La table des matières

par Yves Desrichard

Sylvie Fayet-Scribe

Paris, Éditions du Panama, 2007, 452 p., 20 cm
ISBN 978-2-7557-0175-3 : 22 €

On ne compte plus, désormais, les livres qui utilisent les livres comme sujet de roman : dans ce sous-genre, Le nom de la rose fera évidemment figure de précurseur, sinon de déclencheur, et nombreux furent ses avatars, épigones, copies et autres suiveurs.

Il est plus rare, en revanche, que ce soit une professionnelle de la documentation qui s’essaie à l’art difficile du roman historique, où il faut tout à la fois faire preuve d’érudition sans l’étaler, et d’imagination sans que celle-ci, par son exubérance, menace la crédibilité recherchée de l’édifice.

Un certain bonheur

Avec La table des matières, paru en 2007 mais que ses thèmes ne prédisposent pas à une obsolescence aussi rapide que les ouvrages professionnels, Sylvie Fayet-Scribe s’y est essayée avec un certain bonheur. Maître de conférences en histoire et en sciences de l’information, l’auteur est une spécialiste reconnue de l’histoire des sciences documentaires, auxquelles elle a consacré sa thèse.

Le prétexte du roman est des plus arachnéens, qui voit une intrépide documentaliste (la bien-nommée Laurette Lerbier) et quelques autres personnages plus ou moins bien intentionnés se mettre à la recherche d’une plante aux vertus miraculeuses, dont les secrets de jouvence se trouveraient dans un manuscrit d’Hildegarde de Bingen. Cette trame est plutôt un prétexte, d’ailleurs bien peu présent dans les 450 pages du livre, et dont le dénouement laissera une impression mêlée, teinté qu’il est d’une certaine candeur et de quelques maladresses.

L’intérêt est ailleurs

C’est que l’intérêt du livre est bien évidemment ailleurs que dans son apport romanesque, qui offre de manière parfois saisissante les portraits, les caractères et les vies de quelques personnages dont les noms pourront, aux lecteurs lettrés et eux-mêmes passablement érudits, rappeler plus que des souvenirs, tout comme les époques, les mœurs et les faits évoqués.

Pierre de la Ramée, « père putatif de la table des matières » selon l’auteur, nous plonge dans le XVIe siècle et dans les affres des persécutions contre les protestants tout comme dans l’aventure religieuse de Port-Royal ; on en trouve ensuite plus que des échos dans l’évocation d’un personnage fictif, le curé René Piau. Ce faisant, les années, les siècles s’écoulent, jusqu’à la Révolution française où, là encore, un autre personnage fictif, Alexis Wagnières, « dont le nom a été emprunté au valet de Voltaire », nous restitue ces temps troublés, tandis que le mystérieux manuscrit passe de main en main, de convoitises en convoitises…

Mais ce sont les chapitres consacrés, d’une part à Paul Otlet et à Henri Lafontaine, d’autre part à Suzanne Briet, qui retiendront sans doute le mieux l’attention du lecteur. Car il ne peut s’agir là de noms inconnus des bibliothécaires et des documentalistes, même si la dernière citée ne bénéficie pas, en France, de l’admiration qu’on lui voue dans les pays étrangers, notamment anglo-saxons.

Le vieux rêve d’encyclopédisme

Henri Lafontaine – prix Nobel de la paix – et Paul Otlet sont en effet les créateurs de l’Institut international de bibliographie de Bruxelles ; Paul Otlet mit au point la Classification décimale universelle (CDU), un peu en réaction (déjà !) à la classification initiée par l’Américain Melvyl Dewey, et fut en de nombreuses matières un théoricien accompli de la documentation.

La table des matières restitue merveilleusement, presque de l’intérieur, l’esprit qui animait ces hommes, et qui semblera hélas si désuet aujourd’hui. Le vieux rêve d’encyclopédisme, qui court tout au long du livre, trouvait ici une application concrète, avec des moyens (au début) à la mesure de ses ambitions, usant des techniques documentaires les plus modernes au bénéfice d’un but noble et désintéressé, l’élévation de l’esprit humain. En surgira le Mundaneum *, dont un livre récent a raconté l’histoire.

La figure de Suzanne Briet est sans doute moins écrasante, mais tout aussi décisive pour l’influence qu’elle exerça sur nos métiers. Documentaliste et bibliothécaire à une époque où ces professions (comme d’autres, certes) n’étaient pas aussi féminisées qu’elles le sont devenues, elle fut l’instigatrice de la mise en place de la salle des catalogues à la Bibliothèque nationale : cette circonstance semblera anecdotique, alors qu’elle est largement symbolique, voire synecdotique, d’apports décisifs à la science documentaire.

Au final, comme tout bon récit à suspense qui se respecte, Sylvie Fayet-Scribe en revient aux origines, à l’histoire de la « scandaleuse » Hildegarde de Bingen et de son encyclopédie sur les vertus des plantes. Là encore, l’évocation est saisissante, troublante même, qui permet de conclure le livre (au Muséum d’histoire naturelle, s’il vous plaît) sur une belle, une magnifique idée, dont je ne saurais dire si on la doit à l’auteur ou à ses inspirateurs et inspiratrices…

En tout cas, Sylvie Fayet-Scribe l’attribue à Hildegarde, qui résume ainsi sa vie et l’œuvre accomplie : « Créatures de la nature et créatures de l’esprit procédaient toutes de Dieu ; à l’ordre du jardin répondait celui des livres. » On pourra ne pas adhérer aux hypothèses religieuses, mais comment ne pas embrasser cette belle idée d’un ordre de la nature répondant à celui de nos bibliothèques ? On cédera même à l’auteur qu’« internet est comme un jardin aquatique », en la remerciant de ce roman qui, au final, se révèle plus comme une méditation poétique, religieuse, humaniste et… documentaire plongeant ses lointaines racines dans une histoire de la connaissance et de son appréhension ici brillamment évoquées, et qui renvoie à l’essence de nos métiers. Car, ne l’oublions pas (mes frères et mes sœurs ?), « un ordre, une classification, c’est aussi interpréter le monde, organiser les manières de penser le religieux, le politique, le social, l’artistique ».