Des bibliothèques à vivre : usages, espaces, architectures

55e Congrès de l’ABF

Annie Le Saux

Paris, porte de Versailles, du 11 au 14 juin, l’Association des bibliothécaires de France organisait son 55e congrès sur le thème « des bibliothèques à vivre : usages, espaces, architectures ».

Fidèle à la tradition, la conférence inaugurale a donné la parole à un non-bibliothécaire, David Mangin, grand prix national d’urbanisme 2008. S’appuyant sur quelques-unes de ses réalisations récentes – les Halles et les Grands-Moulins à Paris, la banlieue de Douai, Marseille, Angers… – cet urbaniste et architecte a décliné les différentes étapes de l’urbanisme architectural de la ville, du « projet urbain » à la « ville franchisée » pour aboutir à une « ville passante », dans une recherche de continuité. L’urbanisme du possible se traduit notamment, pour lui, par la réduction du temps de déplacement en voiture et le développement de déplacements doux, par la création d’autres types d’espaces publics et par l’introduction de la géographie dans les villes.

La bibliothèque dans son territoire

Pour aménager la ville de demain, il faut avant tout, déclare Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret, « penser une ville de la mobilité », où l’on recherche une « diversité culturelle » et « où l’on refuse les segmentations ». La bibliothèque doit y trouver sa place « à la fois en s’inscrivant dans la tradition et en s’ouvrant sur l’espace urbain », note Dominique Lyon, architecte et urbaniste, qui ajoute qu’« un projet de bibliothèque est un projet conflictuel ». Comment peut-il l’être quand on sait que les contacts des architectes avec les politiques, d’une part, et avec les bibliothécaires, d’autre part, sont souvent inexistants au moment de l’élaboration du projet ? Il est pour le moins surprenant que la présence de bibliothécaires dans le jury des concours d’architecture ne soit toujours pas systématiquement requise.

Les lieux culturels dans leur ensemble, d’espaces de construction sociale de la bourgeoisie qu’ils étaient au xixe siècle, sont devenus un outil stratégique pour les villes (Elsa Vivant, maître de conférences à l’Institut français d’urbanisme et à l’université de Paris-8). La culture, liée bien souvent à l’événementiel – les villes européennes de la culture, par exemple –, est désormais « instrumentalisée », elle est « objet de stratégie urbaine plutôt que de politique culturelle », remarque encore Elsa Vivant, et on en attend surtout un impact sur l’économie.

Lors d’une autre session, Claude Lechat, directeur du développement culturel de Pantin, a parlé de la « mission transversale » de l’action culturelle à l’échelon municipal, et, au niveau départemental, Matthieu Rochelle, directeur de la bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône, a insisté sur la nécessité d’une mutualisation des activités avec l’ensemble des acteurs pour répondre à la commande des élus. Prenant exemple sur son département, il a montré comment le croisement d’un réseau de bibliothèques municipales a pu s’enrichir de tout le tissu des associations et des autres partenaires de la chaîne du livre.

Au cours des quarante à cinquante dernières années, Patrick Bazin, directeur des bibliothèques municipales de Lyon, distingue trois phases dans l’assimilation des bibliothèques dans le tissu socioculturel d’une ville : la complémentarité, la concurrence et, pour la période actuelle, le partage ou la fractalisation. Cette dernière étape découle de la bibliothécarisation du monde, de l’intégration de métiers qui existaient déjà, mais ailleurs que dans les bibliothèques (musées, théâtres…), avec pour effet la diversification des personnels (médiateurs, animateurs, informaticiens). Les bibliothèques sont à la croisée des chemins, là où se rencontrent tous les acteurs, aussi bien culturels, éducatifs que professionnels. « Le savoir c’est un ensemble, ce ne sont pas les universités d’un côté, les actions culturelles de l’autre », conclut Patrick Bazin.

Des projets architecturaux : concept, bilan et nouveaux territoires

Architectes et bibliothécaires, lors de la construction de bibliothèques, doivent répondre à plusieurs défis : comment satisfaire au mieux les besoins des publics ? Comment concilier la bibliothèque physique et la bibliothèque virtuelle ? Comment programmer des espaces accueillants, confortables, utiles et bénéfiques ?

La réponse à ces questions se trouve à la Dok de Delft, Valérie Serre-Rauzet (Médiathèque de Montpellier) en est convaincue. La nouvelle génération de bibliothécaires ne jure, en effet, pour le moment, que par les attraits, nouveaux et différents, de ce concept qu’elle définit comme « fun », « dripping » à l’ambiance « lounge ». Reconnaissons que ce concept se caractérise aussi par la flexibilité des espaces, leur transparence, leurs codes couleurs vifs et forts, leur confort et leur sociabilité, qualités qui ne se retrouvent que rarement, peut-on le regretter, dans les bibliothèques françaises.

