Discours de l’internet
Sylviane Tribollet
Une journée d’étude sur le « discours de l’internet » s’est tenue le 22 octobre 2009 à l’Enssib. Elle s’est déroulée en deux temps, trois mouvements et une surprise, une surprise… de taille.
Premier mouvement : discours fondateurs (et oubliés ?)
Guy Lacroix (Centre Pierre Naville, université d’Évry) présente Norbert Wiener, considéré comme le père de la cybernétique, science du « contrôle et des communications dans l’homme, l’animal et la machine » et créateur de la notion de feedback. Robert Wiener s’est intéressé aux révolutions engendrées par l’automation : révolution épistémologique puisqu’on passe d’une science quantitative à une science qualitative, et révolution technologique puisque les frontières entre l’homme et la machine se trouvent brouillées. Il a étudié les conséquences sociales des sciences et techniques et la nécessité de l’invention de nouvelles formes de régulation sociale. Son discours est-il tombé dans l’oubli à cause de son évidence ou de sa subversivité ?
André Vitalis (université de Bordeaux 3) présente les travaux de Jacques Ellul et en particulier « Le système technicien » et « Le bluff technologique ». Même si J. Ellul est décédé en 1994, son discours visionnaire s’applique à l’internet actuel. Les technologies censées nous procurer progrès social et libertés nous apportent aussi surcroît de contrôles et stockage de nos données personnelles, de nos secrets. Les traces laissées servent au commerce dans un modèle économique libéral, alors qu’il convient aussi de s’interroger sur la transformation sociale issue de cette révolution. L’appropriation de la technique par les puissants fait obstacle au changement, alors que notre société devrait s’autoréguler pour sortir du terrorisme de la technologie et envisager la décroissance.
Deuxième mouvement : quelques discours remarquables
Yves Desrichard, de l’Enssib, étudie, dix ans après, le discours tenu sur le bogue de l’an 2000 dans la presse. Ce discours qualifié d’apocalyptique renvoie à des peurs millénaristes et reflète des croyances rationnelles ou irrationnelles. Le bogue quitte son image de cafard (bug en anglais) pour endosser celle d’un ennemi à abattre, d’une créature presque humaine ou parfois supra-humaine type alien. Dix ans après, se pose encore la question de l’imposture et Yves Desrichard, brandissant régulièrement un masque de protection, nous renvoie au discours actuel sur la catastrophe annoncée de pandémie de grippe A.
Éric Guichard (École normale supérieure de Lyon) s’intéresse à la fracture numérique. Le discours sur ce concept mal défini est conforté par des statistiques parfois aberrantes utilisant des indicateurs contestables ne prenant en compte ni le sexe, ni l’origine géographique par exemple. La fracture numérique est présentée comme une maladie dont le symptôme serait la non-connexion à internet et dont souffriraient les pauvres des pays riches et les pays pauvres.
La croyance en l’impact positif sur le social de l’accès généralisé aux technologies contribue à la promotion du néolibéralisme comme fondement d’un monde idéal. La promesse de l’élimination des discriminations grâce à internet masque le renforcement des processus de domination par ceux qui maîtrisent l’internet et contribue à véhiculer le mythe du progrès social.
Troisième mouvement : déclinaisons du discours
Pascal Robert (université de Montpellier) nous présente l’impensé informatique : les représentations sociales de l’informatique et d’internet reposent sur un techno-discours pléthorique qui s’autoalimente et s’autojustifie, récuse le politique et légitime le système. Le mythe du cyberespace social où chacun peut produire du contenu conduit au stockage et à l’exploitation d’informations sur le mode de vie et de consommation de ceux qui s’expriment, et au formatage généralisé. Le web relève d’une servitude volontaire dans un système économico-gestionnaire.
Franck Rebillard (université Lyon 2) étudie le discours qui accompagne le web 2.0 et le journalisme participatif. Le web 2.0 est présenté comme un séisme culturel, une révolution qui permettra à chacun de devenir acteur et producteur. Cette conception repose sur des idéologies : le réseau comme vecteur d’horizontalité égalitaire (Saint-Simon), la libre communication comme idéal sociétal (Norbert Wiener) et les thèses néocapitalistes (Boltanski et Capello). Joël de Rosnay et Carlo Revelli dans La révolte du pronétariat : des mass média aux média des masses parlent d’un écosystème informationnel, corégulé par les citoyens. Mark Deuze, dans « Liquid journalism », développe la métaphore de la fluidité du journalisme en ligne qui permet aux individus de rivaliser avec les grands médias et supprime la hiérarchie sociale. Ce discours est soutenu par ceux qui prônent la désintermédiation.
Conclusion et surprise : exemple de sérendipité provoquée
Ont été abordés en conclusion les relations homme/machine, et le mythe du progrès social, par exemple autour des liens entre géo-localisation des données et servitude volontaire…
Cette journée s’est terminée par une intervention d’Yves Desrichard qui nous a intéressés à la sauvegarde du tigre en milieu naturel.