Le patrimoine des bibliothèques : rapport à Monsieur le directeur du livre et de la lecture

Une conséquence, une cause, un point de repère

Jean-Luc Gautier-Gentès

Pour prendre une vue exacte du rapport Le Patrimoine des bibliothèques 1, communément appelé rapport Desgraves, de ses origines et de son contenu, il ne faudrait pas seulement disposer des archives qui s’y rapportent. Mais aussi le situer dans plusieurs histoires qui s’entrecroisent : celle du développement des politiques publiques culturelles ; celle de la montée du souci patrimonial ; celle de la façon dont la sauvegarde du patrimoine des bibliothèques est devenue un sujet en Europe et au-delà, etc. De toutes ces histoires, on ne retiendra ici que des bribes. À titre de pierre d’attente. Les politiques publiques relatives au patrimoine des bibliothèques attendent leur historien 2.

La politique patrimoniale à la Direction du livre avant la commission Desgraves

De la DBLP à la Direction du livre

Quand Louis Desgraves, inspecteur général des bibliothèques, ancien directeur de la bibliothèque municipale classée de Bordeaux, se voit confier par le directeur du livre et de la lecture le soin de constituer et de présider une commission sur le patrimoine des bibliothèques, le sujet n’est pas étranger à la direction.

En juillet 1975, la Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP) éclate. La responsabilité de la Bibliothèque nationale (BN) et des bibliothèques universitaires (BU) est attribuée au secrétariat d’État aux Universités. Le Service des bibliothèques publiques quant à lui rejoint le secrétariat d’Etat à la Culture ; il y intègre la Direction du livre quand celle-ci est créée en décembre 1975.

Or, l’année précédant sa disparition, en 1974, la DBLP avait créé le Service du livre ancien, géré par la BN. Il survit à la DBLP. C’est avec lui qu’en novembre 1975, soit après le transfert du Service des bibliothèques publiques à la Culture, mais avant la création de la Direction du livre, l’Association de l’Ecole nationale supérieure de bibliothécaires (AENSB) consacre trois journées d’étude aux « fonds anciens des bibliothèques françaises ». Le service y présente les premiers résultats de l’enquête connue sous le nom de « Bléchet-Charon » et qui visait à localiser et à dénombrer les livres anciens des bibliothèques municipales (BM), des BU et des bibliothèques des grands établissements (BGE). En 1977 et 1978, le Service des bibliothèques du secrétariat d’état aux Universités et la Direction du livre « développent le sujet en l’étendant aux fonds rares et précieux » et organisent « une suite de stages [tant à Paris qu’en province] intéressant toutes les bibliothèques, publiques ou privées, conservant dans leur collection de semblables documents 3 ».

En novembre 1977, à la faveur du nouveau décret portant organisation de la BN, le Service du livre ancien était devenu, sous le nom de Centre national du livre ancien et des documents rares et précieux, un des centres techniques de coopération dont la gestion était confiée à l’établissement. Mais cet avatar ne lui vaudra pas plus de recevoir de la BN les moyens de fonctionner qu’il ne les avait eus auparavant, et, à l’automne 1978, elle affecte unilatéralement les deux conservateurs qui constituent son personnel à des travaux de catalogage interne.

La Direction du livre prend par nécessité pour la part qui lui revient (les bibliothèques municipales) le relais d’un Service du livre ancien qui n’a pu exercer ses missions et, en même temps, jeune direction, n’est sans doute pas fâchée de marquer son territoire. À partir de 1978, elle dispose au bénéfice des BM de crédits de restauration et d’entretien. À partir de 1979, elle est attributaire de crédits de recherche qui permettent de reprendre la publication du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, de lancer la rédaction et de financer la publication de catalogues régionaux d’incunables et de subventionner le microfilmage des manuscrits médiévaux par l’Institut de recherche et d’histoire des textes du CNRS.

1980, année du patrimoine

En 1978, « les monuments historiques, l’archéologie, l’Inventaire général, qui n’avaient pas jusqu’alors été rassemblés dans la même structure, mais aussi l’ethnologie, au profit de laquelle on crée de toutes pièces une mission » forment une direction nouvelle au ministère de la Culture : la Direction du patrimoine. C’est « la première fois que le mot entre de façon explicite dans le vocabulaire administratif ». Il est décidé de faire de l’année suivante, 1979, une « Année du patrimoine ». Toujours en 1978, les musées bénéficient d’une loi programme 4. Ce climat favorable au patrimoine, que les collections concernées soient ou non désignées usuellement par ce mot, n’est sans doute pas étranger au fait que la Direction du livre bénéficie, à partir de 1978-1979, des crédits précités en faveur des fonds patrimoniaux des bibliothèques.

Prévue pour 1979, l’Année du patrimoine a finalement lieu en 1980. Voyant manifestement là une occasion d’appeler l’attention sur les documents anciens, rares et précieux des bibliothèques, l’AENSB leur consacre en février une nouvelle journée d’étude ; et choisit pour la désigner d’utiliser le mot – inhabituel s’agissant des bibliothèques 5 – de patrimoine (« Bibliothèques et patrimoine, hier, aujourd’hui et demain »). À l’été 1980, la DLL recrute au sortir de l’ENSB un conservateur pour, fait inédit, prendre en charge à compter du 1er novembre ce secteur et rien que ce secteur ; pour désigner celui-ci, on dit alors communément à la Direction comme ailleurs « le livre ancien », « les fonds anciens ».

Le rapport Vandevoorde

Le 17 octobre 1980, un rapport sur les bibliothèques en France est demandé par le premier ministre (Raymond Barre) au directeur du livre (Pierre Vandevoorde) pour le 15 juin suivant au plus tard. Poursuivi malgré la formation d’un nouveau gouvernement consécutive à l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981, ce rapport est remis deux mois après celle-ci (juillet).

Il est question des fonds patrimoniaux en trois endroits. Les deux premiers se rapportent aux BM. Bien que l’un ait pour titre « La conservation du patrimoine et les bibliothèques municipales classées », ils s’accordent en fait à identifier le patrimoine aux « fonds anciens ». Dans le premier passage, relatif à l’état présent, sont mis en relief les locaux adaptés dont ont bénéficié ces fonds à la faveur des constructions de nouvelles BM. Il s’agit à la fois d’énoncer une doctrine fondée (une des premières mesures à prendre pour sauvegarder les fonds anciens est de les placer dans des locaux adaptés et sécurisés) et de « mobiliser » les fonds anciens de telle manière qu’ils viennent soutenir le plaidoyer constant de la Direction du livre en faveur de la construction de nouvelles BM.

Le second passage est situé dans un chapitre intitulé « Autonomie des collectivités locales et politique nationale ». La définition d’un nouveau partage de compétences entre l’État et les collectivités locales faisait explicitement partie de la mission confiée par Raymond Barre à Pierre Vandevoorde (on a oublié que le climat était à la décentralisation dès avant l’élection de François Mitterrand). Cette définition n’est rendue que plus urgente par la décentralisation qu’annonce le gouvernement Mauroy. Le partage de compétences proposé dans ce passage est simple : aux villes la lecture publique, à l’État le patrimoine. Ainsi, s’il est classiquement demandé que l’État dispose de crédits en faveur de l’entretien et du catalogage, il est aussi proposé que la prise en charge des fonds anciens constitue désormais le seul critère d’affectation des conservateurs d’État dans les bibliothèques municipales classées (BMC). 6.

