Le livre en Europe III
La lecture en question, paroles de lecteurs
Françoise Muller
Les 28 et 29 mai 2009 se sont tenues à Clermont-Ferrand les troisièmes « Journées interrégionales européennes » du livre. Coorganisées par le Centre régional du livre en Limousin, Livre au Centre et Le Transfo (Auvergne), elles ont clôturé un cycle entamé en 2007 sur le thème « être auteur en Europe » (Limoges) et décliné en 2008 à Orléans sur celui de « l’économie du livre ». L’édition auvergnate s’est proposée de questionner la lecture et les lecteurs.
Goût et nécessité de lire
La problématique du goût et de l’intérêt de lire a été déroulée tout au long des deux journées. Les intervenants ont également souligné l’enjeu de la capacité à interpréter l’écran, l’image. Les débats ont alimenté le questionnement : qu’est-ce que lire, pourquoi faut-il savoir lire et, partant, qu’est-ce qui donne cette place si particulière à l’objet livre et à tout ce qui s’y rattache ?
À l’écart de la mission pédagogique de l’école, quelle distinction entre la lecture intégrative, de survie en société, et la lecture de plaisir, de liberté, d’interprétation intime du monde ? L’écrivain Anne-Marie Garat a posé ces concepts avec brio, dans un dithyrambe dédié à la littérature. Fustigeant le cloisonnement et la prescription, elle a plaidé pour la liberté de l’accès à tout âge au texte littéraire, quel qu’il soit et aussi sous une forme vivante et explicitement inachevée, afin que puissent se produire les rencontres fondamentales, la résonance, l’impression au plus profond, qui construiront l’aptitude à appréhender l’existence.
Il a été question aussi du patrimoine et de sa transmission, de l’héritage nourricier face auquel l’enfant, l’adulte, prendra position. Ont été ainsi déclinées et analysées des stratégies pour « donner le goût de lire » – un intitulé qui sonnait comme un enjeu paradoxal. Les exposés et échanges ont en effet largement insisté sur la dimension autonome, solitaire, empirique, combative parfois, de l’itinéraire du lecteur dans son apprivoisement du plaisir de lire : il ne s’agit pas tant de don du goût de lire que d’un éveil du goût, de l’« érotique de la lecture » (A.-M. Garat).
Yvon Lamy, sociologue et vice-président de l’université de Limoges, a rappelé l’importance, dès la toute petite enfance, du jeu avec les mots, de la familiarisation avec un univers logique de signes. Au-delà des problématiques de reproduction (Bourdieu), il importe d’offrir à l’enfant, en complément de l’univers normatif de l’école, d’autres espaces d’identification pour que le plaisir de lire puisse se développer sans emprise de la norme – même si celle-ci peut être nécessaire dans le cadre scolaire. Y. Lamy a ainsi rappelé l’enjeu des politiques de lecture, soulignant qu’elles doivent se préoccuper de toutes les facettes de la lecture, de la lutte contre l’illettrisme au goût de lire.
Transcendant le clivage école/vie privée, le témoignage d’Ana Margarita Ramos (Casa da Leitura, Lisbonne) a apporté l’exemple d’un projet de développement de la lecture des enfants, qui se singularise notamment par l’attention portée aux médiateurs de tous horizons : parents, enseignants, bibliothécaires, assistantes maternelles… L’expérience est cependant trop récente pour qu’un bilan de ses effets sur le développement de la lecture puisse être déjà établi.
Passant aux jeunes adultes, Fabrice Boyer a évoqué la lecture des étudiants en rappelant la diversité des supports et des pratiques, et surtout en présentant les résultats et analyses d’enquêtes visant à évaluer l’utilisation faite par les étudiants du pôle Culture générale de la bibliothèque universitaire de sciences dont il est responsable (université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand). L’emplacement de cet équipement (campus excentré) légitime une politique d’offre encyclopédique et généraliste, de loisir, dont l’objectif est autant de distraire l’étudiant, lui dévoiler de nouveaux mondes, que de lui proposer un fonds de culture générale adapté à ses préoccupations. Des acquisitions sont ainsi systématiquement réalisées en langues étrangères, répondant à un intérêt accru des étudiants depuis la réforme LMD (licence, master, doctorat). Cela étant, les réflexions menées dans l’université apparaissent souvent proches des préoccupations des professionnels d’autres horizons, martelant l’impérieuse nécessité du développement de l’offre culturelle autour du livre : lectures à voix haute, rencontres avec des écrivains, etc.
