Enquête sur les consommations culturelles des bibliothécaires :
Effets du renouvellement générationnel
Cet article, issu d’un mémoire d’études à l’Enssib, présente les résultats d’une enquête sur les lectures, les consommations télévisuelles et cinématographiques et l’utilisation d’internet des personnes travaillant dans les bibliothèques françaises. Ces résultats permettent de donner un aperçu du profil culturel des bibliothécaires et de mesurer leur inscription (ou non) dans certaines grandes mutations des pratiques et consommations culturelles. Ils sont ici analysés sous l’angle d’une primauté de l’âge (et de la génération) sur la position sociale et sous celui de la consommation, par les bibliothécaires, du manga et du jeu vidéo, assimilés à la culture des jeunes.
This article, based on a student dissertation by an ENSSIB graduate, presents the results of a study of French library staff as consumers of books, television, films, and the Internet. The results give an overview of the cultural profile of librarians and measure their participation (or lack thereof) in a number of major shifts in cultural consumption trends. They are analysed from the point of view of the primacy of age (and generation) over social class, with a particular focus on the consumption of mangas and video games, identified as “young” forms of culture.
Dieser Artikel, entstanden aus einer Diplomarbeit an der Enssib, stellt die Ergebnisse einer Umfrage zur Lektüre, dem Fernseh- und Kinokonsum und der Internetnutzung der Personen, die in den französischen Bibliotheken arbeiten, dar. Diese Ergebnisse ermöglichen, einen kurzen Überblick über das kulturelle Profil der Bibliothekare zu geben und abzuschätzen, inwieweit sie sich in einige große Veränderungen der kulturellen Praktiken und des Kulturkonsums einschreiben (oder nicht). Sie werden hier unter dem Aspekt einer Gewichtung des Alters (und der Generationen) vor der sozialen Stellung analysiert und unter jenem des Konsums der Bibliothekare von Manga und Videospielen, verglichen mit der Kultur der Jugendlichen.
Este artículo, resultado de una memoria de estudios de la Enssib, presenta los resultados de una encuesta sobre las lecturas, los consumos televisuales y cinematográficos y la utilización de internet de las personas que trabajan en las bibliotecas francesas. Estos resultados permiten dar un bosquejo del perfil cultural de los bibliotecarios y medir su inscripción (o no) en ciertas grandes mutaciones de las prácticas y consumos culturales. Están analizados aquí bajo el ángulo de una primacía de la edad (y de la generación) sobre la posición social y bajo aquél del consumo, por parte de los bibliotecarios, del manga y del juego video, asimilados a la cultura de los jóvenes.
Dans le cadre d’un numéro consacré à l’environnement professionnel, il a semblé opportun de présenter les résultats d’une enquête par questionnaire autoadministré sur les lectures, les consommations télévisuelles et cinématographiques et l’utilisation d’internet des personnes travaillant dans les bibliothèques françaises (voir encadré ci-après). Un quart de siècle après le volet « pratiques culturelles » de l’étude de Bernadette Seibel sur la sociologie de la profession 1, une des problématiques principales de l’enquête était de mesurer l’inscription ou non des bibliothécaires dans certaines grandes mutations des pratiques et consommations culturelles. Cette question rejoint à la fois des préoccupations récurrentes de la profession et une tendance actuelle de la sociologie à donner à l’âge et à la génération la primauté sur la position sociale. Elle occupera la première partie de cet article. Dans un second temps, on étudiera la consommation par les bibliothécaires de deux catégories de biens culturels généralement assimilés à la culture des jeunes : le manga et le jeu vidéo. On commencera par donner, à partir de nos données d’enquête, un aperçu du profil culturel des bibliothécaires.
Et nous ? L’enquête
Réduire à trois domaines – le livre et la bande dessinée, la télévision et le cinéma, l’informatique et internet – le champ de l’enquête a permis de les travailler en profondeur. Au sacrifice d’autres domaines des consommations culturelles, tels que la musique (pourtant un terrain d’enquête historiquement privilégié par les sociologues de la culture), la radio, la presse... Au sacrifice aussi d’une conception plus englobante des pratiques culturelles : productions culturelles, vie associative... Les listes d’auteurs, de films, etc., ont été constituées en fonction de la capacité de chaque item à agir comme marqueur culturel et en respectant un critère d’actualité (publication ou production récente).
Le questionnaire a été administré en 2008 via internet – espace où il a été diffusé par les listes de diffusion professionnelles et médiatisé par la biblio-blogosphère –, en face à face (lors d’événements tels que le Congrès de l’ABF à Reims, les Rencontres Henri-Jean Martin à l’Enssib), et par courrier auprès de responsables d’établissements qui ont bien voulu le relayer auprès de leurs collègues. Après élimination des réponses non exploitables, un corpus de 1 639 réponses a été retenu. Dans ce corpus sont notamment sous-représentés les agents de catégorie C (15 % de l’échantillon) et les personnes travaillant en documentation universitaire ou assimilée. En l’absence de données postérieures à 2000 sur la structure sociodémographique de la profession, aucune pondération n’a été appliquée à l’échantillon. Le biais internet est contrôlé grâce à la constitution d’une sous-population d’enquêtés en face à face. Mais le véritable questionnement sur la représentativité de l’échantillon tient moins à sa structure qu’au biais induit par l’auto-administration : il est sans doute raisonnable d’estimer que sont surreprésentés dans l’échantillon les professionnels les plus motivés, les plus investis dans la culture professionnelle.