Par ailleurs, dans la partie consacrée aux « Problèmes communs [à toutes les bibliothèques] », un chapitre demandé au conservateur chargé des dossiers patrimoniaux et intitulé « Le patrimoine des bibliothèques » est consacré à ce dernier. Il s’agit d’une sorte de première esquisse – succincte et malhabile – du rapport Le patrimoine des bibliothèques.

Seules sont prises en compte les BM et les BU et BGE (bibliothèques de grands établissements). Mais à ce périmètre, est appliquée une idée qui, héritée du passé récent, sera réaffirmée par Le patrimoine des bibliothèques et se sépare sur ce point du reste du rapport : le patrimoine des bibliothèques ne se limite ni aux livres imprimés ni aux documents anciens.

De même, aucune des trois grandes composantes de la question patrimoniale – à savoir la conservation, la mise en valeur (dont le signalement) et les enrichissements – n’est laissée de côté. Le gros des mesures concerne la conservation : amélioration des locaux concernés des BM grâce à une prise en charge par l’État d’au moins 50 %; augmentation des moyens du Centre de recherches sur la conservation des documents graphiques (CRCDG)  7 ; accroissement des crédits de restauration dont bénéficient les BM ; augmentation des effectifs des ateliers de l’État et création de nouveaux ateliers ; mise en service d’une ou deux unités mobiles de désinfection ; campagnes de microfilmage ; plan de sauvegarde des documents dont le papier s’autodétruit. Mais le signalement n’est pas oublié : augmentation du nombre de postes de conservateurs dans les BMC, spécialement celles qui pourraient venir en aide aux bibliothèques plus petites ; recrutement d’une équipe volante de catalogueurs à la DLL ; concours de l’université et de la recherche ; constitution d’un catalogue national informatisé des fonds anciens. Pour « sensibiliser le public » à la question, il est recommandé de multiplier les animations et expositions. Enfin, il est demandé que la Direction du livre dispose d’une ligne budgétaire pour aider les BM à acquérir des documents patrimoniaux  8.

La plupart de ces mesures se retrouveront dans Le patrimoine des bibliothèques.

Formation de la commission Desgraves

D’une juxtaposition de mesures à une politique

La nomination de Jack Lang rue de Valois en mai 1981 s’accompagne d’un accroissement des moyens du ministère de la Culture qui profite à la Direction du livre. En 1982, les crédits de restauration et d’entretien connaissent de fortes augmentations. Sont par ailleurs institués des crédits pour la microreproduction des périodiques locaux ; pour aider à l’achat par les BM d’ouvrages de références, en vue d’encourager et de faciliter le signalement et l’exploitation des fonds ; pour la publication de catalogues locaux ; pour aider les BM à acquérir des documents patrimoniaux  9 ; pour apporter une aide aux bibliothèques semi-publiques ou privées. Formulées à l’été 1981, les demandes budgétaires correspondantes l’ont donc été avant la formation de la commission Desgraves. Elles s’inscrivent dans la continuité des mesures mises en œuvre depuis plusieurs années et dont le rapport Vandevoorde relaye le souhait de les amplifier.

Jean Gattégno succède à Pierre Vandevoorde par décret du 23 octobre 1981, la Direction du livre devenant Direction du livre et de la lecture. C’est moins de quinze jours plus tard, le 5 novembre, qu’il adresse à Louis Desgraves une lettre ainsi libellée :

« Si soucieuse qu’elle soit d’assurer le développement de ce qu’il est convenu d’appeler la lecture publique, la Direction du livre et de la lecture n’entend pas pour autant se désintéresser de la préservation, de la mise en valeur et de l’accroissement nécessaires des collections de toute nature qui, conservées dans les bibliothèques publiques [= toutes les bibliothèques dépendant de la puissance publique], constituent une part très précieuse du patrimoine national.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de confier à une commission composée de personnalités qualifiées une mission de réflexion qui devra déboucher sur un ensemble de propositions.

Cette commission sera chargée de me proposer toutes mesures utiles pour mieux conserver, mettre en valeur et enrichir le patrimoine des bibliothèques publiques, Bibliothèque nationale comprise, sans oublier le patrimoine contemporain. […] »

On a vu que l’action patrimoniale de la Direction du livre remontait en fait à 1977-1978 et que, dès l’été 1981, elle introduisait pour une amplification de cette action des demandes budgétaires qui seraient suivies d’effet en 1982. Il y a donc lieu de voir dans la formation de la commission Desgraves non la découverte du sujet patrimonial mais – dans un contexte budgétaire plus favorable – le souhait de lui consacrer une réflexion nouvelle et plus ambitieuse.

Comment et pourquoi le tout nouveau directeur du livre et de la lecture a pris la décision de lancer cette réflexion, c’est ce qu’on ne peut préciser ici avec certitude. Au premier rang des hypothèses, figure le rôle plus que probable d’une instance qu’on n’aurait pas attendue dans ce rôle tant elle est associée dans la mémoire collective au développement de la lecture publique : la commission Pingaud-Barreau, qui œuvrait déjà depuis trois mois (lettre de mission du 23 juillet 1981) quand Jean Gattégno succéda à Pierre Vandevoorde. En effet, d’un côté, parmi les cinquante-cinq mesures qu’elle avait préconisées dans un premier rapport rendu le 1er octobre, il n’en figurait aucune en faveur du patrimoine. Mais d’un autre côté, définissant les missions des bibliothèques, elle avait placé en première place celle d’« assurer la protection et la mise en valeur du patrimoine littéraire, documentaire et iconographique conservé dans l’ensemble des établissements (et pas seulement dans les bibliothèques classées) ». Il est donc vraisemblable que la commission Pingaud-Barreau, à la fois, confirma ou fit savoir au nouveau directeur du livre et de la lecture qu’elle ne se saisirait pas de ce sujet et qu’il méritait qu’on s’en saisît. Rendu avant celui de la commission Desgraves, son second rapport (20 janvier 1982) ne traite pas plus du patrimoine que le premier.

En somme, la formation de la commission Pingaud-Barreau ayant fait du rapport Vandevoorde en général un document caduc à peine était-il remis  10, au profit d’une politique symboliquement et effectivement nouvelle et plus ample, la commission Desgraves est chargée de remédier à ce vide dans le domaine du patrimoine.

À l’étranger

S’il est passé commande par la DLL d’un rapport sur le patrimoine des bibliothèques, c’est que le climat s’y prête. En France. Mais qu’en est-il à l’étranger ?

En 1973, la British Library évalue l’état de ses collections. Consacré à la BN, le rapport Caillet (1979) lui succède dans cet exercice.

