Le numérique en bibliothèque

Claire Haquet

Isabelle Hubert

C’est sous la forme de deux journées d’étude que Medial, le centre régional de formation aux carrières du livre et des bibliothèques d’Alsace, de Lorraine et de Champagne-Ardenne, et le groupe Lorraine de l’Association des bibliothécaires de France ont proposé aux bibliothécaires de la région de réfléchir aux problématiques du « numérique en bibliothèque », les 9 et 23 novembre derniers.

Sociabilités du web

La première journée proposait un panorama des modalités d’intégration des formes de sociabilité du web aux politiques de services des bibliothèques. Nicolas Vanbremeersch (Spintank), spécialiste de la communication sur internet, voit dans le web actuel trois états, du statique au dynamique : le web documentaire, le web d’informations et le web social. Il démontre que les formes de sociabilité du web concourent au déplacement de la reconnaissance de l’expertise au profit de ceux qui savent non seulement trouver l’information, mais surtout l’expliciter, la relayer et la faire émerger. Les journalistes et les bibliothécaires, dont les missions traditionnelles sont équivalentes, ont ainsi leur rôle à jouer dans l’émergence de cette nouvelle opinion publique.

Dominique Maniez (université Lyon 2) s’est quant à lui attaché à démonter les rouages de la « googlisation » des esprits en décrivant comment le moteur de recherche en vient progressivement à devenir la principale porte d’entrée sur le web, voire à résumer l’internet tout entier dans sa volonté d’en embrasser toutes les dimensions (courriel, moteur de recherche, applications bureautiques, images, vidéos, et même navigateur). Le débat a été animé avec la salle, entre les tenants, comme M. Maniez, de la méfiance à l’égard d’une société qui fait bon marché de la vie privée, et ceux, comme les intervenants de l’après-midi, qui acceptent et encouragent l’usage raisonné de ses innovations techniques.

Après l’introduction théorique, une demi-journée a été consacrée aux usages actuels et futurs du web social en bibliothèque. Silvère Mercier (Bibliothèque publique d’information) s’est penché sur les réseaux sociaux, rappelant au passage que le terme « web 2.0 » avait vécu. Passant avec virtuosité de Netvibes à Meebo et de Peuplade à Facebook, à l’ébahissement de son auditoire, il s’est prononcé en faveur de la médiation numérique des collections aux côtés de la médiation physique, encourageant la réutilisation des données documentaires dans le champ social. Xavier Galaup (MD68)  * a ensuite entamé un stimulant tour d’horizon des services mis en place dans des bibliothèques françaises et américaines, tels que l’interaction via les utilitaires de chat, les blogs thématiques et la création collaborative de contenus, en concluant sur l’urgence pour les bibliothécaires d’expérimenter sans crainte ces outils avant de les mettre en production pour et avec leur public. Enfin, Lionel Dujol (bibliothèque municipale de Romans-sur-Isère), à travers le cas d’Everitouthèque, a insisté sur la mutation du « blog de bibliothèque » en « blog de critiques littéraires », outil remplissant dans le champ virtuel la fonction de médiation des collections remplie dans le champ physique par les « coups de cœur/coups de griffe » des professionnels et des lecteurs.

Pratiques numériques des adolescents

La deuxième journée était consacrée aux pratiques numériques des adolescents et à leur prise en compte en bibliothèque.

Oser, face à l’euphorie ambiante autour d’internet et du numérique, prendre du recul, telle est la posture, citoyenne avant tout, de Pascal Lardellier (université de Bourgogne). Selon lui, le plus formidable outil sociotechnique jamais inventé a ses revers : il horizontalise la culture (en remettant par exemple en cause le statut d’auteur) et façonne nos codes comportementaux. Les jeunes sont tout particulièrement soumis à la pression de l’industrie culturelle, inconscients des traces qu’ils laissent dans les réseaux sociaux, et ils utilisent très superficiellement le formidable réservoir documentaire et pédagogique du web. Et pour cause, 95 % d’entre eux se sont auto-formés.

Tout sauf pessimiste, le chercheur fait l’éloge des médiateurs à l’ère de la désintermédiation, en préconisant des bibliothécaires experts, capables de former les usagers dans la recherche d’information, passeurs culturels servant à interpréter, traduire et hiérarchiser l’information. Jacqueline Quesada (médiathèque de Ludres) et Raphaël Miche (médiathèque de Vandœuvre) soulignent également l’importance d’un accompagnement des jeunes sous une forme ludique, qui prenne en compte leurs centres d’intérêt (ateliers mangas, création vidéo…). Nicolas Franchot (Musée Le Compa, Chartres) témoigne que dans ses ateliers, l’outil technologique (appareil photo, caméra, ordinateur, logiciels) n’est pas mis à disposition directement, sans consignes ni informations préalables, le contenu primant sur la technique. Pour l’ensemble des intervenants, il importe de changer dans l’esprit des adolescents (et du public en général) l’image austère des bibliothèques, aux antipodes des valeurs véhiculées par internet.

Sur ce point, Claude Poissenot (IUT Charlemagne – Nancy 2) s’accorde avec P. Lardellier. Mais le sociologue nancéien pense quant à lui qu’il n’y a pas de solution du côté de la transmission, de la formation au numérique, puisque, contrairement à l’école, fréquenter la bibliothèque n’est pas « obligatoire ». Il préconise plutôt une reformulation de la culture : la bibliothèque doit participer au mouvement, en mélangeant références passées et création de références nouvelles, faire (re)venir les adolescents en adaptant son offre (jeux vidéo), et en faisant tomber les obstacles à l’accès à internet : autoriser le chat, libérer l’accès aux ordinateurs…

Cette contradiction entre deux conceptions de l’offre numérique en bibliothèque, l’une documentaire, axée sur la formation, l’autre partant des demandes et besoins du public et y adaptant l’offre, n’est-elle pas en réalité qu’apparente ? Une participante souligne combien la question du jeu, du plaisir, est inhérente au savoir. N’y a-t-il pas une voie médiane, plurielle, qui concilie l’adolescent « élève » et l’adolescent « ami », qui superpose l’usage studieux et ludique de la bibliothèque ? Les bibliothèques municipales se doivent de répondre aux usages numériques de loisir ou de reliance tout autant qu’aux usages d’information ou de formation. Ceux-ci sont de plus en plus pris en compte dans les centres d’information et de documentation, comme en témoigne Marjorie Andrieux (lycée professionnel Hélène Bardot, Pont-à-Mousson), qui insiste sur le contrôle de la fiabilité des sources sur internet dans ses formations.

Aller de l’avant, accompagner les évolutions en gardant son sens critique et son exigence, respecter et reconnaître les usages du public – et des adolescents en particulier – comme légitimes et au centre de notre offre de services, se former pour être capables de former les usagers s’ils en ont besoin et de dialoguer avec les « digital natives » sans décalage… Autant d’enjeux dont il faut s’emparer de toute urgence pour espérer garder notre utilité et notre légitimité à être au service de tous les publics.