L’homme de cinq heures

par Yves Alix

Gilles Heuré

Paris, Viviane Hamy, 2009, 285 p., 21 cm
ISBN 978-2-87858-298-7 : 19 €

L’a-t-il dit, ou non, que l’on ne pourrait plus commencer un roman par « La marquise sortit à cinq heures », comme le prétendait André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme ? Qui, « il » ? Paul Valéry. Ah, je sens que votre intérêt faiblit déjà. Paul Valéry. Oui, je sais, je suis comme vous. Mais il faut se faire un peu violence, parfois, quand on est lecteur. On peut en être récompensé. Donc, le héros du roman que voici, un jeune lecteur de la Bibliothèque nationale nommé Paul Béhaine (c’est fin), rencontre, en sortant de la salle Labrouste qui a fermé à cinq heures (première nouvelle ; mais, bon, admettons, c’était en d’autres temps ; et puis, c’est utile pour l’intrigue), un vieillard qui dit être Paul Valéry. Lequel est supposé mort en 1945 et enterré avec toute la pompe républicaine, funérailles nationales et trémolos des discours officiels au pied du cercueil. Notre héros, quoique jeune et intellectuel, est un peu surpris. Le lecteur aussi, mais ça, c’est voulu. Car l’ayant ainsi ferré, l’auteur du livre va pousser le vice jusqu’à le tenir en haleine pendant 250 pages et même plus, avec comme personnage principal ledit Valéry, assez pénible comme ceux qui l’ont lu le savent, comme héros un ectoplasme – le double de l’auteur ? – et comme sujet l’axiome suivant : les cinq heures du soir ont joué dans la littérature, les arts et l’histoire un rôle d’une importance que personne ne soupçonnait.

Pour son premier roman, Gilles Heuré, grand reporter à Télérama (en tout cas, c’est ce que dit la quatrième de couverture. Ils ont des grands reporters à Télérama ? Je croyais que c’était un hebdomadaire culturel et de programmes de télévision… « La culture, une aventure », ça ferait un joli slogan, non ?), mais aussi biographe de Léon Werth (ah, ça, j’ai lu. Très très bien, croyez-moi. Et c’est disponible  1), s’est offert le luxe d’une déambulation littéraire autour d’un sujet invendable et inrécompensable, comme dirait un député UMP de base d’aujourd’hui, ce qui donne une idée de l’inconscience de son éditeur. On pouvait craindre le pire : un pensum érudit ; une construction alambiquée ; une énumération ou un jeu de piste, probablement la pire manie littéraire contemporaine (reconnaissez les citations, les extraits, les allusions, allons, montrez que vous êtes cultivé, que diable !). Rien de tout ça, en fait, mais plutôt une fantaisie brillante, propice à des divagations de toute sorte, et même à un soupçon de solipsisme déguisé (n’ai-je pas dit que le narrateur semblait bien proche de l’auteur ?). Tenez, par exemple, p. 48 et 49, Paul Béhaine parle de sa banquière : « Les rares fois où il avait consenti à aller la voir dans son bureau à la moquette orange, il n’avait jamais vraiment su quoi répondre aux questions qu’elle lui posait. Car lui-même ne savait pas où était passé son argent. Il devait même subir quelques humiliations, notamment quand, dans un geste moins courtois que sournois, elle faisait pivoter l’écran de son ordinateur pour lui montrer les chiffres en rouge qui indiquaient ses soldes débiteurs. Paul voyait alors du rouge partout, ses comptes ruisselaient de sang […]. » Mais on ne saurait faire grief à Gille Heuré, qui a une plume alerte, de profiter de l’occasion – un roman, vous pensez ! « La lecture des histoires et romans sert à tuer le temps de deuxième ou troisième qualité. Le temps de première qualité n’a pas besoin qu’on le tue. C’est lui qui tue tous les livres. Il en engendre quelques-uns. » Valéry, Monsieur Teste, cité p. 90 – de l’occasion, disions-nous, de se livrer à quelques variations sur des sujets qui, cinq heures du soir ou pas, lui tiennent à cœur. Bref, c’est un roman où on musarde, l’esprit et les sens toujours en alerte. On traverse des bibliothèques, des rêves de bibliothèques même, des évocations horrifiques où « des bibliothécaires surmenés  2 peuvent décider de faire des autodafés numériques en se lançant fébrilement dans l’interminable saisie de leur stock » (p. 169). On médite sur l’étouffante oppression des rayonnages que nous confessons interminablement, dans nos établissements, à la médecine du travail : « Je ne sais pas comment une âme peut garder son courage, à la seule pensée des réserves d’écriture qui s’accumulent dans le monde. Quoi de plus vertigineux, quoi de plus confondant pour l’esprit que la conception des murs cuirassés et dorés d’une vaste bibliothèque ? » (p. 257. Valéry, encore. Finalement, le bonhomme est peut-être à lire, après tout…). Bref, la promenade est plaisante, pleine de belle érudition, de curiosité et d’intelligence. Quand, vers la fin, elle se teinte d’évocations plus tragiques, nous nous surprenons à être émus et, une fois encore, nous nous laissons prendre au piège du romancier, qui nous fait croire à ses personnages, à leurs masques et à leurs gesticulations de papier. Car la vie affleure dans ce roman qui aurait pu n’être qu’un jeu savant, un rébus un peu vain ; peut-être sommes-nous d’autant plus émus que nous savons que cette vie est celle des livres que nous avons lus – ou que nous lirons un jour. Là est la vie en effet, celle des heures divines passées à lire. À n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

À la toute fin, l’auteur nous livre les noms de tous ceux, peintres, artistes, écrivains, philosophes, musiciens, etc., convoqués pour cette célébration des « cinq-heuristes », et leur fait ses remerciements. Ils sont très nombreux, c’est une foule bigarrée (le grand reportage, sans doute). Grand lecteur lui-même, et prompt à convoquer et citer ses lectures, Gilles Heuré, qui en fait un livre entier, sent pourtant le piège qui guette l’écrivain (trop) cultivé : la référence, la révérence, la paralysie. Il le sait si bien qu’il se fustige de cette manie de la citation (p. 254). Mais il faut bien payer sa dette à ceux que l’on a lus. Il faudrait même aller plus loin : en dresser le catalogue.

  1. (retour)↑  L’insoumis, Léon Werth, 1878-1955, Paris, Viviane Hamy, 2006.
  2. (retour)↑   On remarquera le masculin pluriel. Ce n’est pas un roman réaliste.