Autre chose est la prise en compte à l’étranger des fonds patrimoniaux des autres bibliothèques. Une étude sur ce sujet reste à conduire. En attendant, le rapport de l’Inspection générale des bibliothèques (IGB), Actions en faveur du patrimoine (1990), fournit des éléments. Or, à en prendre connaissance, il est frappant de constater que si les principes pour la conservation et la restauration des collections des bibliothèques définis par l’Ifla voient le jour en 1979, les autres réflexions citées sont postérieures à 1982, qu’il s’agisse du rapport Fabian en République fédérale d’Allemagne (1983) ou de travaux se situant dans un cadre international (1986-1987). Si cette constatation se vérifiait, on pourrait être tenté d’en conclure que la France, qui, vue par elle-même, s’intéressait tardivement au patrimoine et en rompant avec la priorité donnée à la lecture publique, vue de l’extérieur, montrait pour le patrimoine un intérêt qui s’inscrivait bien dans la continuité de son retard en matière de lecture publique.

Au moins une exception portera à nuancer l’éventuelle observation qui précède : si la commission Ratcliffe, au Royaume-Uni, ne rend son rapport qu’en 1983 pour publication l’année suivante, c’est en 1980 qu’elle est formée. Toutefois, elle ne s’est intéressée qu’à la conservation.

La commission Querrien

Si la commission Pingaud-Barreau, dans le champ de laquelle les bibliothèques figuraient de plein droit, n’entendait pas s’occuper du patrimoine, une autre commission fut constituée qui, chargée de réfléchir à une « nouvelle politique du patrimoine », était susceptible de prendre en compte les bibliothèques sans qu’on fût pour autant certain que ce serait le cas. Il s’agit de la commission dont la présidence fut confiée à Max Querrien, conseiller d’État. Signée du ministre, sa lettre de mission est du 31 juillet, soit deux mois après celle de Louis Desgraves. Le rapporteur de la commission se mit en relation avec M. Querrien. Celui-ci n’avait pas envisagé d’inclure les bibliothèques dans le champ de son étude ; sans les exclure, sa lettre de mission ne les mentionnait pas, alors qu’elle évoquait les archives – ce qui en dit long sur la faible visibilité politique du patrimoine des bibliothèques à l’époque hormis les collections de la BN. Il fut convenu que le contenu du rapport de la commission Desgraves serait porté à la connaissance de la commission Querrien, qui lui ferait une place dans son propre rapport. Louis Desgraves et le rapporteur de sa commission furent conviés à une séance de la commission Querrien (3 mars 1982). Remis en juin 1982, c’est-à-dire peu après Le patrimoine des bibliothèques, le rapport de celle-ci comporte de fait une partie sur les bibliothèques ; et c’est une sorte d’abrégé des observations et conclusions de la commission Desgraves, dont un état provisoire avait été adressé au début mai à Max Querrien. Cette source est dûment mentionnée et il est renvoyé au rapport de la commission Desgraves pour un traitement plus complet de la question.

Le contenu

Le périmètre

1°) Dans le champ à considérer, la commission Desgraves inclut les principaux types de bibliothèques publiques concernés, à savoir, au-delà de la BN, les BM, les BU et les BGE. Mais aussi toutes les bibliothèques relevant de la puissance publique, par exemple les bibliothèques ressortissant à d’autres ministères. Ainsi que, le cas échéant, des bibliothèques semi-publiques ou privées, telles que les bibliothèques confessionnelles.

La largeur de ce champ est cohérente tant avec l’idée que ces bibliothèques peuvent détenir des documents uniques qu’avec la valeur patrimoniale attachée à la notion de fonds ou encore la conservation partagée.

2°) Pour désigner ce qui devait être considéré comme patrimonial, l’expression de « fonds anciens, rares et précieux » avait été substituée à celle de « fonds anciens » dès avant le rapport. Celui-ci reprend, confirme, valide encore plus officiellement cette substitution. Mais il inclut plus clairement dans le patrimoine les documents contemporains « nativement précieux » (par exemple les livres de bibliophilie et les reliures d’art, que les bibliothèques sont invitées à accueillir en plus grand nombre). Et plus clairement et plus nouvellement, il y inclut aussi les fonds spécialisés – en particulier les fonds locaux – et appelle l’attention sur le patrimoine « en puissance » – autrement dit, sur les lacunes que risquent d’occasionner dans le patrimoine de demain des éliminations non coordonnées aujourd’hui.

Il faut relever l’accent mis par la commission sur les « documents iconographiques, sonores et audiovisuels ». D’un côté, cette catégorie paraît aujourd’hui hétéroclite – on distingue communément d’une part les documents iconographiques et d’autre part les documents sonores et audiovisuels – et témoigne de ce point de vue d’une perception un peu confuse de documents que les bibliothèques accueillaient traditionnellement dans leurs collections patrimoniales, mais dont elles sont souvent embarrassées (estampes, photographies) ou auxquels les bibliothèques s’étaient récemment ouvertes (documents sonores et audiovisuels  11). D’un autre côté, l’intention est claire d’intégrer de plein droit tous ces documents au patrimoine – en particulier les documents sonores et audiovisuels, tenus soit pour patrimoniaux (archives sonores) soit pour potentiellement patrimoniaux ni plus ni moins que les livres nouvellement imprimés.

L’accent mis par la commission sur les images de toute sorte et le son doit être replacé dans le contexte de la transformation souhaitée des bibliothèques en médiathèques. De même qu’en évoquant la nécessité de locaux adaptés, la commission relaye sur le plan patrimonial l’ambition constructrice mise en œuvre au nom de la lecture publique par la DLL, de même, en affirmant que les images et le son ne sont pas exclus a priori du périmètre patrimonial, elle soutient l’introduction des disques et des films dans les collections.

3°) Le rapport définit ainsi les sujets dont la commission a estimé qu’ils ressortissaient à sa mission de réflexion : « la conservation de tous les documents, sans distinction d’âge, des pièces courantes de fabrication récente étant susceptibles de devenir rares et donc précieuses » ; la « mise en valeur des fonds anciens, rares et précieux […] » ; les « acquisitions de documents qui, pour diverses raisons, constituent un patrimoine éminent et parfois sous-estimé : documents reçus au titre du dépôt légal, livres de bibliophilie et reliures d’art contemporains, documents produits à l’étrangers […] », etc. Ceci revenait à dire que la commission n’entendait laisser de côté aucun des aspects de la question à la seule exception des acquisitions de documents courants auxquelles il ne lui revenait de s’intéresser que dans la mesure où elles amenaient dans les bibliothèques un patrimoine potentiel.

Cette logique sera poussée jusqu’à ses dernières conséquences : des mesures à mettre en œuvre en matière de conservation, la commission remonte jusqu’à la nécessité de disposer d’une recherche fondamentale à la hauteur des enjeux (renforcement du CRCDG) ; les compétences requises pour la mise en œuvre d’une politique patrimoniale dans les bibliothèques la conduisent à se saisir du problème de la formation, celle des conservateurs, mais aussi celle des magasiniers et des restaurateurs.