Bibliothèques et lecture : des évolutions
Un panorama d’expériences étrangères a permis de souligner, même si ce n’était qu’en filigrane, à quel point chaque initiative s’inscrit dans un contexte qui lui est propre tout en nourrissant utilement la réflexion de la profession sur le plan européen. Le modèle pragmatique des Idea Stores britanniques, présenté par Sergio Dogliani, l’un des créateurs du concept, bouscule ainsi les univers de référence français : collations et téléphone portable autorisés, programme d’animation iconoclaste… aucun moyen n’est écarté a priori s’il peut permettre de développer la familiarisation avec le livre, la documentation, le multimédia, sous toutes leurs formes.
Autre approche avec l’exposé d’Amadeu Pons (professeur de bibliothéconomie à la faculté de Barcelone), qui a insisté sur la nécessité, dans une société toujours plus virtuelle et technologique, que la bibliothèque assume une responsabilité importante dans la diffusion des œuvres et des auteurs, mais aussi en premier lieu dans l’éveil du discernement du lecteur. Cette présentation a mis l’accent sur un dynamisme réel des bibliothèques en Espagne, soutenues par des programmes officiels visant à valoriser le livre, la lecture, la fréquentation des bibliothèques.
Isabelle Antonutti (BPI) a proposé un panorama tonique et instructif de la situation des bibliothèques en Europe, interprété sous l’angle des politiques institutionnelles et culturelles nationales. Elle a identifié six facteurs de réussite, qui ne sont réunis qu’en Finlande et au Danemark. Concluant sur les préoccupations communes des bibliothécaires en Europe, elle a dégagé deux défis majeurs pour les bibliothèques du XXIe siècle : l’intégration numérique et l’accompagnement d’une société multiculturelle.
Paroles de (jeunes) lecteurs européens
Une table ronde a réuni des adolescents français et étrangers ayant participé à des prix littéraires. L’enseignant (Philippe Dumas) des jeunes Français du Goncourt des lycéens et l’organisatrice (Claire Aubert, agence Texto) du « Prix européen des jeunes lecteurs » (de plusieurs pays d’Europe) ont confronté leurs expériences et abouti à quelques conclusions communes : la capacité des adolescents à s’engager dans des lectures littéraires, difficiles parfois, et surtout le refus partagé d’identifier un genre littéraire « pour ados ». P. Dumas a souligné que, pour ses élèves de lycée professionnel, la différence se situe davantage dans le temps – plus long – nécessaire à la lecture.
La question de la lecture sur support numérique ayant été posée aux jeunes, ils ont tous affirmé leur attachement au livre papier – malgré leur pratique des divers outils numériques, appréciés avant tout comme outils de communication et de recherche d’information.
En écho au festival Europavox, l’acte III de Livre en Europe s’est achevé sur une analyse de l’articulation entre mots et musique, orchestrée par Bruno Juffin (journaliste aux Inrockuptibles) et Jean-Michel Espitallier (écrivain et musicien). Le groupe berlinois « 17 hippies » a exprimé son sentiment d’une « idée d’Europe » qui s’est affirmée, au fil des années, par l’ouverture des pays à des formes musicales variées, dans les langues des pays européens voisins, donnant ainsi tout son sens à une Europe de la culture.
Le passage à l’acte dans la réalisation de projets culturels européens reste néanmoins insuffisant selon Patrick Volpilhac, président de la Fill (Fédération inter-régionale du livre et de la lecture). De même, Corinne Szteinsznaider a rappelé que le Relais Culture Europe apporte son soutien aux projets, et a mis l’accent sur les prochains rendez-vous proposés aux acteurs européens de la culture.