Pour une présentation détaillée de la méthodologie et de l’ensemble des résultats (notamment sur la culture numérique, peu abordée dans cet article) on renvoie au mémoire d’études duquel est issu cet article : David-Jonathan Benrubi, « Et nous ? Enquête sur les consommations culturelles des personnes travaillant en bibliothèque », dir. Christophe Evans, Enssib, 2009, en ligne dans la bibliothèque numérique de l’Enssib *
Des pratiques culturelles indépendantes de l’âge ?
Souvent forts lecteurs, grands consommateurs de sorties culturelles, utilisateurs à titre privé des ressources informatiques, mais peu amateurs de télévision, les bibliothécaires, qui constituent une population à forte composante féminine, diplômée, urbaine et même, du fait des départs à la retraite, en cours de rajeunissement, correspondent bien au profil de la « culture contemporaine cultivée » construit par Dominique Pasquier, Fabienne Gire et Fabien Granjon à partir des données de l’enquête Entrelacs 2. Même par rapport à ce modèle, les fréquences de pratique (lecture, sorties culturelles, utilisation d’internet) sont particulièrement élevées. Dans le cas du livre, les commentaires laissés par les répondants, mais aussi des échanges de méls avec une vingtaine de répondants ayant déclaré lire un très grand nombre de livres, éclairent quelques modalités de cette très forte lecture qui mériterait d’être passée au crible d’une sociologie plus qualitative.
« J’arrive à lire parfois dans la journée au travail, mais également dans les transports parisiens avec environ deux heures de trajet par jour [...] et le soir. [...] Pour l’instant, j’ai lu en 2008 232 livres, sans compter ceux que j’ai abandonnés [sic]. De plus, nous recevons tous les mois un office de romans, qu’il faut lire, et je dirige un comité petits éditeurs, dont il faut aussi lire les livres. »
Au plan quantitatif (au niveau « macro »), celui sur lequel se situe notre travail, le principal élément d’explication réside dans la disparition de l’effet d’âge sur la lecture des bibliothécaires 3. Cela est d’autant plus frappant que l’effet de genre se maintient – les femmes bibliothécaires sont plus nombreuses à être de fortes lectrices, et moins nombreuses à être de faibles lectrices, que leurs collègues masculins 4 –, contribuant à la présence d’une forte lecture dans un groupe majoritairement féminin. Les bibliothécaires vont aussi très souvent au cinéma et, là encore, l’élément clé est l’absence d’effet négatif de l’âge sur la fréquence d’une pratique réputée juvénile 5.
Le renouvellement générationnel ne semble pas modifier la réception du principal média de masse, la télévision, parmi les bibliothécaires. Ceux-ci sont sous-équipés : 82 % des répondants vivent dans un foyer équipé d’une télévision (contre 97 % des Français 6). Ils se caractérisent par de faibles fréquences d’écoute : 40 % des répondants déclarent regarder la télévision « tous les jours ou presque » (contre environ 80 % des Français). À l’inverse, plus d’un quart des répondants déclarent la regarder moins d’une fois par semaine ou pas du tout, contre 9 % des Français en 1997. Ces chiffres sont d’autant plus frappants s’ils sont comparés à ceux portant sur l’équipement informatique : 95 % des personnes interrogées disposent d’un ou plusieurs ordinateurs (contre 66 % des Français 7), et 90 % d’une connexion internet (53 % des Français 8) ; 73,5 % des répondants disent se servir tous les jours ou -presque d’un ordinateur à leur domicile (contre 40 % des Français 9).
Quels contenus, quelles affinités ?
Les questions portant sur les auteurs, genres littéraires, titres de bandes dessinées, émissions télévisées, genres et titres de films permettent de s’interroger sur les consommations culturelles des bibliothécaires en termes de contenus. Encore faut-il préciser que rien dans notre questionnaire ne permet d’appréhender directement les modalités de consommation de ces contenus : pourquoi tel collègue a-t-il vu tel film ? Par goût, par obligation, par hasard, parce qu’il accompagnait des amis… ? A-t-il aimé, a-t-il été déçu ? Autant de questions qui ne pouvaient pas être posées dans ce cadre et restent sans réponse à ce jour, même s’il est a priori possible de ne pas mettre sur le même plan le fait d’avoir « tous les livres ou presque » d’un auteur et le fait d’en avoir lu « un seul », celui d’avoir vu un film au cinéma ou de l’avoir vu à la télévision, etc.