Prise en compte de tous les types de bibliothèques ; une définition du patrimoine faisant leur part aux documents contemporains et s’attachant à préserver les droits du patrimoine de demain ; la conviction que la conservation, la mise en valeur et les enrichissements forment un tout indissociable : chacun de ces traits aurait suffi à faire du rapport un document singulier par rapport au paysage antérieur. Or, il réunit les trois.

La responsabilité de l’État

Quelles que soient les collectivités propriétaires des documents patrimoniaux, ceux-ci forment ensemble un patrimoine d’intérêt national. De plus, jusqu’ici, la plupart d’entre elles n’ont pas manifesté un réel intérêt pour ces documents ; beaucoup n’ont fait l’objet d’aucun traitement et/ou ont disparu ou sont menacés. C’est à cette double observation que la commission adosse l’idée d’une responsabilité particulière de l’État à l’égard des fonds patrimoniaux.

S’agissant des fonds qui lui appartiennent (BU, BGE, fonds d’État des BM), il s’agit de le placer en face de ses responsabilités et pour tout dire, de ses défaillances. S’agissant de tous les autres fonds patrimoniaux, ceux dont il n’est pas le propriétaire, il s’agit d’aller jusqu’au bout de la logique mise en œuvre depuis quelques années, selon laquelle mettre du personnel à disposition et se doter d’un droit de contrôle (BMC) ne suffit pas : une politique doit être déployée qui prenne en compte tous les aspects de la question patrimoniale.

Une loi sur les bibliothèques ayant été annoncée par le ministre de la Culture (il ne serait pas le dernier dans cet exercice) sur la foi du rapport Pingaud-Barreau, le rapport l’évoque à plusieurs reprises pour souhaiter que ses préconisations y trouvent place. En effet, il n’était pas prévu qu’elle dût traiter du patrimoine ; pour le rapport Pingaud-Barreau, il s’agissait d’une « loi sur la lecture publique » visant en particulier à rattraper le retard français en la matière.

BN, BM, BU et BGE

Concernant les BM, des demandes visent à amplifier des types d’action déjà en cours à la DLL. Il en est ainsi du doublement de son budget pour l’acquisition de documents patrimoniaux et du plus que doublement des crédits d’entretien.

D’autres demandes visent à lancer des actions nouvelles. Les unes concernent la conservation. En cohérence avec l’accent mis sur l’entretien, est ainsi demandée dès 1983 la mise en œuvre d’un plan pluriannuel d’adaptation des locaux les plus insalubres des BM. Dans le cadre de la décentralisation, il était envisagé que la DLL ne dispose plus des crédits qui lui permettaient de contribuer au financement de la construction de nouvelles BM. Ils seraient désormais fondus dans la Dotation générale de décentralisation (DGD). Au nom du patrimoine, le rapport – comme le rapport Pingaud-Barreau l’avait fait au nom de la lecture publique – vient à l’appui de l’hostilité de la DLL à cette globalisation en recommandant qu’elle dispose de cette ligne budgétaire pendant encore au moins cinq ans.

La BN est explicitement incluse dans le champ de réflexion de la commission par la lettre de mission adressée à son président. Il était d’autant moins question qu’elle n’y fût pas que son rattachement au ministère de la Culture était programmé (le décret qui prononce ce rattachement est du 5 juin 1981, soit quatre jours après la signature de la lettre).

D’un côté, elle ne pouvait effectivement pas être ignorée dans un rapport qui prétendait traiter du patrimoine de toutes les bibliothèques. D’un autre côté, il s’agissait d’un univers et d’un sujet en soi. Telle était aussi l’opinion de l’établissement, qui avait subi plutôt que voulu son transfert au ministère de la Culture et était plus préoccupé des suites du rapport Caillet que des travaux de la commission Desgraves  12. Ceci explique que celle-ci n’ait pas consacré aux problèmes spécifiques de la BN le même degré d’attention qu’à ceux des BM, des BU et des BGE. Prenant le relais du rapport Caillet, elle n’en a pas moins recueilli, pour les appuyer, les demandes budgétaires de l’établissement relatives à la conservation, en particulier celles qui visaient à rénover ses locaux. Mais elle souligne aussi ses besoins en matière de crédits d’acquisition, qu’il s’agisse d’acquérir des documents d’intérêt national ou des documents étrangers.

Le tableau annexé au rapport récapitulant les crédits consacrés au patrimoine des bibliothèques par les deux ministères depuis 1978 fait apparaître que celui de l’Éducation nationale (Service des bibliothèques puis DBMIST, Direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique) consacrait depuis au moins cette date un petit budget à la microreproduction de périodiques et qu’en 1979, la restauration avait également donné lieu à quelques crédits.

Comme la DLL, le ministère de l’Éducation nationale aurait pu décider de prendre le relais du Centre national du livre ancien et des documents rares et précieux pour les BU et les BGE. Peut-être les crédits précités sont-ils la trace de velléités en ce sens. Elles se sont d’autant moins transformées en politique que c’était alors la grande misère des BU ; dans ce contexte, les fonds patrimoniaux ne pouvaient apparaître comme une priorité.

Dès lors, il n’allait pas de soi que le ministère accepterait que la commission Desgraves prenne en compte les BU et les BGE – d’autant qu’elle procédait d’un autre département ministériel. Or, il a donné son agrément et désigné un représentant ainsi qu’il y était invité  13. Les mesures demandées au profit des BU et les BGE sont largement inspirées de la DLL. La plupart concernent la conservation (locaux ; entretien des collections ; reliure et restauration ; microreproduction) Mais le signalement n’est pas oublié (publication de catalogues) ni les acquisitions (ligne budgétaire permettant d’aider à l’acquisition de documents patrimoniaux ; accroissement du nombre des documents étrangers supposant une augmentation globale des crédits d’acquisition).

Une politique nationale

Au moins deux sujets sont identifiés comme nécessitant une réflexion conjointe des deux ministères.

1°) L’élaboration d’un plan national de conservation partagée. Fait singulier, c’est aux BU et aux BGE qu’il est préconisé d’attribuer la conservation de « l’ensemble de la documentation scientifique et technique, y compris les sciences humaines ». Il est suggéré de mettre fin au principe d’inaliénabilité de toutes les collections des bibliothèques. En faisant sortir les éliminations de la clandestinité, le rapport se propose à la fois de les faciliter et de les contrôler en vue d’une meilleure conservation partagée. Le plan n’est pas seulement conçu dans une perspective passive (éviter les éliminations inopportunes), mais active (se voir attribuer un « créneau » de conservation suppose qu’on soit à même d’acquérir les documents concernés).

2°) La « mise en place de catalogues nationaux informatisés, aussi complets que possible, de tous les types de documents patrimoniaux ».

En attendant, il y a lieu de publier tous les catalogues partiels qui peuvent l’être. En effet, « ambitieux », le plan se veut aussi « pragmatique » (Gilles Éboli, 1997)  14.

