Lisez sans entraves : le prêt illimité à la bibliothèque municipale d’Albi
La bibliothèque municipale d’Albi expérimente depuis le mois de septembre 2007 un élargissement du prêt sans limitation du nombre de documents, ni de réservations par lecteur. Au bout d’une année, un premier bilan statistique de cette expérimentation peut être dressé – il y a globalement une hausse de plus de 13 % des prêts concernés – et des enseignements peuvent être tirés, dans l’attente d’autres expérimentations dans des bibliothèques de lecture publique de plus grande taille.
In September 2007, Albi municipal library launched an experiment extending a system of loans that placed no limit on the number of documents and did not require readers to reserve works. One year on, an initial statistical analysis reveals a rise of over 13% in loans. The experiment provides useful lessons that can be extended to larger public libraries should they wish to carry out similar projects.
Die Stadtbibliothek Albi erprobt seit September 2007 eine Ausdehnung der Ausleihe ohne Beschränkung der Medienanzahl noch der Vormerkungen pro Leser. Nach einem Jahr kann eine erste statistische Bilanz dieses Versuchs gezogen werden –es gibt insgesamt einen Anstieg von mehr als 13% der betreffenden Ausleihen– und es können in Erwartung weiterer Versuche in gröeren öffentlichen Bibliotheken Lehren gezogen werden.
La biblioteca municipal de Albi experimenta desde el mes de septiembre 2007 una ampliación del préstamo sin limitación del número de documentos, ni de reservas de parte del lector. Al cabo de un año, un primer balance estadístico de esta experimentación puede ser levantado –hay globalmente un alza de más 13% en lo que concierne a préstamos– también se pueden sacar enseñanzas, a la espera de otras experimentaciones en las bibliotecas de lectura pública de un tamaño más grande.
Afin d’améliorer la qualité du service rendu au public et après avoir fait un effort significatif sur les horaires d’ouverture 1, les bibliothèques municipales d’Albi ont souhaité réfléchir à des innovations marquantes dans leur offre de services. Au cours des discussions sur les pistes raisonnablement envisageables a germé l’idée d’un élargissement majeur des conditions de prêt, voire d’une expérimentation d’un prêt illimité pour les documents sur papier pendant une année.
Cette expérimentation a été mise en place sur l’ensemble du réseau depuis le mois de septembre 2007 et un premier bilan, riche d’enseignements, peut d’ores et déjà être dressé.
Une lente maturation
Le projet a mis beaucoup de temps – plus d’un an – à arriver à maturité. Les premières propositions ont été émises au cours de l’été 2006, et le projet n’a pu être mis en œuvre qu’en septembre 2007. Mais ce temps de maturation s’est avéré nécessaire, notamment pour adapter les équipes à cette modification.
La préparation de l’expérimentation s’est d’abord construite en interne, par le biais des réunions mensuelles de section, dont la synthèse a été présentée en réunion de direction, et de réunions plénières du service spécialement consacrées à ce dossier. Lors des premières discussions, de nombreuses craintes se sont exprimées : répartition moins équitable des prêts sur l’ensemble des adhérents ; baisse du nombre d’inscrits actifs, certaines familles pouvant faire le choix de ne prendre désormais qu’une seule carte ; baisse de la fréquentation ; baisse de l’offre sur certains fonds spécialisés (livres enregistrés, gros caractères) ne permettant pas de répondre à la demande ; augmentation du nombre de litiges sur les retards et les pertes de documents, avec augmentation du nombre de lettres de rappels et de pénalités ; demandes accrues des lecteurs sur les titres les plus demandés, avec interrogation sur le nombre d’exemplaires à acheter pour pouvoir répondre à la demande ; enfin, et surtout, la peur des rayonnages vides, dévalisés par les lecteurs.
De la même manière, il y a eu, de la part des élus, une première réaction extrêmement réservée, pour ne pas dire hostile, à l’égard d’une expérimentation trop radicalement innovante et susceptible de bousculer les pratiques des lecteurs.
Finalement, il y avait une appréhension toute légitime face à une évolution où la régulation du prêt ne serait plus du fait et du pouvoir des bibliothécaires, mais le résultat direct de la demande et des pratiques des lecteurs. En outre, le terme même de « prêt illimité » semblait presque tabou, en tout cas trop explicite, pour ne pas susciter trop d’émoi. Le terme « prêt illimité » est à prendre avec mesure puisque, s’il n’y a pas de limite en nombre, la durée du prêt reste bien limitée.