Il est tentant de commenter chaque résultat – certains « scores » mériteraient qu’on s’y attarde, tel le succès sans égal de Good Bye Lenin – mais le propos ici se veut plus général. Observe-t-on des grandes tendances ? En particulier, observe-t-on certaines des grandes tendances contemporaines dévoilées par les sociologues ? Jean-François Hersent les résumait pour les lecteurs du BBF : « S’agissant du rapport à la culture, trois facteurs au moins apparaissent essentiels, liés à l’âge et à l’effet de génération : le recul absolu de la culture consacrée (“légitime”, “humaniste”, etc.), ainsi qu’une certaine forme d’anti-intellectualisme prononcé chez les adolescents ; la diversité croissante du capital informationnel des jeunes diplômés et la valorisation de l’éclectisme (par exemple la prédominance de la culture scientifique et technique, prédominance renforcée par l’accès de plus en plus massif aux nouvelles technologies de l’information et de la communication – NTIC – et en particulier internet) ; la montée de l’économie médiatico-publicitaire et les nouvelles voies de la consécration sociale et culturelle 10. »
Culture légitime, culture non légitime. Quid ?
À plusieurs reprises, dans cet article, on utilise l’épithète « légitime » pour qualifier un bien culturel.
Un concept discuté et utile
De quoi s’agit-il ? D’un concept à la fois très discuté et bien utile. Discuté, d’abord, parce que son efficacité et son plein sens sont liés aux théories de la reproduction et de la distinction, selon lesquelles les institutions culturelles, notamment l’École, produisent une hiérarchie des biens culturels articulée sur la hiérarchie sociale ; les dominés reconnaissent la supériorité de la culture consommée ou pratiquée par les dominants, tout en s’estimant incapables d’y accéder et en éprouvent de la honte ; dès lors, les « effets de légitimité » euphémisent et justifient dans le champ culturel les rapports de force qui se nouent dans les autres champs (politique, social, économique…).
Ce modèle n’est pas sorti indemne des très nombreuses critiques qui lui ont été adressées. Certains sociologues, comme Bernard Lahire, estiment toutefois que se produisent bel et bien des phénomènes de domination culturelle, même si des échelles de légitimité plurielles coexistent dans le monde social (La culture des individus, op. cit., chapitre 1). D’autres, alléguant l’irréductibilité de l’expérience culturelle au prestige social qui lui est ou serait associé, réfutent complètement l’expression.
Il reste que la « légitimité culturelle » est entrée dans le vocabulaire courant de la sociologie, notamment sous la forme de ce que Jean-Louis Fabiani nomme – sans les reprendre à son compte – les « usages faibles » de la légitimité culturelle 1. Le concept n’est plus articulé à un modèle systématique d’interprétation du monde social. Il renvoie simplement au constat intuitif qu’une société fortement différenciée ne peut vivre sous le régime d’un relativisme culturel total. Le couple légitime/non légitime permet de résumer des qualifications antithétiques (savant/vulgaire, facile/exigeant, élitiste/populaire, succès d’estime/succès marchand, originalité/standardisation, confidentiel/médiatique…). Sans doute approximatif, il conserve des vertus heuristiques, qu’on peut mettre à profit pour débusquer des relations au sein des données d’enquête. Mais comment postule-t-on, dans le cadre d’une enquête, qu’un bien est légitime ou peu légitime ? En croisant des faits objectifs – par exemple, le fait que ni Marc Lévy, ni Guillaume Musso ni Anna Gavalda ne figurent à l’index d’un manuel de référence comme La littérature française au présent 2 – et « ce que le sociologue sait par simple participation ordinaire au monde social à travers les catégories ordinaires de perception liées à son âge, à son sexe… » (Lahire), par exemple le fait que la réception des œuvres d’Anna Gavalda et Guillaume Musso est différente. Dans notre cas, la communauté professionnelle de l’enquêteur et de l’enquêté permet de réduire la marge d’incertitude quant au statut de tel ou tel bien culturel au sein du groupe : ainsi, du fait de ma position d’« observateur participant », je peux affirmer que peu de bibliothécaires diront des Bronzés 3 : « C’est du grand cinéma » ; des livres de Marc Lévy : « De la grande littérature » ; de la série Plus belle la vie : « du grand art » Ils seront peu nombreux à mettre sur le même plan Jean Échenoz et Stephen King, José Saramago et Michael Connelly.
Définition de la variable « culture lettrée classique »
+ 3 pour la lecture fréquente et – 1 pour la non-lecture des genres suivants : histoire érudite ou de niveau universitaire, art et histoire de l’art, poésie, classiques de la littérature, littérature antique et médiévale ; – 1 (ignorance), 0 (aucun livre lu), + 2 (lecture d’un livre), + 3 (lecture de plusieurs livres) pour les auteurs suivants : Quignard, Échenoz, Le Tellier, Modiano, Saramago, Bryce Echenique ; + 1 pour une réponse positive à la question « Lisez-vous des critiques littéraires ? » ; + 4 pour une réponse positive à la question « Lisez-vous des revues académiques ou de création ? »
D-J.B.