Contre l’école du perfectionnisme catalographique, la commission opte pour l’efficacité en se prononçant pour l’adoption de normes simples. Pour venir à bout du catalogage des documents patrimoniaux dans les BM dépourvues de personnel qualifié, elle recommande de tester l’idée, explorée notamment par un de ses membres bien des années plus tôt (Henri-Jean Martin), de faire réaliser des inventaires photographiques des fonds concernés par des « missionnaires » qui effectueraient ensuite le catalogage au vu de ces substituts.

Chacun des deux ministères devra se mettre en rapport avec les bibliothèques semi-publiques ou privées gravitant dans son orbite pour les aider à mieux conserver et à cataloguer leurs fonds en contrepartie d’une ouverture au public accrue.

Pour mener les actions à conduire en régions, la commission a été amenée à plusieurs reprises à souhaiter la mise en place de services régionaux : pour le tri et la conservation des ouvrages éliminés par les bibliothèques de la région ; pour la restauration ; pour la microreproduction à des fins de conservation ou d’exploitation ; pour l’animation ; pour la coordination des acquisitions, etc. Elle en tire la conclusion naturelle en recommandant la création de centres régionaux uniques, répondant à tous les besoins recensés.

S’agissant des statuts, deux hypothèses sont évoquées. Selon la première, les centres seraient intégrés « à de grandes bibliothèques, notamment municipales, qui s’efforcent de jouer […] le rôle de bibliothèques régionales » ; celles-ci recevraient des moyens spécifiques. Selon la seconde hypothèse, les centres seront autonomes. La commission ne méconnaît pas les avantages de l’intégration. En particulier, les centres disposeront directement des ressources documentaires des bibliothèques concernées. Mais les arguments suivants la conduisent à préférer la seconde hypothèse : « […] Aucune bibliothèque ne possède à l’heure actuelle des locaux suffisants pour remplir correctement toutes les fonctions nécessaires des centres. En outre, il paraît bien que l’aide des centres serait d’autant mieux acceptée dans certains cas par de petites bibliothèques qu’ils ne seraient pas liés à des bibliothèques importantes. D’autres bibliothèques importantes accepteraient mal de voir assumer par des établissements comparables un rôle régional. Enfin, la tentation serait constante chez la bibliothèque chargée du centre de privilégier ses besoins au détriment de ceux des autres bibliothèques. »

À la définition des missions des centres et à leur gestion, les collectivités locales seront associées : les communes, mais sont aussi cités régions et départements. La commission recommande qu’il s’agisse de structures d’État, en l’occurrence d’établissements publics nationaux, du fait « des responsabilités de l’État en la matière » et « de la nécessité d’une action interministérielle ».

À Paris, un « centre national de coordination et d’impulsion », commun au ministère de l’Éducation nationale et au ministère de la Culture, pilotera la politique à conduire. À tort ou à raison – à juste titre quant aux principes et de manière plus contestable quant à leur déclinaison pratique – la commission se croyait tenue d’affirmer que les mesures à mettre en œuvre relevaient d’une politique interministérielle et que la mise en œuvre de cette politique nécessitait des structures spécialisées et pérennes. Pour autant, elle était consciente que le centre national avait peu de chances de voir le jour. C’est une des raisons pour lesquelles elle demande « en attendant » la création à la DLL d’un comité consultatif auquel serait invité en permanence un représentant du ministère de l’Éducation nationale.

Les effets du rapport

Le principal effet du rapport – son principal mérite aussi – est probablement d’avoir rendu légitime de porter intérêt aux fonds patrimoniaux, voire d’avoir rendu illégitime de ne pas leur porter d’intérêt.

« Premier texte à fonder dans la doctrine professionnelle une conscience aiguë du patrimoine  15 », il est difficile après le rapport de faire comme si le développement de la lecture publique était le seul problème qui se posait aux bibliothèques municipales, comme si leur extension et leur modernisation étaient le seul problème qui se posait aux BU. Il n’est plus possible après lui de faire comme si les fonds patrimoniaux des bibliothèques se résumaient à ceux de la BN.

Le rapport met en relation une affirmation et un constat. L’affirmation est que l’État a des responsabilités particulières en matière de patrimoine des bibliothèques. Le constat est que le patrimoine des bibliothèques est largement en déshérence, qu’il s’agisse de sa préservation ou de sa mise à disposition du public. La mise en relation de ce constat et de cette affirmation veut mettre en lumière et fait effectivement éclater une contradiction : le patrimoine des bibliothèques est en déshérence alors que l’État en est responsable. Cette contradiction fait scandale d’autant plus dans le cas des collections qui sont la propriété de celui-ci dans les villes (fonds d’État des BMC et d’autres BM) et des bibliothèques qui dépendent de lui (Bibliothèque Nationale, BU, BGE etc.).

Quant aux suites qu’ont connues ses préconisations, il est bien difficile de distinguer les actions qui procèdent directement et assurément de lui, celles qui sont inspirées de lui, celles qui ont été menées parce que de toute manière elles s’imposaient, etc. Il est plus aisé de repérer les mesures qu’il prônait et qui n’ont pas été prises.

Au vu des politiques suivies par le ministère de la Culture et accessoirement par le ministère de l’Éducation nationale comme suite au rapport, une sorte de théorème s’impose : les mesures préconisées par celui-ci ont rencontré d’autant plus de succès qu’elles n’impliquaient pas, d’une part, une coopération entre les deux ministères et, d’autre part, la mise en place de structures pérennes dotées de moyens permanents, notamment des emplois de fonctionnaires.

Au ministère de la Culture

L’accueil que le document reçut de la part du ministère de la Culture fut très en deçà, c’est le moins qu’on puisse dire, de la politique qu’il préconisait  16. À la demande du directeur du livre et de la lecture, une note résumant les propositions qui concernaient le ministère fut rédigée par le rapporteur à destination du directeur de cabinet. Si elle fut envoyée, elle ne suscita guère d’échos. La commission aurait souhaité que le rapport soit édité. Ce ne fut pas le cas. La publication dans le BBF, en décembre 1982, à l’initiative de la revue, d’un abrégé, valut à son auteur, le rapporteur de la commission, des représentations de ses supérieurs hiérarchiques qui n’auguraient pas d’une brillante carrière. Il faut probablement attribuer leur souhait de ne pas rendre le document public à l’importance des moyens demandés, mais aussi aux objections qu’appelait de leur part le dispositif imaginé pour mettre en œuvre la politique préconisée, à savoir, le centre national de coordination et d’impulsion et les centres régionaux. On reviendra sur ce point.

On a vu que dès la fin des années 1970, puis pour prendre effet en 1982 (soit avant la fin des travaux de la commission), la Direction du livre met en place des financements en faveur de la conservation, du signalement et de l’enrichissement des fonds patrimoniaux. Après la remise du rapport, elle poursuit et développe les actions en question. Côté conservation, l’aide au recrutement de relieurs par les BM n’est pas instituée. En revanche, « un certain nombre de projets “régionaux” voient le jour, destinés par la suite à connaître des fortunes diverses : ateliers de microfilmage, plans de conservation partagée des périodiques, centres de traitements de masse 17... ».

