Quelle économie de l’information scientifique et technique en France ? Et pour quelle politique ?

39e Congrès de l’ADBU

Yves Desrichard

C’est à Reims, la ville qui fit les rois, que l’ADBU (Association des directeurs et des personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation) avait choisi d’installer son 39e congrès.

Rituels et échéances

Comme toute manifestation de ce genre, le congrès de l’ADBU a ses rituels et ses échéances : assemblée générale de l’association, discours officiels et, au mitan, une journée d’étude, qui draina cette année une assistance que tous s’accordèrent à trouver considérable.

Là où on aurait pu s’attendre à ce que la journée d’étude soit consacrée à la mise en place de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) et à ses conséquences, déjà nettes, dans les services communs de la documentation, ou aux rapprochements insistants entre deux mondes qui collaborent de plus en plus, celui de la documentation universitaire et celui de la documentation de la recherche – celui des universités et celui des grands établissements de recherche, pour l’écrire autrement –, le choix des organisateurs s’était orienté vers un sujet d’apparence plus technique, « Quelle économie de l’information scientifique et technique. Et pour quelle politique ? ». Même si certaines contributions (pas les plus déméritantes pour autant) se placèrent résolument sous l’angle du constat factuel, l’essentiel des débatteurs élargit, comme la seconde part du thème y invitait, le propos vers des interrogations plus vastes, parfois plus inquiétantes, parfois plus fatalistes – à vrai dire rarement très optimistes.

Dans le prélude, « Signaler-Conserver », Yann Nicolas, de l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes), et Olivier Rouchon, du Centre informatique national de l’enseignement supérieur (Cines), posèrent un cadre pratique au reste de la journée. Le premier, comme à son habitude, ouvrit avec brio des perspectives quasi messianiques à son auditoire en posant que données et métadonnées constituaient désormais un seul et unique ensemble, et que le « web devient une collection de bases de données ». Le second laissa plus perplexe, de préconiser (on croit bien l’avoir entendu) que les supports de type USB (Universal Serial Bus) pouvaient être des supports de stockage pérennes et que, sur les 40 téraoctets de stockage de masse disponibles au Cines, seuls deux étaient pour l’instant utilisés : quand on sait la durée de vie des supports, des machines et des logiciels, l’ensemble paraît pour le moins et pour l’instant surdimensionné.

Le big deal

Mais la grande affaire de la journée, c’était le « big deal », et sa remise en question. Qu’est-ce que le « big deal » ? Pour le schématiser, une pratique entre éditeurs scientifiques et clients divers – en France, essentiellement l’Abes et le Consortium universitaire des publications numériques (Couperin) – qui consiste à acheter des « bouquets », essentiellement de revues en ligne, sans plus avoir le choix de privilégier tel ou tel titre, voire tel ou tel thème. Avec, en théorie, l’avantage d’économies d’échelle, une offre plus large notamment pour les petits établissements, etc. L’équilibre supposerait que les éditeurs ne se montrent pas trop gourmands et que les clients aient des moyens constants, voire en hausse. On aura compris que, si cela l’a jamais été, ce n’est plus – plus du tout – le cas, et que la Crise est passée par là (comme partout ?). D’où la nécessité de trouver des « troisièmes voies » plus ou moins probantes ou plus ou moins provocatrices.

Dans la première part (probante), on classera l’expérience allemande, soigneusement présentée par Frédéric Blin, qui se base sur des licences nationales, largement financées par l’état fédéral (un budget à hauteur de 100 millions d’euros étalé sur plusieurs années), et qui présente la particularité de s’adresser aussi bien aux établissements (bibliothèques essentiellement) qu’aux particuliers. Dans un ensemble administrativement presque aussi complexe (c’est dire !) que le modèle français, les résultats déjà obtenus permettent d’envisager des transpositions tenant compte de situations financières, voire politiques, qui restent bien différentes. Dans la seconde part (provocatrice), on classera l’intervention de Just de Leeuwe, product manager à l’université technologique de Delft qui, venu présenter un programme (Surf) un peu comparable au système allemand, n’hésita pas à indiquer que, si les coupes budgétaires actuelles devaient se prolonger, son établissement pourrait être amené à supprimer jusqu’à… 75 % de ses abonnements : « the end of the big deal model », comme il le commenta sobrement.

Un chiffre passa (un peu) inaperçu dans sa présentation, le fait que seul 1 % des revues proposées en ligne relevait du modèle de l’open access. On pouvait pourtant, sans méchanceté aucune, le garder présent à l’esprit lors de l’exposé de John Wilbanks, venu présenter « Digital Commons » et le Science Commons, organisme surtout connu en France pour les licences dites « Creative commons ». On peut, ou non, être séduit par le discours à l’américaine de show-men se mettant soigneusement en scène, venus, tels des rock stars, juste pour quelques heures à Reims en provenance directe de Boston (ou de Singapour, on ne sait plus trop), distillant avec une précision secondométrique (le seul barbarisme qui convienne) des slides PowerPoint n’ayant, en l’apparence, pas le moindre rapport avec un discours enlevé mais qui n’est, justement, qu’un discours. On peut aussi, esprit chagrin rendu suspicieux par l’histoire (à Reims, elle pèse parfois plus qu’ailleurs), considérer que les États-Unis ne sont peut-être pas le pays le plus adéquat pour promouvoir la libre circulation de l’information scientifique, des travaux issus de la recherche, que Science Commons a de prestigieux sponsors que, dans d’autres domaines, on ne savait pas aussi désintéressés et que, sauf erreur, la valeur légale des licences « Creative commons » en France reste pour part à démontrer. Mais tout cela, n’est-ce pas, est bien prosaïque.

Ne nous faisons pas trop d’illusions

La table ronde qui suivit avait pour viatique : « Peut-on réellement peser sur le secteur marchand de l’information scientifique et technique et comment ? ». Il n’est ni déraisonnable ni lapidaire de considérer que la réponse à cette question était assez largement : non. Puisque nous étions dans la Crise, le parallèle était étrange, semblait pertinent, avec le secteur bancaire qu’il convenait de renflouer, là où il avait précipité la dégringolade. Les éditeurs scientifiques, par leurs exigences, tuent petit à petit leur clientèle, mais ils sont désormais si gros et si déterminés qu’il semble impossible de les inquiéter. « Ne nous faisons pas trop d’illusions » lança, de la salle, Jérôme Kalfon, directeur du service commun de la documentation de l’université de Paris-Descartes. Personne, à vrai dire (à part John Wilbanks, déjà reparti) n’y songeait vraiment.

Et pourtant, comme le rappela Raymond Bérard, directeur de l’Abes, « le big deal, [c’est] la négation même de notre métier ». Et pourtant, l’ensemble des dépenses en matière de documentation scientifique représente moins de 1 % du budget de la recherche. Manière d’écrire que les enjeux sont à la fois immenses et dérisoires – sans acrimonie aucune. Il n’était ni dans les intentions ni dans les pouvoirs des organisateurs du congrès de répondre aux questions posées. Mais les interventions et les débats, les uns comme les autres nombreux, nourris, variés et souvent pertinents, ont permis à chacun et à chacune d’affiner son opinion – sans convaincre le rédacteur de cette chronique qu’il n’existe pas d’alternative crédible aux immobilismes suicidaires et fatalistes actuels. Comme disait Newton : « Donnez-moi un levier, un point d’appui, et je soulèverai le monde. » On doit bien pouvoir trouver ça.