Déclin d’une certaine culture littéraire…
Le milieu des bibliothécaires est-il touché par le déclin de la culture littéraire de tradition humaniste ? Sans doute parce qu’ils sont largement recrutés dans les milieux littéraires (au sens large), ils constituent dans l’ensemble un public plutôt réceptif aux œuvres culturelles appartenant à cet univers que les sociologues ont tant de mal à nommer depuis que la théorie bourdieusienne de la légitimité a été critiquée (« légitime », « classique », « scolaire », « humaniste »...), et qui renvoie peu ou prou à ce qu’autrefois on eût appelé sans trop hésiter : les humanités. Ainsi, près d’un enquêté sur deux (et 60 % des conservateurs) déclare lire fréquemment des « classiques de la littérature (romans, nouvelles) ». La culture littéraire des bibliothécaires consacre surtout le roman contemporain, puisque les interrogés sont particulièrement nombreux à déclarer lire souvent des romans contemporains étrangers (76 %), des romans contemporains français (67 %) et des romans policiers ou noirs (60 %). Soulignons qu’à l’exception du roman noir (voir infra), le goût pour le roman ne varie pas en fonction de l’âge. En comparaison, la place plus faible occupée par la poésie – 13 % de lecteurs fréquents (chez les catégories plus lectrices, conservateurs ou 41-50 ans, la proportion ne dépasse pas 20 %), 32 % de personnes déclarant ne jamais en lire – peut intéresser ceux qui s’interrogent sur la réception de ce genre 11, ou sur sa présence en bibliothèque 12. Les chiffres sont à peu près semblables pour la lecture du théâtre, et si l’on réunit les deux variables (à l’instar de nombreux plans de classement), il apparaît que seuls 20 % des interrogés déclarent lire fréquemment de la poésie ou du théâtre. Est-ce peu ou beaucoup ? Si l’on pense à la place éminente que ces deux genres littéraires ont tenue dans la culture classique scolaire, on constate que cette culture est loin de s’être conservée intacte dans l’univers des bibliothécaires.
Afin de pouvoir dessiner la répartition de cette culture au sein de la population étudiée, on a construit une variable-score « culture lettrée » synthétisant l’information contenue dans une quinzaine d’autres variables (voir encadré ci-contre). Il apparaît d’abord que le niveau de consommation de cette culture décroît à mesure qu’on descend dans la hiérarchie statutaire de la profession (ce qui est conforme à la théorie classique de la légitimité). Le passage par l’École des chartes semble en revanche avoir perdu de son efficacité (à cet égard !) : alors que les conservateurs chartistes de plus de 40 ans ont des scores supérieurs aux autres conservateurs, ceux qui ont moins de 30 ans ont des scores plutôt inférieurs. Deuxièmement, il décroît aussi à mesure que la population rajeunit. La profession connaît donc, elle aussi, le phénomène général de déclin de cette culture (voir figure 1).
Il faut d’ailleurs souligner qu’une tendance semblable (mais moins forte) s’observe dans le cas de la culture cinéphile, et on en trouve encore un écho dans la baisse de fréquentation du genre du film documentaire.
« La transformation des rapports à la culture légitime classique prend place dans un processus beaucoup plus long de légitimation de la culture scientifique et, plus récemment, commerciale, qui inscrit davantage les élites diplômées dans leur siècle que dans une tradition humaniste, littéraire et artistique pluri-séculaire 13. »
… et faible intérêt pour la culture scientifique
On eût donc pu espérer que cette évolution fût le corollaire d’un intérêt nouveau pour la culture technique et scientifique. Pourtant, la majorité des individus travaillant en bibliothèque, y compris les plus jeunes, semblent continuer de mettre à distance tout ce pan de la culture contemporaine, du moins sous sa forme livresque. Les scores obtenus par les « sciences et vulgarisation scientifique » (14 % de lecteurs fréquents, 28 % de non-lecteurs) ne laissent pas – c’est le jeune bibliothécaire qui parle – d’inquiéter, quant à un possible décalage avec les populations desservies et les attentes de la société civile. D’autant que l’intérêt pour ces matières décroît ! Chez les femmes agents des catégories A et B de plus 50 ans, une sur cinq, chez celles qui ont moins de 25 ans, une sur dix déclarent s’y intéresser fréquemment 14. D’autre part, le constat fait par Jean-Pierre Durand 15 d’une opposition générationnelle entre des directeurs de bibliothèque « militants », politiques, et des « managers-techniciens » est corroboré par le déclin, chez les moins de 50 ans, de l’appétence pour la littérature d’actualité politique (dont on sait la vivacité en librairie) et la sociologie (voir tableau 1).
En contrepartie, le renouvellement générationnel de la profession profite à certains genres littéraires. C’est le cas notamment de la science-fiction qui semble suivre avec quelques décennies de retard le chemin du roman noir, et dans une moindre mesure de l’heroic fantasy, dont on sait le succès auprès d’une partie des adolescents, mais qui ne s’est pas encore imposée comme un genre pleinement accepté au sein de la culture romanesque des bibliothécaires (voir figures 2 et 3).
Consommations et légitimité culturelle
Les deuxième et troisième points évoqués par Jean-François Hersent renvoient à la remise en cause du schéma de la légitimité culturelle. Il y a deux manières d’étudier les consommations culturelles sous l’angle de la légitimité culturelle. La première, utilisée par exemple par Bernard Lahire dans son étude sur les dissonances culturelles individuelles 16, consiste à embrasser d’un même regard toutes les pratiques ou consommations culturelles. La seconde postule l’irréductibilité de chaque domaine culturel. Dans le cadre de cet article, on s’en tiendra à la première 17. On est donc amené à construire deux variables synthétisant l’information sur la consommation des items culturels dont on fait l’hypothèse qu’ils sont peu légitimes 18 ou très légitimes 19. À partir de ces variables, on construit trois profils : forte dominante légitime, forte dominante peu légitime, pas de forte dominante. Une méthode d’analyse des données « toutes choses égales par ailleurs » – la régression logistique – permet alors d’évaluer l’influence de diverses variables « explicatives », et des modalités de ces variables, sur la probabilité d’appartenir à l’un ou l’autre de ces profils 20. Sont pertinents :
- L’âge. C’est le facteur de loin le plus discriminant. Les bibliothécaires âgés ont plus de chances de consommer des biens culturels « légitimes », les moins âgés une culture de « relâchement ».