Extrait du règlement intérieur des bibliothèques portant sur les conditions de prêt
« L’inscription ouvre droit au prêt selon les conditions suivantes :
- La durée du premier prêt est de quatre semaines pour les livres, périodiques, jeux, partitions et les livres à écouter et de deux semaines pour les CD et DVD ; tout prêt peut être prolongé à la demande du lecteur, pendant la validité de son inscription et avant expiration du délai d’emprunt, sauf si le document a fait l’objet d’une réservation par un autre lecteur.
- 6 CD, 3 films documentaires, 3 films de fiction, 6 livres à écouter et 1 jeu en même temps au maximum ; il n’y a pas de limitation de nombre pour les livres, périodiques et partitions.
- Aucun prêt ou prolongation n’est possible pour un lecteur ayant un ou des document(s) en retard.
- Seuls les documents sortis peuvent être réservés et le nombre de réservations par lecteur n’est pas limité *. »
- (retour)↑ Le règlement complet est consultable en ligne sur le site internet des bibliothèques municipales d’Albi (http://www.mediatheque-albi.fr), à la rubrique « Infos pratiques ».
Les principes de l’expérimentation
Pour pouvoir être appliquée, l’expérimentation s’est appuyée sur une voie médiane se fondant sur le principe majeur « d’une ouverture plus large du prêt, sans limitation du nombre de réservations », étayé par des principes secondaires détaillant les nouvelles règles de prêt. Celles-ci ont entraîné la mise à jour du règlement intérieur des bibliothèques municipales, adoptée à l’unanimité par le conseil municipal d’Albi lors de la séance du 27 juin 2007 2.
Ce nouveau règlement porte qu’« il n’y a pas de limitation du nombre pour les livres, périodiques et partitions ». L’expérimentation n’est donc pas étendue aux supports multimédias. La notion de « premier prêt » reste fondamentale et primordiale, mais elle est enrichie d’une absence de limitation des prolongations et des réservations. Tout document peut donc être prolongé tant qu’il n’est pas en retard sur le compte du lecteur, que celui-ci est à jour de son abonnement et que le document n’est pas réservé par un autre lecteur. Le nombre de réservations par lecteur n’est pas limité. L’objectif est d’inciter à la réservation et d’augmenter le taux de sortie, et donc de rotation, des documents.
Ces nouvelles règles de prêt ont été appliquées à partir du début du mois de septembre 2007 3, mais sans appuyer la démarche par des actions de communication.
Bilan statistique après un an d’expérimentation
Un an après sa mise en œuvre, il apparaît que le « prêt sans limitation de nombre » n’a pas entraîné le maelström tant redouté, mais s’est traduit par une hausse globale significative de l’activité du service : + 9,35 % de prêt tout support confondu (voir tableau 1), et + 13,77 % de prêt pour les supports ouverts au prêt illimité (voir tableau 2). Les 500 000 prêts annuels sont aujourd’hui dépassés quand les prévisions les plus hautes à l’ouverture de la médiathèque tablaient sur un chiffre de 300 000 prêts annuels. Ce qui veut dire que, depuis 2001, l’ouverture du nouveau bâtiment de la médiathèque (janvier 2001) d’abord, puis les extensions d’horaires (2003 puis 2005), ajoutées à l’extension du périmètre tarifaire préférentiel au territoire de l’agglomération 4 (2004) et enfin l’expérimentation du prêt illimité se sont traduites par une hausse constante et continue du volume des prêts, et ce sans augmentation du budget ni de l’effectif.
Analyse par supports : le succès des périodiques
Une analyse plus détaillée par support montre que ce sont les périodiques qui ont bénéficié de la plus forte hausse (+ 20,55 %, voir tableau 1), alors que les livres sont dans la moyenne générale d’augmentation : + 13,11 %. Pour les fonds spécialisés – livres en gros caractères et partitions –, l’analyse doit être prudente, car ces fonds sont trop marginaux pour être représentatifs : certes, les partitions bénéficient d’une hausse significative des prêts (+ 18,72 %, voir tableau 1), mais celle-ci porte sur un fonds quantitativement restreint – 1 400 documents, soit moins d’1 % des collections en libre accès – et qui est majoritairement consulté par un public spécialisé très demandeur et ayant particulièrement profité du passage de deux prêts par carte à un nombre illimité de prêts par carte ; la remarque vaut aussi pour les livres en gros caractères – 2 300 exemplaires –, avec, en plus, le fait que le public concerné exprime des difficultés à emprunter en grand nombre des livres qui sont déjà plus volumineux – et donc plus lourds – que ceux imprimés en caractères normaux.
