François Maspero et les paysages humains

par Thierry Ermakoff
Sous la direction de Bruno Guichard, Alain Léger et Julien Hage
Préface de Bruno Guichard, Alain Léger et Pierre-Jean Balzan
Lyon, La Fosse aux ours, À plus d’un titre, 331 p., 22 cm
ISBN 978-2-35707-006-6 : 20 €

Cet ouvrage est le catalogue de l’exposition présentée au Musée de l’imprimerie de Lyon, du 16 septembre au 15 novembre 2009, à l’occasion du cinquantenaire des éditions Maspero. L’exposition a été conçue et réalisée par la maison des Passages et le Musée de l’imprimerie. Un catalogue d’exposition donc, mais en fait beaucoup plus : c’est véritablement l’histoire des éditions François Maspero, identifiées à son fondateur, maison d’exception, née de conjonctions particulières, parfois favorables, souvent néfastes.

Libraire-éditeur : les années 1955

François Maspero, petit-fils de l’égyptologue Gaston Maspero, et fils du sinologue Henri Maspero mort en déportation pour faits de Résistance, ouvre une librairie en 1955 – il a 23 ans –, la librairie « À l’escalier » à Paris. Elle sera, sans vilain jeu de mots, la première marche d’une longue et irrésistible ascension dans l’univers du livre. François Maspero ouvre ensuite, en 1957, la célèbre librairie « La Joie de lire », au 40 de la rue St-Séverin, toujours à Paris. Le reste est davantage connu : l’investissement de plus en plus marqué dans l’édition, avec l’appui de la librairie comme premier comptoir de vente ; l’engagement très marqué auprès des militants de la cause algérienne, puis des combats de libération du tiers-monde, des minorités sexuelles, politiques, ou culturelles : on pense bien sûr ici à la cause des femmes, des régionalistes, des lycéens, des soldats.

L’essor des sciences humaines : les années 1970

Le succès de la librairie permet à François Maspero de créer de multiples collections (Cahiers libres, Actes et mémoire du peuple, Voix, Algorithme, pour n’en citer que quatre très différentes), de nombreuses revues (Partisan, Tricontinental, Hérodote…), dirigées, ou inspirées ou alimentées par des éditeurs ou des auteurs qui resteront de grandes références dans leurs spécialités respectives : Charles Bettelheim, Fernand Deligny, Jean-Pierre Vernant, Marcel Détienne, Maurice Godelier, Émile Copferman… La montée en puissance est sans pareille : de 64 000 exemplaires publiés en 1965, les éditions passent, en 1971, soit six ans après, à 760 000 exemplaires. C’est, bien sûr, l’époque de l’essor des sciences humaines et sociales, symbolisées par l’ouverture de l’université Paris 8 à Vincennes.

François Maspero sera, d’une certaine façon, victime de ses convictions : résolument engagé, il a payé de sa personne et de ses biens, par de nombreux attentats, en particulier perpétrés par l’OAS pendant la guerre d’Algérie, qui ont endommagé, détruit la librairie, les éditions ; par d’innombrables censures et procès intentés par celui qui faisait fonction et tenait fierté d’être le premier flic de France : Raymond Marcellin. Il a aussi été l’objet de luttes internes à l’extrême gauche, certains n’hésitant pas à le qualifier de social traître : un vrai patron masqué en faux révolutionnaire. C’est au nom de ce principe que les vols ont atteint, à la librairie, des Himalayas.

Attentats, procès, vols : la (pourtant) bonne santé de la libraire et de l’édition ne peut survivre que grâce au soutien de nombreux amis. François Maspero, que l’écriture tente, jette l’éponge en 1982 : nous étions trentenaires et il nous laissa désemparés. Nous avions connu et tant aimé Apprenons à faire l’amour du docteur Carpentier, Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, Libres enfants de Summerhill, de A.S. Neill, Les damnés de la terre, de Franz Fanon, et j’en passe. Il laisse la Maison à un de ses associés, François Gèze.

Un catalogue d’exception

Or, que peut-on en retenir ? Sur le fond, pareille aventure, portée par un homme d’abord seul, puis solidement entouré d’intellectuels engagés, qui a tenté une formule originale de gestion, est unique : elle se caractérise par une force de caractère particulière, qui fait de cette Maison un catalogue d’exception. On ne retrouvera plus (ou presque, ou maintenant chez une myriade d’éditeurs étiquetés « petits » : Agone, Amsterdam, les Prairies ordinaires, Éric Hazan…) de telles prises de risque à telle échelle. Cette aventure s’accompagnait aussi d’une effervescence intellectuelle que l’on peut qualifier de nationale : ni Sartre, ni Foucault, ni Deleuze, ni Guattari n’étaient morts. Ce bouillonnement servait aussi à l’arrivée en France de textes étrangers, d’Amérique du Sud, d’Afrique, voire des pays de l’Est, que François Maspero allait chercher et sollicitait. L’ensemble du catalogue de ce qui a été publié en cinquante ans, reproduit ici, donne le vertige : tous les sujets semblaient devoir être abordés, et trouvaient leurs publics. Il faut rendre hommage à François Gèze d’avoir, sinon poursuivi à l’identique, pour le moins fait perdurer un certain état d’esprit de ce que furent les éditions Maspero. Il le fait avec clairvoyance et intelligence, et fut un des premiers à avoir envisagé l’avenir du livre à l’ère du numérique (comme on dit).

Enfin, cet ouvrage lui-même est tout à fait fidèle à l’exposition. Il comporte de nombreux témoignages (Patrick Chamoiseau, Christian Baudelot, Thierry Discepolo, Éric Hazan…) et surtout une remarquable et précise histoire des éditions, écrite par Julien Hage, à qui nous avons bien sûr emprunté tous ces éléments. L’ensemble est élégant, bien qu’un peu austère, élégant comme tous les ouvrages publiés par « La Fosse aux ours », dont il faut se procurer le catalogue toutes affaires cessantes : inutile de rappeler aux lecteurs du BBF que c’est grâce à Pierre-Jean Balzan, fondateur-éditeur, que nous avons pu découvrir Mario Rigoni Stern, Beppo Fenoglio, Renzo Biason, Philippe Fusaro, Antoine Choplin, pour ne citer qu’eux. Encore de belles lectures, de belles découvertes.

L’ensemble, pour 330 pages et de nombreuses illustrations, ne coûte que 20 euros, sans doute grâce au soutien de la direction régionale des affaires culturelles et de la région Rhône-Alpes, façon ici de rendre hommage à la puissance publique.