- Le grade. Les agents de catégorie A ont plus de chance de fréquenter une culture « élitiste », et moins de chance de fréquenter une culture « commerciale » ; les agents de catégorie C ont plus de chance de fréquenter cette dernière.
- Le sexe. Les hommes, quels que soient leur âge, leur grade ou leur niveau d’études ont tendance à avoir une conscience de légitimité nettement plus forte que les femmes.
- Le niveau d’études. Il n’a pas d’effet sur la fréquentation des biens culturels légitimes, ce qui suggère que, dans l’ensemble, la communauté professionnelle invalide ce critère pour l’accession aux produits de la culture savante. Mais cela ne marche pas dans l’autre sens : plus le niveau d’études est élevé, moins la fréquentation de la culture commerciale est probable.
Le premier point recoupe et élargit le constat déjà fait du déclin des humanités. Le second et, ici dans une moindre mesure, le troisième point sont conformes à la théorie de la légitimité. Notons en passant que le modèle omnivore/univore 21 ne fonctionne pas, du moins dans le cas de la littérature et du film de fiction (soit des domaines culturels très présents en bibliothèque) : le spectre des consommations culturelles ne se diversifie pas à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie. Le dernier point est plus surprenant : les hommes, fortement minoritaires dans la profession, semblent s’efforcer de se distinguer de leurs collègues femmes – dans leurs déclarations ou dans les faits – par une consommation plus « savante 22 ». Mais il faut surtout insister sur le fait que l’âge l’emporte fortement sur le grade et le niveau d’études comme facteur discriminant de la consommation de bien peu légitimes (les plus jeunes) ou au contraire très légitimes (les moins jeunes). De ce point de vue, et sous l’hypothèse que les différences de grade au sein de la profession recouvrent ou recoupent des différences de position sociale, le cas des bibliothécaires donnerait plutôt raison aux tenants du clivage générationnel induit par la culture de masse contre les tenants du « socialisme » des pratiques culturelles 23.
Les grandes sagas hollywoodiennes (ou inspirées du modèle) constituent sans doute un produit idéal-typique de la culture de masse, définie comme « en aucun cas l’imaginaire de tous, mais l’imaginaire connu de tous 24 » Interrogés sur Pirates des Caraïbes, Matrix, Shrek, Taxi, Le seigneur des anneaux et Spiderman, seuls une cinquantaine de répondants déclarent, pour l’un de ces titres au moins, ne pas voir de quoi il s’agit (28 pour un titre, 20 pour plus d’un titre). On peut être tranquille : l’imaginaire connu de tous l’est aussi des bibliothécaires. Quant au fait d’avoir vu un ou plusieurs volets de ces grandes sagas relevant de la culture du « divertissement », on constate une fois de plus que le facteur générationnel l’emporte fortement sur la distinction par le grade ou le niveau d’études.
Culture des jeunes ?
Si, comme l’écrivait Edgar Morin en 1962 25, les lignes de partage dans l’espace des consommations culturelles (de masse) ne sont plus sociales mais générationnelles, alors quelle est, du point de vue de leurs consommations personnelles, l’attitude des bibliothécaires vis-à-vis des biens culturels assimilés à la culture des jeunes ? La question fait écho à l’actualité de la réflexion professionnelle : l’écart démographique entre le personnel des bibliothèques et les usagers de lecture publique a été pointé 26, l’accueil des adolescents en bibliothèque municipale fait l’objet de débats 27… Penchons-nous sur le cas du jeu vidéo et du manga, objets fortement ancrés dans la culture des jeunes et/ou des nouvelles générations, et qui occupent une place croissante dans la réflexion professionnelle 28.
Jeu vidéo
Cela fait vingt ans que la pratique du jeu vidéo a commencé à se diffuser massivement dans la société, et le phénomène n’a toujours pas été véritablement mesuré, sinon dans sa dimension économique 29. La prochaine livraison des Pratiques culturelles des Français, espérons-le, y remédiera. En attendant, l’enquête Insee sur les conditions de vie des Français fait exception, quantifiant la pratique du seul jeu en réseau chez les seuls internautes : 44 % des jeunes internautes de 12-17 ans et 28 % des internautes de 18-24 ans ont joué au moins une fois au cours des douze derniers mois (juin 2007) 30.