Conformément à une éventualité évoquée par le rapport Vandevoorde, une « unité mobile de désinfection » (UMD) fut mise en service par la DLL en 1986. Cette mise en service ne fait pas partie des mesures proposées dans Le Patrimoine des bibliothèques, probablement parce qu’il était prévu que la désinfection fût effectuée dans les centres régionaux. Dès lors que ceux-ci ne devaient pas voir le jour, la solution de l’UMD redevenait d’actualité. Mais elle fonctionna peu, étant devenue véritablement opérationnelle peu avant que le procédé sur lequel elle se fondait (oxyde d’éthylène) ne soit interdit.

Ce n’est certainement pas au rapport – qui demandait que la DLL conservât la disposition au moins temporaire d’un budget d’aide à la construction de BM – que le concours particulier doit d’exister. Mais c’est conformément aux visées qui le conduisaient à souhaiter le maintien de ces crédits que l’aménagement de locaux adaptés à la conservation de fonds patrimoniaux figure au nombre des critères permettant d’émarger au concours particulier.

Comme souhaité par le rapport, le catalogage des livres anciens sur la base d’inventaires photographiques fut testé. L’expérience ne fut pas jugée concluante, pour des raisons dans lesquelles il est difficile de faire la part des obstacles méthodologiques (l’inventaire et les opérations associées prenaient plus de temps que prévu), des circonstances (départ du premier ITA en charge de ce dossier), de l’évolution « politico-technique » (mise en œuvre du logiciel Libra dans lequel les notices des livres anciens entraient difficilement) et technique (développement des ordinateurs).

Effectuées par la DLL à partir de 1984, la rédaction et la diffusion de notes d’information touchant en particulier à la conservation se situent dans le droit fil des recommandations de la commission.

En 1984, un rapport sur le thème « décentralisation et bibliothèques publiques (bibliothèques des collectivités territoriales) » est demandé par le DLL à Louis Yvert, chef du Service des bibliothèques publiques à l’époque de la commission Desgraves et devenu depuis inspecteur général des bibliothèques. Dans le texte d’une loi sur les bibliothèques publiques proposée par ce document, se reconnaissent plusieurs des points mis en relief par la commission Desgraves, dont le rapport est explicitement mentionné : les éliminations doivent être organisées ; l’intérêt patrimonial des collections ne dépend pas de son propriétaire (État ou collectivités locales). Et le patrimoine fait bien partie des objets de la coopération interbibliothèques à organiser.

Le 19 octobre 1988, le ministre de la Culture adresse aux préfets des régions et des départements une circulaire sur le thème « Patrimoine des bibliothèques et lecture publique. Compétences et missions de l’Etat. » Il s’agit de faire le point sur cette question après la décentralisation. La circulaire affirme les responsabilités particulières de l’État en matière patrimoniale, un exposé circonstancié des mesures mises en œuvre à l’appui. Moins d’un mois plus tard paraît le décret dit sur le contrôle technique (8 novembre), par lequel l’État réaffirme et étend son droit de contrôle notamment sur les fonds patrimoniaux des BM. Aucun de ces textes n’avait été demandé par la commission Desgraves. C’est que, comme il a été dit, une loi sur les bibliothèques était alors annoncée, dans laquelle la commission espérait faire prendre en compte ses préconisations et dont découleraient des textes d’application. La circulaire et le décret précités visent justement à pallier l’absence de loi. Ils s’avérèrent d’autant plus utiles que la loi « sur le patrimoine livresque » demandée par la commission Béghain (1989) ne vit pas plus le jour qu’une loi sur les bibliothèques en général.

Au ministère de l’Éducation nationale

Jusqu’en 1987-1988, la DBMIST consacrera proportionnellement peu de moyens au patrimoine. Elle a réservé un accueil d’autant plus favorable au rapport que les mesures proposées pour les BU et les BGE ont bien entendu été formulées avec son concours ou son assentiment. De son côté, l’Association des directeurs de bibliothèque universitaire (ADBU) montre de l’intérêt pour la question. Une commission conservation fonctionne activement en son sein. Le patrimoine des bibliothèques et l’action de la DLL ne sont pas moins connus des directeurs de BU que de la DBMIST. Mais, de même que du côté du ministère de la Culture la priorité avait été et restait la lecture publique, de même, la priorité de la DBMIST était la modernisation des BU : introduction des nouvelles technologies, développement et amélioration des formations (Enssib, CRFP, Urfist), évolution du cadre réglementaire. Dans ce contexte, le patrimoine restera d’autant plus au second plan, pour ne pas dire à l’arrière-plan, que les crédits de fonctionnement alloués aux BU stagnent (40 MF de 1982 à 1987).

À défaut de budgets, des études furent conduites. Plusieurs BU d’Ile-de-France avaient annoncé la saturation de leurs magasins. En 1983, la DBMIST adressa un questionnaire aux BU et BGE de cette région sur l’état des capacités de stockage, les politiques d’élimination, les attentes. Le fonctionnement de bibliothèques de dépôt à l’étranger avait été examiné. Il n’y avait pas alors de budget pour créer un établissement bibliothèque de ce type en Ile-de-France – et peu d’enthousiasme de la part des bibliothèques, qui défendaient des projets d’extension. Mais le projet de Centre technique du livre de l’enseignement supérieur (CTLes) sera repris en 1988, après la diète budgétaire. En 1987, un rapport établi par un inspecteur général des bibliothèques et le responsable de la conservation à la BN fait connaître la situation et les besoins des ateliers de restauration des bibliothèques de l’enseignement supérieur.

Par ailleurs, des opérations de valorisation du patrimoine furent menées : réalisation de banques d’images sur vidéodisques (enluminures de manuscrits de la bibliothèque Sainte-Geneviève, vélins de la bibliothèque du Muséum) et aide à la réimpression d’ouvrages anciens.

Enfin, à la fin des années 1980, est mise en place une enveloppe budgétaire permettant de financer chaque année des actions patrimoniales  18. Tirant parti de l’expérience de la DLL et arrêtées après consultation de l’ADBU et de l’IGB, elles concernent essentiellement la conservation. Mais la valorisation est aussi prise en compte (expositions, publications) ; et, ponctuellement, peuvent être financées des acquisitions.

En 1990, la rédaction d’un rapport sur les « Actions en faveur du patrimoine (bibliothèques universitaires et de grands établissements) » est confiée à l’IGB par le ministre de l’Éducation nationale. Ce document fait explicitement référence au rapport Le Patrimoine des bibliothèques ainsi qu’aux actions menées par la DLL, citées en exemple. Mais il devait rester sans suite.

Suites des préconisations revêtant un caractère interministériel

Leur caractère interministériel suffisait à condamner avant qu’ils naissent le centre national et les centres régionaux sur lesquels la commission Desgraves faisait reposer la politique qu’elle préconisait. De plus, ils heurtaient la politique constante du Service des bibliothèques publiques, déjà exprimée dans le rapport Vandevoorde, selon laquelle il fallait avant tout renforcer les BM, y compris dans une perspective coopérative 19. Dans une certaine mesure, le débat peut être lu comme la manifestation dans le domaine patrimonial de celui qui, s’agissant de la lecture publique, avait opposé les « communalistes » et les « sectoristes ».

