (vidéo à la demande), et pratiquent l’auto-production à contenus créatifs. C’est dans cette génération que se réalise la « convergence des écrans » – le même terminal superposant différentes strates d’usages –, qui favorise mobilité et autonomie. L’utilisation du temps est bousculée, l’écran de l’ordinateur ou du téléphone devance la télévision. L’unité de temps ou de support, qui définissait la consommation culturelle, explose (par exemple, l’e-book va affecter le produit d’écrit au sens large). Pour autant, ces enfants de la démocratisation culturelle ne sont pas des non-consommateurs des médias traditionnels tels que la télévision. Ils ont aussi un niveau élevé de pratiques amateurs, favorisées par le temps libre.
La lecture, quant à elle, souffre de son érosion générale en France depuis la guerre ; de l’étalonnage en termes de valeurs (solitaire, réflexive) contraires aux habitudes communicatives et cumulatives ; de la linéarité de la lecture littéraire opposée au « picorage ». En fait, il faudrait pouvoir mesurer la place nouvelle (importante !) de la lecture sur écran : l’acte de lire évolue, il faut repenser les catégories de la lecture.
Avec ces lignes de mutation (temps, espace, objets culturels), on passe d’une logique du savoir (centrée sur les diplômes, les statuts) à une logique des compétences (mise en action d’un projet situé dans le temps).
D’autres fractures sont à prendre en compte : le genre (les différences garçons/filles s’accentuent), les fractures sociales, qui pèsent au collège, puis au lycée.
Il faut concevoir que la transmission culturelle porte surtout sur des valeurs, des appétences. Elle ne se fait pas dans l’immédiateté : on sème des graines, qui peuvent ressurgir tout au long de l’existence (par exemple, la fréquentation des musées).
Quels rapports les jeunes affichent-ils avec les institutions culturelles ? Entre la déclaration de familiarité avec les lieux du patrimoine et l’appétence très forte pour le spectacle vivant, la bibliothèque se situe dans une position intermédiaire, comme un lieu de fréquentation forte pendant l’enfance, qui baisse avec l’âge, mais qui est réinvesti plus tard comme un lieu de « travail ».
Les tout-petits et la bibliothèque : situation idyllique
En contrepoint à cet éclairage sur les pratiques mouvantes des adolescents, Bérénice Wati nous a plongés dans les contrées plus attendues des tout-petits et des bibliothèques. Elle a réalisé une enquête auprès d’enfants de 3 à 6 ans, basée sur l’observation, et sur des entretiens avec les accompagnants, mettant en avant le partenariat actif entre la bibliothèque et l’institution scolaire, ainsi que le rôle des parents. Il en ressort une situation quasi « idyllique », qui met en avant l’affirmation, par les instances publiques comme par les familles, d’un goût de la lecture à développer dès la petite enfance.
Partant du constat d’une offre privée et publique variée et d’acteurs très investis, Bérénice Wati a voulu sonder directement les 3-6 ans. À partir de ses observations, se dessine un continuum dans l’activité de lecture, depuis le coin lecture dans la classe jusqu’à la visite à la bibliothèque, en passant par des séances régulières à la BCD (bibliothèque d’école), et même, en amont, l’expérience de « bébés lecteurs » : ce qui construit chez les enfants une image familière et très valorisée de la bibliothèque, lieu bien identifié (« plein de livres…, que pour eux…, où c’est gratuit…, avec des dames gentilles qui lisent des histoires »).
Les activités tournent autour de l’appropriation du livre, du plaisir des histoires, d’une approche ludique et plurielle de la lecture. Les parents, quant à eux, voient davantage la bibliothèque comme un « temple du savoir », investissant davantage dans la future carrière scolaire de l’enfant.
Il se dégage une notion d’autonomie de l’enfant lecteur, en véritable position d’acteur dès 3 ans, à l’aise dans un espace conçu pour lui, ayant intériorisé une ambiance « lectorale » classique (silence, posture) et des valeurs autour du livre (respect, attention, soin), avec des comportements à nuancer, là encore, selon les âges et le sexe.
Et après ? L’enfant va vite être confronté aux apprentissages de l’école, aux arbitrages parmi ses loisirs, à la montée en puissance des écrans (virage déjà pris dans les bibliothèques).
Quel va être son avenir avec la bibliothèque ? Quelles spécificités la bibliothèque peut-elle apporter par rapport à d’autres lieux ressources en livres ?