L’absence de mesure quantitative de référence contraste avec la multiplication des études qualitatives et la place importante accordée au jeu vidéo par les études sur la culture adolescente. Une question récurrente, à laquelle l’histoire répondra, est de savoir s’il s’agit d’une pratique générationnelle – portée par une génération, mais ayant vocation à devenir transversale aux âges de la vie – ou d’une pratique juvénile, propre à la classe des jeunes. Pascal Lardellier présente le jeu en réseau comme la « quintessence de la culture numérique des ados » de la nouvelle génération 31, mais divers indices laissent supposer que les personnes plus âgées commencent à être touchées par cette pratique culturelle. « Le jeu vidéo, proclame un article de presse, est bel et bien sorti du “ghetto” jeune dans lequel il a longtemps été enfermé 32. » Surtout, les enquêtes de Dominique Pasquier nuancent fortement l’image d’une classe d’âge entièrement tournée vers cette pratique : en 1999, si 21 % des 9-11 ans et 22 % des 12-14 ans étudiés par Jouët et Pasquier jouaient tous les jours après l’école, ils n’étaient plus que 12 % dans la tranche d’âge 15-17 ans 33. À partir de l’entrée au lycée, « la plupart des garçons n’ont plus une pratique aussi intensive qu’avant. Ils jouent par “bouffées” du passé 34 » (voir figure 4).
La comparaison graphique des réponses aux questions « Avez-vous joué au moins une fois au cours des douze derniers mois ? » et « Vous est-il arrivé, au cours de votre vie, de jouer régulièrement ? » permet de confirmer chez les bibliothécaires une double caractérisation générationnelle et juvénile de la pratique du jeu vidéo. Certes, la proportion d’individus ayant été des joueurs réguliers décroît régulièrement puis s’effondre. Mais les tranches d’âge où les taux de pratique récente sont les plus élevés (les moins de 30 ans) sont aussi celles où l’écart avec les taux de réponse portant sur le fait d’avoir eu dans le passé une période de pratique régulière est le plus fort (écart allant jusqu’à 20 points), ce qui révèle un fort contingent d’individus ayant cessé de jouer à la sortie de la jeunesse (on retrouve la même configuration dans le cas du blog). Inversement, le fait que près de 20 % des 47-58 ans déclarent avoir été, à un moment de leur vie, joueurs de jeux vidéo, indique que la pratique s’est propagée chez les générations antérieures à son essor. Mais il y a jeu vidéo et jeu vidéo. Entre le jeu d’échecs et la participation à un MMORPG (Massively Multiplayer Online Role Playing Game) en ligne, qu’y a-t-il de commun ? On doit donc se demander qui, parmi les bibliothécaires, joue, et à quels jeux. Plusieurs faits intéressants ressortent des données.
Le premier est que le clivage par genre l’emporte fortement sur les effets d’âge ou de génération, et cela quel que soit le statut ou le niveau d’études. Les hommes les plus âgés sont proportionnellement aussi nombreux ou plus nombreux que les femmes les plus jeunes à avoir joué au moins une fois à des jeux vidéo au cours de l’année (et cela vaut aussi pour la pratique récente du jeu en réseau). Ce clivage joue particulièrement dans le cas des jeux violents de type FPS (par exemple, 19,6 % des conservateurs hommes y ont joué au cours de leur vie, pour 1,6 % de leurs collègues femmes) et les jeux de simulation sportive, et relativement moins dans le cas des jeux de gestion et d’aventure.
Plus on s’élève dans la hiérarchie, plus l’effet d’âge ou de génération s’estompe, voire s’inverse : chez les 41-50 ans, par exemple, 18,6 % des conservateurs ont joué à un jeu d’aventure/jeu de rôle au cours des douze derniers mois (17,6 % des femmes et 21 % des hommes), pour 13 % des bibliothécaires et des assistants qualifiés, 16 % des assistants, 1 % des magasiniers 35. Ce qui nous renvoie peut-être au modèle univore/omnivore (dont on a dit qu’il ne fonctionnait pas dans le cas des lectures des bibliothécaires) : plus on dispose de capital social, plus on est à même de s’intéresser à des biens culturels exotiques (dont l’étrangeté, en l’occurrence, repose sur leur ancrage générationnel 36).
Enfin, on doit se poser la question de l’antagonisme ou de la consonance de la pratique du jeu vidéo avec d’autres formes de consommations culturelles. En particulier, le jeu vidéo entre-t-il en contradiction avec la culture humaniste 37 ? Cela dépend du type de jeu vidéo (voir tableau 3). Ainsi, le genre du jeu de gestion (type Sim City) jouit d’une certaine neutralité vis-à-vis de la culture lettrée, à la différence du shoot’em up ou du jeu de sport (ou encore du jeu d’aventure, même s’il reste le genre le plus joué par l’ensemble des bibliothécaires, y compris les plus investis dans la culture lettrée). Le jeu en réseau occupe une place à part : dans l’ensemble moins répandue chez les bibliothécaires, sa pratique est aussi plus dépendante du grade (elle est boudée par les conservateurs), plus antagoniste de la culture lettrée (mais aussi des fortes fréquentations du cinéma et du théâtre, qu’elle concurrence sur le terrain des cultures de sortie), plus dépendante du visionnage des films que nous avons classés comme peu légitimes…
Plus généralement, la pratique du jeu vidéo est fortement corrélée à d’autres pratiques caractéristiques de l’actuel univers culturel juvénile. Ainsi, quels que soient leur âge, leur grade ou leur sexe, les bibliothécaires qui lisent des mangas et ceux qui ont vu les grandes trilogies du cinéma américain sont proportionnellement bien plus nombreux à jouer aux jeux vidéos. Par ailleurs, l’intérêt pour la science-fiction 38, qui présente sans doute des affinités thématiques avec l’univers du jeu vidéo, augmente fortement la probabilité d’être joueur (voir tableau 4).