La commission Desgraves aidant, la DLL n’en jugeait pas moins opportun d’amplifier son action en faveur du patrimoine.

À l’échelon national, le nombre des agents chargés des dossiers patrimoniaux, et seulement d’eux, à la DLL augmenta. Ils formèrent bientôt un bureau à part entière (1985). Tel ne fut pas le cas au ministère de l’Éducation nationale, où ne fut jamais créée une cellule patrimoniale comme l’IGB le recommandait dans le rapport Actions en faveur du patrimoine. Fondé à Massy en 1985 comme suite au rapport précité de Louis Yvert, le Centre national de coopération joua un certain rôle en matière de patrimoine, toujours conformément au rapport Yvert qui faisait de « la préfiguration d’un service de préservation et de mise en valeur du patrimoine » la mission n° 2 de la « structure nationale de service et de coopération » à créer.

En attendant la création du centre national interministériel, il était préconisé que la DLL se dotât d’un « comité consultatif du patrimoine ». Ce comité n’a vu le jour qu’en 1989, sous les espèces du Conseil national scientifique du patrimoine des bibliothèques publiques (CNSPB). L’élément déclenchant a été la publication, à la fin de 1988, du décret sur le contrôle technique, dans la mesure où ses dispositions impliquaient que les collectivités locales en réfèrent parfois à l’État s’agissant des fonds patrimoniaux. Comme la publication du décret, la création du CNSPB se situe dans le contexte d’une décentralisation dont la DLL cherche à pallier par avance les éventuels effets négatifs.

Il s’agissait par ailleurs pour le ministère de la Culture de mettre en place un dispositif coopératif approprié dans les régions.

Un des piliers de ce dispositif resta les BMC. En effet, pour la commission Yvert comme on pouvait s’y attendre mais aussi pour la commission Pingaud-Barreau (janvier 1982), les principales BM, employant du personnel qualifié, devaient non seulement rester investies d’un rôle coopératif majeur mais le jouer – enfin – effectivement. Pour la première, héritière sur ce point de la DBLP, des bibliothèques régionales – en fait des BM, mais éventuellement aussi des BU – exercent en région le rôle dévolu à la BN à l’échelon national. Cette conception contribua à sauver les BMC et même à les conforter. En effet, il était déjà question en 1982 de mettre fin au système du classement, et la commission Desgraves avait cru devoir appeler l’attention – en bonne place et gravement – sur les effets négatifs que le retrait du personnel d’État, conséquence du déclassement, risquaient d’avoir pour le patrimoine. Or, non seulement les BMC ne furent pas déclassées, mais l’État prit en charge 100 % du traitement des conservateurs d’État qui y étaient affectés (1983), ce qui n’était pas le cas auparavant.

Cependant, pas plus que le rôle attribué par la commission Desgraves à des centres régionaux ne l’avait conduite à mettre en cause – au contraire – le rôle des grosses BM et en particulier le système du classement, l’appui apporté à ce système par les commissions Pingaud-Barreau et Yvert ne signifiait qu’à leurs yeux, les grosses BM suffisaient à assurer l’indispensable coopération.

Dès lors, s’agissant du patrimoine des bibliothèques, au moins quatre voies différentes pouvaient être empruntées : les structures régionales pouvaient être spécifiques à ce patrimoine ; les structures pouvaient être communes à plusieurs secteurs du ministère de la Culture (c’est ce qu’avait préconisé la commission Querrien complémentairement aux recommandations de la commission Desgraves) ; les structures pouvaient prendre en compte tous les aspects des bibliothèques et rien que des bibliothèques, dont le patrimoine ; les structures pouvaient prendre en compte tous les domaines ressortissant à la compétence de la DLL, dont les bibliothèques et leur patrimoine.

C’est cette dernière hypothèse qui l’a emporté, conformément à une logique prévisible : celle qui veut que les directions des administrations centrales ministérielles, appelées à agir dans les régions, se reproduisent, autrement dit, créent des structures dont le territoire est conforme au leur. Seules ont varié, en fonction des commissions et du moment où leurs réflexions étaient conduites, les parts respectivement dévolues aux collectivités locales et à l’État. Ainsi, la commission Pingaud-Barreau place-t-elle les « délégués au livre et à la lecture », dont elle demande la nomination dans les Drac (Direction régionale des affaires culturelles), à la tête de « services communs régionaux travaillant dans le cadre de l’Établissement public régional ou d’un office culturel régional » et dont les missions incitatives et coopératives incluent les bibliothèques. Ce qui revient curieusement dans le premier des cas à faire diriger des services de la région par un fonctionnaire d’État continuant à dépendre du ministère de la Culture. Deux ans plus tard, la commission Yvert préconise pour les bibliothèques des « services régionaux décentralisés ».

Le système qui s’est peu à peu mis en place dans les régions est un mixte de toutes ces idées. Il se compose 1°) de structures pour le livre qui, jouant un rôle coopératif, sont financées à la fois par l’État et par les conseils régionaux (plus rarement par les conseils généraux) ; d’abord indépendantes, les agences régionales de coopération entre bibliothèques ont eu tendance à fusionner avec les Centres régionaux des lettres pour former ces structures ; 2°) dans les Drac, de conseillers pour le livre et la lecture qui ne dirigent pas les précédentes 3°) de BM assumant quelques fonctions coopératives, celles-ci faisant même partie du cahier des charges théoriquement imposé à douze d’entre elles – les bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR) – par l’État en contrepartie de l’aide apportée pour les construire. Toutes sont compétentes en matière de patrimoine.

Le plan national de conservation partagée que le rapport appelait de ses vœux n’a pas été élaboré. Toutefois, chacun des deux ministères a avancé sur ce point. Du côté du ministère chargé de l’Enseignement supérieur, a déjà été mentionné le début, en 1983, de la réflexion qui devait aboutir plusieurs années plus tard, quand le contexte budgétaire deviendrait plus favorable, à la création du CTLes. La même année, une circulaire précise le fonctionnement des Cadist (centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique). Leur mission de conservation n’y est pas affirmée explicitement, comme la commission Desgraves le préconisait, mais elle est plus qu’implicite et il en va de même dans la circulaire de 1992 qui lui sera substituée. Du côté du ministère de la Culture, on peut citer l’augmentation des moyens attribués aux bibliothèques affectataires du dépôt légal d’imprimeur et la mise en place par la BnF d’un réseau allant au-delà de cette seule fonction (partage documentaire) et le rôle joué par les structures régionales pour le livre (conservation partagée des périodiques et souvent de la littérature jeunesse).

De ces progrès, l’interministérialité n’est pas tout à fait absente. Parmi ses pôles associés, la BN compte des bibliothèques de l’enseignement supérieur. Des BU participent aux plans de conservation partagée des périodiques coordonnés par les agences de coopération. L’hypothèse est actuellement évoquée de la création à Lyon d’une sorte de CTLes commun à la ville et aux universités.