La représentation de la bibliothèque chez les jeunes
Après avoir rappelé la méthodologie et le champ de l’enquête (entretiens individuels, focus groupes, questionnaires), Virginie Repaire en a présenté les principaux résultats à travers des portraits de groupes de jeunes, usagers ou non des bibliothèques, dans leurs pratiques, leurs représentations et leurs perceptions de l’institution :
Les « usagers assidus » sont dans une relation de proximité, d’appropriation de l’établissement. Ils ont en général fréquenté la bibliothèque dans leur enfance et ont des pratiques traditionnelles (emprunt, lecture sur place), alternant travail scolaire et moments de détente. S’ils circulent dans d’autres espaces (musique, cinéma…), ils participent faiblement aux activités. Ils ont une image idéalisée de la bibliothèque, comme lieu de liberté, avec des « beaux livres », sans imaginer y trouver une offre plus diversifiée.
Les « usagers épisodiques », plutôt faibles lecteurs, ne sont pas inscrits, mais viennent occasionnellement pour « passer le temps », ou effectuer un travail scolaire, en groupe (pour les plus grands), sans avoir conscience de la diversité des espaces ou de l’offre. S’ils réduisent leur perception de la bibliothèque aux usages qu’ils y observent, ils ont une image plutôt moins traditionnelle d’une bibliothèque « idéale », avec des fonds et des supports diversifiés, des horaires d’ouverture élargis (ils plébiscitent l’ouverture du dimanche).
Les « non-usagers », ou ceux qui ont interrompu la fréquentation de la bibliothèque, déclarent que le CDI (centre de documentation et d’information) leur suffit ; ils n’aiment pas le lieu, préfèrent les grandes surfaces, où ils peuvent acheter ce qui les intéresse. Mais la raison principale de leur non-fréquentation, en partie cachée, est le manque de goût pour la lecture. Ce qui ne les empêche pas d’avoir l’image d’un lieu calme, sécurisant, où ils envisagent de revenir, plus tard, pour les études, pour y emmener leurs enfants…
Malgré ces différentes trajectoires, on relève chez tous ces jeunes, assidus ou non, des représentations communes et la persistance d’un discours relativement conformiste, ancré sur l’image traditionnelle qu’ils ont de l’institution, comme lieu du livre, « sérieux », légitime et codé, dont ils reconnaissent l’utilité comme service public, image assortie d’une réelle méconnaissance de l’offre et des services proposés. À l’instar des lieux, leur perception du métier et des bibliothécaires est tout aussi stéréotypée : « Des gens calmes, sérieux, qui s’ennuient, assis toute la journée derrière un bureau… »
Que veulent les jeunes ?
La question des espaces a été abordée : 70 % des usagers souhaitent un espace dédié, surtout les 11-13 ans (pour rester entre soi), puis ce souhait diminue vers 15 ans, avec l’envie de s’ouvrir, de circuler, et baisse vraiment à partir de 17 ans (« nous ne sommes plus des adolescents »).
On perçoit des demandes contrastées, mais les jeunes veulent aussi une plus grande reconnaissance. Forte demande également d’espaces diversifiés, séparés en fonction d’usages différents (travail en groupe ou détente), de diversité des collections (livres pour leur âge, musique), d’accès facilité aux ordinateurs, d’animations en relation avec la vie du quartier. Les plus âgés souhaitent être davantage impliqués dans la vie de la bibliothèque, et pouvoir donner leur avis sur le choix des collections, l’aménagement ou la signalétique.
Ce qui montre que ces jeunes évoquent aussi des pistes et des propositions.
Au cours de la table ronde qui a suivi, les professionnels présents ont tenté d’apporter quelques explications à ce constat d’un désintérêt des jeunes vis-à-vis des bibliothèques, soulevant d’autres interrogations.
Ramatoulaye Fofana 5 regrette pour sa part que l’enquête gomme les spécificités des établissements, même si par ailleurs les résultats rejoignent les observations faites sur le terrain.
À Nanterre par exemple, un quart de la population (90 000 habitants) a entre 14 et 25 ans, mais ces jeunes sont plutôt sous-représentés parmi les inscrits actifs. Cependant, lorsqu’ils sont usagers, ils sont satisfaits à 89 %. Paradoxalement, ils n’imaginent pas que la bibliothèque puisse changer et assimilent la bibliothèque centrale à sa salle d’étude ! Mais dans ce réseau très divers, les jeunes ont probablement une vision un peu différente du bibliobus, qu’ils fréquentent beaucoup dans les quartiers.
En fait, la question de la communication autour de l’offre de la médiathèque est centrale, les dispositifs mis en place pour « raccrocher » les jeunes restent très liés à l’institution scolaire : on inscrit cette offre dans les activités périscolaires, pas dans le loisir ou le divertissement. On ne permet pas aux jeunes d’inscrire « médiathèque » dans leur agenda, comme ils inscriraient « cinéma » ou « concert ».