Manga
Pour appréhender la fréquentation par les bibliothécaires de l’univers du manga, on a posé deux questions, éloignées l’une de l’autre dans le déroulement du questionnaire : « Combien de mangas avez-vous lus au cours des douze derniers mois ? » ; et « Sur les cinq titres suivants 39, de combien avez-vous entendu parler, avez-vous lu au moins un tome, vu un épisode en dessin animé ? ».
Dans aucune classe d’âge, la part des lecteurs d’au moins 24 mangas ne dépasse 16 %, alors qu’on peut objectivement considérer que ce critère de lecture soutenue de mangas est minimaliste, puisque les fans de mangas déclarent en lire des centaines. La courbe des lecteurs de quelques mangas (1 à 5) ne descend qu’une fois en deçà de 20 % : seuls 16,8 % des 58 ans et plus ont lu entre 1 et 5 mangas). Bref, la lecture de mangas n’est jamais massive, même chez les plus jeunes qui sont comparativement plus nombreux à en lire ; à aucun moment, elle ne disparaît complètement, même chez les plus âgés, dont les trois quarts n’en ont jamais lu. La mangaphilie est donc peu répandue chez les bibliothécaires, mais pas la curiosité.
La variable-score construite à partir des réponses portant sur les cinq titres 40 permet de préciser un seuil autour de 40 ans, c’est-à-dire un peu au-dessus du seuil de la génération manga (occidentale). En effet, si quelques dessins animés sont apparus sur la deuxième chaîne publique dès la fin des années 1970, c’est la déréglementation de l’audiovisuel et l’investissement des chaînes privées (TF1 et La Cinq) dans les programmes pour la jeunesse qui ont promu sur le petit écran les mangas japonais (peu coûteux). Or, ceux qui avaient entre 8 et 12 ans en 1987 ont entre 29 et 33 ans aujourd’hui. Il y a bien un intérêt en quelque sorte non générationnel ou « extra-générationnel » pour le manga. Ce que confirme d’ailleurs un « retour aux données » : un conservateur travaillant à la BnF, âgé de 37 ans, en a lu « 700 environ » ; une assistante qualifiée travaillant en BM, âgée de 37 ans, dit en lire « 10 par semaine » ; âgée de 38 ans, célibataire et sans enfants, une bibliothécaire déclare en lire « environ de deux à six par jour en moyenne »...
Un fait particulièrement intéressant est que la dépendance à l’âge est beaucoup plus forte dans le cas des mangas lus que dans celui des mangas vus en dessins animés. Ainsi, 36,5 % des 41-50 ans ont lu au moins un tome d’un titre (sur cinq proposés), 12,6 % au moins un tome de trois titres, mais seulement 21 % en ont vu au moins un épisode animé d’un titre et 4,5 % de trois titres. En d’autres termes, alors même que les dessins animés japonais ont précédé en France la vogue des mangas en librairie, l’intérêt extra-générationnel pour le manga a trouvé un débouché dans le livre, support familier aux bibliothécaires 41. La lecture du manga est en outre faiblement clivée en fonction du sexe et du grade, alors que les hommes sont plus nombreux que les femmes à avoir regardé des mangas animés.
La connaissance de l’univers du manga étant souvent liée à l’intérêt pour un genre qui occupe de plus en plus de place dans les débats professionnels 42, notamment ceux portant sur l’accueil des adolescents, il n’est pas étonnant que l’intérêt pour la littérature jeunesse augmente la probabilité d’être lecteur de mangas.
Quels apports pour la réflexion professionnelle ?
À quoi tout cela sert-il ? À rien, peut-être. En tout cas, pour l’instant. L’enquête avait un but fondamentalement descriptif 43. Et si tant est qu’on puisse tirer des conclusions de ce travail pour le métier, celles-ci seront nécessairement provisoires et partielles : l’étape de l’interprétation viendra plus à point quand d’autres dispositifs systématiques d’enquêtes, dotés d’autres focales, auront été mis en place. Quittons, cependant, le point de vue sociologique pour proposer quelques réflexions et pistes de travail.
Peut-on intégrer les résultats de cette enquête au questionnement de l’adéquation des bibliothécaires et deleurs publics, voire à celui de l’équilibre entre l’offre et la demande en bibliothèque ?