L’enquête menée auprès de cinq directeurs de bibliothèques municipales et de trois directeurs de bibliothèques universitaires par un groupe d’élèves de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, dont Tiphaine Tugault s’est fait la porte-parole, a permis de souligner les traits saillants des constructions de bibliothèques de ces quinze dernières années : l’aspect monumental qui prévaut dans les BM, alors que ce geste architectural fort et intimidant est quasi inexistant en BU. Les critiques concernent surtout le peu de flexibilité des bâtiments, frein à la modularité des espaces, et la prise en compte de l’accessibilité des publics empêchés, toujours insuffisante… La présence d’un programmiste s’avère d’autant plus nécessaire que les usages changent et se diversifient.

Ces modifications d’usages sont d’ailleurs de plus en plus étudiées. En ont témoigné un prospectiviste (Gérard Laizé, Valorisation de l’innovation dans l’ameublement), deux designers (Isabelle Lesaux et Stéphane Dekindt, groupe Arep) et deux créateurs d’architecture et de mobilier (Dominique Jakob et Brendan Macfarlane), qui ont tiré leurs exemples de domaines variés tels les gares, les trains, la librairie Florence-Loewy ou le Centre Georges-Pompidou, exemples extérieurs aux bibliothèques mais dont elles peuvent tirer profit. Nous allons vers une civilisation plurielle, constatent-ils tous, il nous faudra donc être « adaptables et surtout réactifs », prendre en compte toutes les catégories de personnes – de la génération twitter aux seniors –, de même que l’évolution de la morphologie humaine ; il faut prévoir une multitude de postures – « Moins le corps pèse et plus l’esprit se libère », déclare Gérard Laizé – et trouver des solutions dans la diversité et non dans la globalisation d’une solution unique, « créer des espaces individuels multifonctions » (Stéphane Dekindt) et « créer des moments dans des espaces publics », symbolisés par la « chambre rouge » de Dominique Jakob et Brendan Macfarlane. Attention cependant à ne pas se contenter de subir l’évolution de ces usages, met en garde Pierre Franqueville (ABCD Culture).

Autonomie numérique de l’usager vs responsabilité du bibliothécaire

En France, plus de 4 000 EPN (espaces publics numériques) initient qui veut, et sous l’œil attentif d’un animateur, à internet, au web 2.0 et à toutes les évolutions actuelles et à venir ; ces espaces permettent d’accéder à ces nouveaux moyens de communication, de les utiliser et de faire face aux enjeux, « l’autonomie passant par l’acquisition d’un capital culturel » (Marie-Hélène Féron, Artesi Île-de-France).

La notion même d’autonomie numérique est paradoxale, et Lionel Maurel (Bibliothèque nationale de France) en a souligné les tensions : entre le principe de règles à respecter, édicté en bibliothèque, et la philosophie d’internet, qui suppose de s’affranchir des règles de la vie réelle ; entre le contrôle que le bibliothécaire aimerait avoir et l’apprentissage, par ce même bibliothécaire, à l’autonomie, l’indépendance…

Comment les bibliothécaires peuvent-ils faire face aux obligations liées à leurs responsabilités tout en préservant la liberté de chacun ? Se référer aux textes qui existent, répond Jean-Claude Gorichon (Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies), qui cite le Code des postes et des communications électroniques, la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, dite loi Dadvsi, la loi création et internet, dite loi Hadopi, et la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure, dite loi Loppsi (… en attendant une nouvelle loi à l’acronyme aussi engageant) ; ou se reporter à une « liste blanche » – qui n’existe pas encore –, ou à une « liste noire » – qui est déjà appliquée en Australie. Ces listes ne sont-elles pas autant de pas vers une censure sécuritaire ? Les uns s’insurgent contre le premier terme, alors que les autres mettent l’accent sur le second.

« Pas d’autonomie sans responsabilité », affirme, en conclusion de cette session, Albert Poirot, président de l’ADBU (Association des directeurs de bibliothèques universitaires), qui se place dans le contexte de l’université où il existe une tradition d’autonomie du chercheur. Mais il estime cependant que, tout en préservant le droit de l’usager, il faut sécuriser le métier de bibliothécaire et mettre en place des outils de filtrage  1.

Les actes du congrès, en ligne sur le site de l’ABF  2, compléteront ce compte rendu, forcément partiel, des nombreuses sessions et des ateliers qui ont jalonné ces trois journées, comme toujours, très denses.