Analyse par site : hausse à Cantepau
En dehors des sites de conservation des fonds anciens ou spécialisés (bibliothèques Rascol et Rochegude), le réseau de lecture publique albigeois est constitué d’un équipement principal en centre-ville (la médiathèque Pierre-Amalric ouverte en janvier 2001), d’une annexe au nord de la ville accueillant une bibliothèque et une ludothèque (Cantepau) et d’un médiabus mis en service en septembre 2006 et desservant neuf quartiers de la périphérie de la commune. Le site de Cantepau est le seul à ne pas offrir de support multimédia (CD et DVD), mais il abrite la ludothèque et le fonds de partitions.
Les chiffres d’augmentation des prêts pour les documents concernés par le prêt illimité montrent que le site qui a connu la plus forte hausse d’activité est celui de Cantepau (+ 27,32 %), loin devant la médiathèque (+ 13,23 %) ou le médiabus (voir tableau 2). L’évolution des prêts à Cantepau est particulièrement porteuse d’enseignements sur les résultats bénéfiques de cette expérimentation, notamment parce que tous les documents proposés sur ce site, à l’exception des jeux, sont concernés par le prêt illimité. D’ailleurs, à Cantepau comme sur l’ensemble du réseau, ce sont les périodiques, en tant que support, qui ont connu la hausse la plus spectaculaire : + 36,65 % d’augmentation (voir tableaux 1 et 3) !
Il est tentant de conclure que la mise en œuvre du prêt illimité peut engendrer une hausse maximale d’un tiers de l’activité ; il va de soi qu’il sera intéressant de suivre cette évolution sur la durée.
Analyse comparée par site et par domaine thématique : l’envol théâtral et poétique
Une analyse comparée par site et par domaine révèle d’heureuses surprises. Plusieurs agents, notamment ceux qui sont aux postes de retour et de prêt, avaient fait part de leurs impressions selon lesquelles les séries de romans ou de bandes dessinées faisaient partie des documents les plus empruntés. Il est en effet fréquent de voir des lecteurs emprunter une série complète de mangas ou de romans du terroir.
Or, l’étude détaillée des chiffres de prêt par domaine, outre la hausse des périodiques déjà notée, révèle que des secteurs considérés comme ardus tels que le théâtre ou la poésie ont pleinement bénéficié de cet élargissement du prêt : + 50,57 % de prêts pour le théâtre à la médiathèque et + 79,17 % à Cantepau (voir tableau 3) ; pour la poésie, respectivement + 24,35 % et + 37,18 % (voir tableau 3). Certes, cette évolution n’est pas seulement liée au prêt illimité, car il y a aussi eu un effort de mise à niveau des collections en lien avec une politique d’animation dans ces domaines 5 ; mais s’il n’y avait qu’une seule raison pour légitimer le caractère bien fondé, et donc le maintien, du prêt illimité, en voilà une de choix.
Analyse des lecteurs : tassement relatif des inscrits actifs
Si le tassement du nombre général d’inscrits actifs 6 s’est confirmé en 2008, il ne semble pas que le prêt illimité ait eu les effets d’accélérateur tant redoutés : en septembre 2008, le nombre d’inscrits actifs (10 266) est retombé au niveau des deux premières années de l’ouverture (10 574 en 2001, 10 566 en 2002), après avoir connu un pic en 2005 (13 060), pour se réduire ensuite de 7 à 10 % par an.
Dans le détail, il n’y a pas de tassement ni de baisse plus forte pour les forfaits ouverts au prêt illimité : ceux-ci ont baissé de 10,9 % entre septembre 2007 et septembre 2008 à la médiathèque. À Cantepau, où la très forte majorité des inscrits prend le forfait simple (93,6 %), la baisse a été limitée à 2 % entre les mêmes dates.
Contrairement à ce qui était craint avant l’expérimentation, l’ouverture du prêt illimité n’a pas entraîné de chute significative du nombre d’inscrits.