Considérons la question des best-sellers, qui tel le Matou revient. À plusieurs reprises, Claude Poissenot a tenté d’établir un lien de causalité entre leur présence dans les collections et l’affluence du public, pointant ce qu’il perçoit comme un blocage des bibliothécaires devant un ordre dicté non par des procédures de sélection intellectuelle ou esthétique, mais par le marché 44. Convaincus ou non par cette idée, d’aucuns pourront alors se demander : les bibliothécaires eux-mêmes lisent-ils des best-sellers ? On sera alors rassuré de voir que, certes, l’analyse factorielle des correspondances portant sur l’ensemble des auteurs lus donne à voir une polarisation de l’espace des lectures entre un pôle légitime et un pôle non légitime – il est peu probable d’avoir lu plusieurs livres d’Hervé Le Tellier et plusieurs livres d’Helen Fielding, etc. –, mais que cette polarisation disparaît dans le cas des lectures uniques : dans les deux sens, la curiosité bibliothécaire favorise les incursions exotiques. Qu’en outre, un tiers des agents de catégorie A et la moitié des agents de catégorie B ont lu au moins un livre de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, tandis que 40 % de la population enquêtée ont lu plusieurs livres d’Anna Gavalda. Que les jeunes bibliothécaires lisent plus de best-sellers que les anciens. Etc.
Tout cela est insuffisant. La constitution des collections n’est-elle pas un jeu de billard à trois bandes, entre les consommations personnelles des acteurs, la technique bibliothéconomique et la culture professionnelle, les attentes du public ? On suppose le dernier terme connu. On a essayé de documenter au moins partiellement le premier. Force est de reconnaître que, faute de mesure quantitative, le deuxième est loin d’être aussi connu qu’on pourrait le croire, même après cinquante ans de publications du Bulletin des bibliothèques de France, et un numéro consacré à l’environnement professionnel ! Même dans une approche qualitative, il n’existe pas à notre connaissance d’étude globale descriptive (et non normative) des pratiques d’acquisition 45. À quand une thèse sur la manipulation de Livres Hebdo ? On pourra alors commencer à évaluer l’impact réel des consommations personnelles sur l’exercice du métier. On dispose toutefois d’une première piste : en lecture publique, l’influence de la culture personnelle sur l’exercice du métier et celle réciproque de la pratique professionnelle sur les consommations culturelles sont perçues comme fortes ou très fortes, et la première plus forte que la seconde (bien que ce sentiment décroisse avec l’ancienneté dans le métier). Cela met sur la piste d’une forte influence des consommations personnelles en lecture publique, d’autant qu’a contrario, en documentation universitaire, les influences sont moins perçues, et la différence est inversée.
Constatant la fin du « modèle encyclopédique » de bibliothèque, Patrick Bazin appelle une évolution de la relation bibliothécaire/usager : « Cela suppose, inévitablement, d’accepter, d’une part, une bonne dose d’hybridation culturelle et, d’autre part, une approche orientée services, ne craignant pas, dans une certaine mesure, les pressions du consumérisme. C’est seulement à ce prix que les bibliothécaires pourront espérer remplir leur rôle de passeur et contribuer à l’animation d’un véritable espace public 46. »
Si la culture et la technique professionnelles font écran entre l’individu chargé de constituer les collections et ceux qui en sont les usagers, la relation interpersonnelle entre le bibliothécaire et l’usager de la bibliothèque est immédiate. Alors qu’on donne une importance toujours plus grande à l’accueil convivial des publics, la crainte – légitime ou fantasmatique – est celle d’un hiatus culturel, distinctif ou générationnel. De ce point de vue, on peut trouver rassurant le fait que des bibliothécaires aient joué à des jeux vidéos au cours de leur vie (même si cela n’a guère d’incidence sur la question de savoir s’il doit y avoir des jeux vidéo en bibliothèque ou non), et très rassurant que les bibliothécaires de lecture publique soient plus nombreux encore dans ce cas.
En revanche, on a dit plus haut que l’inscription des bibliothécaires dans le mouvement d’éloignement des formes traditionnelles de la culture ne s’accompagnait pas d’un intérêt croissant pour la culture scientifique. Le profil très littéraire des bibliothécaires n’est-il pas trop homogène ? Au terme d’une campagne de semaines-tests réalisée à la BPI, il ressortait que les sciences et techniques représentaient 19 % de l’utilisation des fonds mais 13 % de la collection (tandis que les langues et littérature représentaient 14 % des consultations, et 30 % de la collection) 47. Certes, les usages documentaires varient d’un champ de la connaissance à un autre, mais ne peut-on malgré tout s’interroger sur une éventuelle sous-représentation des sciences dans les bibliothèques publiques ? Du côté de la documentation universitaire, les services communs de la documentation recrutent tous les ans des agents amenés à gérer des collections exclusivement scientifiques. Certes, la bibliothéconomie (française, notamment) postule qu’il n’est pas nécessaire de connaître un domaine pour en gérer la documentation, mais, en termes de contact avec le public, avec les responsables, avec les enseignants, ne serait-il pas bon que le personnel français des bibliothèques dispose d’une réserve moins marginale d’agents intéressés par les sciences ? Il suffirait d’une épreuve optionnelle de mathématiques niveau bac + 2 pour ouvrir la porte des concours à une vaste et nouvelle population, qui, en outre, aurait l’avantage d’être plus masculine. D’autant qu’on a montré que l’appartenance à la profession n’annule pas les effets de genre. Or, l’ensemble des questions portant sur la culture numérique des bibliothécaires, que l’on n’a pas abordé ici faute de place, corrobore le même constat : l’informatique dessine un territoire masculin, qu’il s’agisse de la participation à Wikipédia, du téléchargement de musique, du blog, de l’écriture de code informatique…
Mai 2009