Pour autant, faut-il réserver aux jeunes des espaces dédiés ? Difficile quand on manque de place. Cela pose plutôt la question de lieux à investir dans la ville, si c’est juste pour se rencontrer. À l’inverse, n’est-ce pas à la médiathèque d’aller à leur rencontre, de travailler sur d’autres lieux ?
Du point de vue de Tony Di Mascio 6, l’enquête confirme des éléments déjà connus, ce sont les mêmes problématiques qui ressortent. Mais il déplore que rien n’évolue vraiment, car les études sur les publics existent depuis longtemps. Les bibliothécaires soit les méconnaissent, soit n’en tiennent pas compte, faute de lieux de réflexions ou d’une formation adaptée, qui donneraient les outils d’analyse nécessaires pour repenser les pratiques.
En fait, analyse Tony Di Mascio, on est dans l’incapacité à penser la diversité des publics, et on n’arrive pas à rendre des services à des publics, on rend service à ceux qui nous ressemblent, selon des codes préétablis. L’enquête le montre : on continue à favoriser les ségrégations sociales et culturelles. Faut-il faire lire les jeunes, être des prescripteurs « bienveillants », ou faciliter des parcours personnels ?
Que peut-on faire ?
Réfléchir aux espaces par rapport aux usages ? Les jeunes sont moins demandeurs de collections que d’espaces, mais les bibliothèques ne sont pas extensibles. Internet ? Ils l’ont chez eux. Ils veulent pouvoir être à plusieurs dans un lieu, avec différentes ressources, et un adulte attentif, disponible, « accompagnateur » (comme les professionnels du Nord de l’Europe). Plus globalement, il faudrait repenser l’accès à la culture et au savoir sur l’ensemble d’un territoire, avec d’autres partenaires, en analysant les besoins.
Tony Di Mascio termine par une adresse à la Joie par les livres : il faudrait monter des sessions de formation à partir des enquêtes, avec des outils de diagnostic.
Des pistes pour conquérir de nouveaux publics
À la ville de Paris, précise Jean-Claude Utard 7, les 10-12 ans représentent 30 à 33 % des usagers. Après cet âge, il y a déperdition, puis une reprise à partir de 18 ans. Pour conquérir de nouveaux publics, on peut s’interroger sur la complexité de la politique tarifaire, la petite taille des établissements, l’offre de prêt…
Il faudrait pouvoir approfondir les caractéristiques des publics, étudier ce qui marche, ou ne marche pas, développer la compétence « accueil » (voir du côté des bibliothécaires hollandais), insister sur la sociologie et la communication. Il faudrait interroger ceux qui sont à l’extérieur, qui viennent peu.
Comment intégrer des logiques autres, pas uniquement centrées sur le livre ? Concevoir des espaces différents, plus d’offre dans le domaine des « loisirs », être en phase avec les nouvelles technologies (proposition de « liseuses » par exemple), s’autoriser à expérimenter ?
Pour conclure, Jean-Claude Utard estime que la bibliothèque reste malgré tout un des rares lieux où se côtoient des usagers de tous âges, de toute condition, et qu’elle a peut-être une utilité comme lieu d’échanges et de médiation, à condition qu’elle ait la volonté d’organiser des débats avec des adolescents, sur des sujets qui les intéressent (la drogue, le sexe, la violence, les mariages forcés…).
Les pistes de réflexion n’ont pas manqué, comme l’a souligné Jacques Vidal-Naquet, pour ouvrir la discussion avec la salle : l’offre et les usages ? L’interrogation sur des espaces : dédiés ou non ? Leur aménagement ? La prise en compte de la diversité des usages et des publics ? La participation des jeunes ? Le rôle et la place du professionnel ? Son image ?
La discussion a porté sur divers points. La sectorisation par tranches d’âge est frappante : après les sections jeunesse, on ne semble pas se préoccuper de la suite, en termes d’accompagnement de lecture. « Est-ce un problème d’organisation interne, d’une trop grande spécialisation ? », s’est interrogé Georges Perrin. « Il faut repenser les règles, quand les usages se superposent et se combinent. On peut travailler en musique, faire une pause “manga”, lire sa messagerie… », a détaillé Jean-Claude Utard.
Quels outils sont proposés aux jeunes pour exprimer leurs goûts ? Les relations avec le milieu scolaire permettent-elles à l’ensemble de la population d’une ville de connaître la bibliothèque, mais comment aller plus loin ? Dominique Tabah a jugé intéressant de noter certaines évolutions, par exemple dans les usages d’emprunt de CD, différents des téléchargements. Pour la bibliothèque d’Auxerre, représentée par Annie Boyer, c’est l’« accompagnement » qui permet de fidéliser les adolescents dans la salle de transition destinée aux jeunes.
De façon générale, a conclu Caroline Rives, il y a un problème d’évaluation et de définition d’objectifs à l’intérieur des bibliothèques.