Un nombre raisonnable de prêts de documents par carte
La régulation des prêts par les lecteurs s’est faite presque naturellement. S’il y eut quelques records spectaculaires dans les premières semaines – jusqu’à plus de 80 documents par carte –, le nombre de prêts par carte est ensuite redevenu raisonnable. Au début du mois d’octobre 2008, seuls 142 lecteurs titulaires de l’abonnement limité aux livres et périodiques avaient plus de 14 documents par carte, c’est-à-dire le nombre maximum de documents autorisés avant l’ouverture du prêt illimité ; et sur ces 142 lecteurs, 18 sont des collectivités (classes d’école ou de collège, associations ou crèches). À cette date, le lecteur ayant le plus de documents sur sa carte en avait 53.
Les enseignements de l’expérimentation
Quelles leçons tirer de cette expérimentation ? Dans l’ensemble, celle-ci a été naturellement très appréciée du public. Le prêt illimité a paru intéressant parce qu’il permet de prendre à l’envi des ouvrages qui n’auraient pas été empruntés s’il y avait eu restriction du prêt. De même, plusieurs enseignants ont fait part de leur satisfaction : dans le règlement précédent, le nombre de prêts par classe était limité à trente, ce qui était souvent insuffisant et avait entraîné des requêtes successives et insistantes en faveur d’un élargissement des prêts. En conséquence, ce bilan plutôt positif s’est traduit par le maintien du prêt illimité, avec la volonté de communiquer désormais auprès du public pour lui faire connaître cette innovation.
En ce qui concerne les effets directs sur l’organisation du service, cela a contraint à renforcer les équipes sur les postes de prêt et de retour et à adapter l’ergonomie de la banque centrale de prêt en élargissant les espaces de travail pour pouvoir traiter les volumes plus importants de documents présentés par les lecteurs.
Une gestion plus dynamique des collections
Une autre conséquence prévisible a été le constat de l’augmentation du nombre de réservations et une autre, imprévisible pour le coup, celui d’une aide induite au désherbage et au renouvellement des collections. En effet, le prêt n’étant plus limité, les auteurs ou les types de documents les plus demandés par le public ont rapidement déserté les rayonnages, de telle sorte qu’un lecteur qui souhaite aujourd’hui emprunter l’un de ces documents se doit de le réserver : le nombre de réservations a augmenté de + 77,8 %, passant de 7 267 entre septembre 2006 et septembre 2007 à 12 879 entre septembre 2007 et septembre 2008, dont 3 988 par internet. De même, les agents en charge du rangement et ceux en charge des acquisitions ont rapidement noté que le public, par sa demande, indique a contrario quels types de documents ou secteurs thématiques apparaissent comme inadaptés à la demande, principalement en raison d’une obsolescence matérielle ou intellectuelle. Désormais, un rapide parcours dans les rayonnages permet très rapidement de se rendre compte de ce qui correspond à la demande du public : des rayonnages vides indiquent un domaine ou un secteur pour lequel il y a une très forte demande ; des rayonnages trop pleins indiquent un secteur soit trop bien pourvu par rapport à la demande, soit mal renouvelé. Ce principe conforte ce qui avait déjà été pris en compte pour la répartition des budgets d’acquisition : à partir de l’enveloppe globale annuelle, les budgets sont répartis en faisant une moyenne des volumes des collections – c’est le choix du bibliothécaire –, et des volumes de prêts – c’est le choix du public –, le tout étant pondéré par le prix unitaire moyen du document considéré. Tout ceci oblige à une politique de désherbage, et donc de renouvellement des collections, plus réactive, plus dynamique et moins cumulative, s’appuyant sur une sensibilisation et une formation adaptée du personnel.
La tentation d’une bibliothèque vide
Aujourd’hui, plus de 22 % des collections en libre accès sont hors de la bibliothèque chez des lecteurs, quand ce taux était à un peu plus de 15 % avant l’expérimentation 7. Il y a donc encore une marge de progression très importante. D’où la tentation d’une conclusion en faveur d’une rotation accrue des collections et d’une incitation à la sortie maximale des livres à l’extérieur de la bibliothèque : et si la bibliothèque de lecture publique de demain était une bibliothèque aux rayonnages vides, la majorité de ses collections en libre accès étant chez le lecteur et non plus dans les murs de la bibliothèque ?
Naturellement, ces premières conclusions ne concernent que l’expérimentation albigeoise. Il serait intéressant que d’autres bibliothèques de lecture publique de bassins de lectorat plus importants – au moins 100 000 habitants – mettent elles aussi en œuvre cette expérimentation pour que leur bilan et leurs enseignements puissent être comparés.