L'idéologie de l'évaluation : la grande imposture

Cités : Philosophie, politique, histoire, n° 37, 2009

par Yves Desrichard
Paris, PUF, 2009, 180 p., 24 cm
ISBN 978-2-1305-7251-0 : 15 €

Parmi d’autres, la question de l’évaluation (de l’enseignement, mais surtout de la recherche) au sein des universités et des grands organismes scientifiques a été au cœur des revendications qui ont nourri les protestations autour des réformes universitaires initiées dans le sillage de la loi Libertés et responsabilités des universités, dite « LRU ».

Dans un dossier nourri, la revue Cités explore, à travers une douzaine de contributions, la question de « L’idéologie de l’évaluation ». Le sous-titre, « La grande imposture », indique dès l’abord qu’il s’agit d’un procès à charge, instruit avec plus ou moins de nuances (mais plutôt moins que plus) par une série de contributeurs issus qui de l’Université qui du monde de la recherche, et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en premier lieu.

À boulets rouges

De fait, le propos des auteurs est de tirer à boulets rouges sur la notion même, idéologique (ce en quoi ils ont parfaitement raison) d’évaluation, mais aussi sur ses applications concrètes dans le contexte français contemporain, avec au premier rang victimaire l’AERES, Agence d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche, « luxueusement logée à l’ombre de la Bourse de Paris » (sic).

Dans son éditorial comme dans son « grand article », Yves Charles Zarka, directeur de la rédaction, dénonce d’emblée, et avec vigueur, cette « imposture » : « l’inversion idéologique consiste à faire passer pour une mesure objective, factuelle, chiffrée ce qui est un pur et simple exercice de pouvoir ». Il s’agit d’un « système inquisitorial, qui double et surplombe toutes les procédures existantes d’examen, d’appréciation et de jugement ». Loin de se limiter à la sphère universitaire, « l’installation de dispositifs d’évaluation s’opère actuellement dans tous les secteurs de la société et les institutions ». Il explicite ensuite ce qu’il faut entendre, à son sens, par « évaluation », à savoir « l’établissement d’une échelle de valeurs », ce qui pourrait relever de la tautologie s’il ne soutenait ensuite que le but de l’évaluation est de « masquer le caractère subjectif et relatif des valeurs posées à un moment donné » et, surtout, que « l’évaluation est un pouvoir disciplinaire, un pouvoir de sanction qui a la caractéristique d’avoir bonne conscience ».

D’intenses résonances

Sur ces bases, les autres articles, qu’il n’est pas question d’évoquer exhaustivement, approfondissent ce discours, ou ce préjugé, non sans – parfois – d’intenses résonances avec des pratiques connues de longue date par les professionnels des bibliothèques et de la documentation, mais qui semblent en passe d’être découvertes par des enseignants aguerris et des chercheurs patentés – il y aurait à s’interroger là-dessus.

Ainsi, dans « L’évaluation par indicateurs dans la vie scientifique : choix politique et fin de la connaissance », Michel Blay, rédacteur en chef de la Revue d’histoire des sciences, évoque les « inénarrables facteurs d’impacts reposant sur les bases de données bibliographiques aléatoires de Google », dont on se demande bien de quoi il peut s’agir, avant de s’interroger dans une envolée finale peut-être un peu rapide : « L’obscurantisme camouflé à coup de statistiques serait-il l’horizon de la pensée moderne ? »

De la même manière, on peut s’étonner, en lisant la contribution d’Alexandre Matzkin, « L’évaluation en sciences exactes : quand la quantité tue la qualité », que c’est « ces dernières années » que « les bases de données se transforment progressivement en outils mesurant la qualité de la production scientifique », phrase qui nous semble contenir deux allégations fausses : d’une part parce que l’Institute for Scientific Information (pour ne pas le nommer et entre autres) propose des « bases de données » depuis beaucoup plus longtemps que « ces dernières années », d’autre part et surtout parce que ces bases ne mesurent pas la qualité – bien qu’on les utilise pour cela, ce qui est une toute autre démarche.

Pas forcément faux

L’AERES déjà citée est bien évidemment une cible de choix, ainsi de Sophie Basch (« Le démon de l’explicite ») s’interrogeant : « Sont-ils certains [les scientifiques] que l’AERES aurait fait meilleur accueil à Galilée que le Saint-Office ? », prélude d’une diatribe qui, il le faut bien écrire, laisse l’impression incertaine d’éviter de justesse l’attaque ad hominem, dont on veut espérer qu’elle n’aurait pas sa place ici.

C’est ce systématisme, son rythme incantatoire, répétitif, parfois redondant, qui assure le trouble de la lecture : on croyait, on croit la démarche scientifique placée sous le signe (dialectique ?) de la confrontation, certes, mais aussi du débat, de l’échange et, sinon de la mesure (un peu d’invective dans une époque si terne ne fait pas de mal), du moins de l’équité : on l’aura compris, peu de ces qualités disciplinaires sont présentes dans ce numéro.

Souligner que les pratiques de cooptation souvent consanguines dans les recrutements, les taux d’échec faramineux des étudiants en première et en deuxième année, le mépris supposé d’une partie de l’appareil d’État (démocratiquement élu) pour la communauté universitaire, les pesanteurs bureaucratiques qui handicapent nombre d’universités et d’organismes de recherche, le fait que pas une contribution ne s’intéresse à l’évaluation des enseignements et que, par conséquent, on a le sentiment (faux c’est sûr) que ce sujet semble secondaire aux contributeurs, souligner, dis-je, que tout cela est, aussi, une forme d’évaluation tout aussi accablante que celles ici stigmatisées semblera dès lors injuste – mais pas forcément faux.