En février 1988, est annoncée par le ministre de la Culture la constitution d’une « base nationale du livre ancien  20 ». Mais ce projet ne dépassera pas le stade de l’étude de préfiguration, pour des raisons sans doute à la fois financières et de fond (priorité donnée aux catalogues informatisés de documents non patrimoniaux, les documents patrimoniaux leur étant agrégés dans un second temps ou donnant lieu – mais toujours dans un second temps – à des catalogues informatisés spécifiques).

Le CCfr se situe à la fois dans une logique bi-ministérielle (il fédère le catalogue de la BnF, celui des fonds rétroconvertis des BM et le Sudoc) et dans une logique interministérielle (les trois catalogues sont interrogeables simultanément), à la fois dans la logique d’un catalogue où le patrimonial n’est pas séparé du reste (Sudoc) et où il l’est (catalogue de la BnF et catalogue des fonds rétroconvertis des BM). L’informatisation du Catalogue général des manuscrits a paradoxalement donné lieu à deux catalogues en ligne, l’un pour la Culture et l’autre pour l’Enseignement supérieur.

La scolarité de l’ENSB a été portée à deux ans et le corps des gardiens – qui occupait alors le bas de la hiérarchie des corps – et celui des magasiniers ont été fusionnés, comme le préconisait le rapport. Il est douteux que ce soit sur la foi de celui-ci. En effet, ces deux mesures étaient souhaitées par ailleurs et la réflexion conduite sur le patrimoine avait été l’occasion de les appuyer. Mais cet appui n’avait pas été de pure forme et s’était accompagné d’arguments, en particulier dans le cas des magasiniers, auxquels il était préconisé que soit délivrée une formation initiale obligatoire. Pour la commission, les magasiniers pouvaient, devaient être d’utiles auxiliaires pour la conservation des fonds. Cette idée dont les conséquences n’ont jamais été tirées, est aujourd’hui franchement mise en cause par le développement pour le « pied de corps » de recrutements sans programmes et non suivis de formations obligatoires.

Le rapport vu d’aujourd’hui

« Patrimoine » et bibliothèques : une rencontre prévisible

L’histoire de la façon dont les fonds patrimoniaux des bibliothèques autres que la BN ont été peu à peu inclus dans « le » Patrimoine reste à écrire. Le patrimoine des bibliothèques est appelé à tenir une place de choix dans cette histoire. Mais, elle ne doit y être ni sous-estimée ni surestimée. Comme souvent, le rapport précipite un phénomène, au sens chimique du terme : à la fois conséquence et cause, symptôme et ferment, il contribue à faire prendre corps à et à accélérer un phénomène qui lui préexiste et dont il est une des manifestations.

Pour une part, Le Patrimoine des bibliothèques a contribué à l’inclusion des fonds patrimoniaux dans le patrimoine en général, à leur entrée de plein droit parmi ces biens culturels qu’il y a lieu de préserver, de mettre en valeur. Au-delà de ceux de ses aspects qui ont vieilli (techniques disponibles, jacobinisme marqué), il reste une référence. Pour une autre part, il résulte de cette inclusion. Si l’idée a été donnée au directeur du livre et de la lecture de le commander et si celui-ci n’a pas cru devoir rejeter cette idée, si le rapport a connu des suites, c’est parce que le contexte s’y prêtait, parce que les temps étaient mûrs. Au moins deux phénomènes se sont ici conjoints.

D’une part, l’accent mis sur le patrimoine en général, à la fois préoccupation légitime et expression de l’inquiétude d’une société cherchant dans le passé de quoi moins craindre le présent et l’avenir. D’autre part, l’intérêt plus marqué porté aux bibliothèques publiques, qui allait aboutir à leur développement à compter des années 1970-1980. Le développement de la lecture publique s’effectue pour partie contre les fonds patrimoniaux. Il s’agit d’arracher les bibliothèques à leur seule fonction d’étude. Mais, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, le développement de la lecture publique a contribué à appeler l’attention sur les fonds patrimoniaux. Qu’ils soient considérés comme un atout ou comme une charge (ils sont les deux, indissolublement), il faut bien s’en préoccuper dès lors qu’ils sont présents, dès lors que les bâtiments anciens demandent à être agrandis, rénovés, dès lors que des bâtiments nouveaux demandent à être construits.

Intérêt plus marqué pour le patrimoine en général et intérêt plus marqué pour les bibliothèques : il était dans l’ordre des choses que ces deux phénomènes se rencontrent pour donner naissance à la notion de patrimoine des bibliothèques.

Visibilité politique et sociale du patrimoine des bibliothèques

Le patrimoine des bibliothèques apparaît-il immédiatement et sans conteste comme tel aux yeux des pouvoirs publics (État, collectivités locales) et aux yeux du public au même degré que, par exemple, les collections des musées ? C’est douteux.

Pourtant, des progrès ont été accomplis de ce point de vue. Probablement Le Patrimoine des bibliothèques a-t-il joué un rôle dans cette amélioration dans la mesure où il a contribué à consolider et à amplifier les politiques en la matière. Mais autrement décisive a sans doute été la visibilité accrue de la bibliothèque nationale française, dotée d’un nouveau bâtiment qui retenait l’attention et de moyens considérablement augmentés. Là encore, il faut aussi convoquer, pour expliquer cette présence accrue du patrimoine des bibliothèques dans l’espace politique, social et culturel, le développement de la lecture publique : les fonds patrimoniaux ont été d’autant mieux mis en valeur que les BM qui les conservaient disposaient de nouvelles bibliothèques centrales plus grandes et plus visibles.

Le Patrimoine des bibliothèques ne fait pas seulement du patrimoine des bibliothèques un concept crédible. En ne laissant de côté aucun des aspects du problème (conservation, signalement, accroissement, diffusion), il légitime l’idée que ce patrimoine appelle une politique. Dans un monde professionnel où la lecture publique s’était développée en ignorant les fonds patrimoniaux, voire contre eux, cette légitimation eut d’autant plus de portée qu’elle émanait de la direction ministérielle qui, en adjoignant « et de la lecture » à sa dénomination, avait manifesté qu’elle voulait encore plus résolument qu’avant non seulement défendre et promouvoir le livre, mais accélérer et amplifier le développement de la lecture.

Le fait que le rapport ait envisagé la conservation, la mise en valeur et les acquisitions comme un tout justiciable d’une même réflexion, semble présenter une certaine originalité dans le paysage européen au début des années 1980. Au Royaume-Uni, le rapport Ratcliffle n’a pour objet que la conservation (1983). La même année, en RDA, le rapport Fabian est écrit dans la perspective d’une amélioration des moyens mis à disposition de la recherche et s’intéresse principalement à la constitution des collections et au signalement. Ce n’est qu’en 1984-1986 – soit deux ans après le remise du rapport de la commission Desgraves – que, toujours en RDA, un groupe de travail créé par le comité des bibliothèques de la Deutsche Forschungsgemeinschaft va au bout de la logique qui avait présidé à la commande du rapport Fabian en s’attachant à la fois à améliorer le signalement (catalogues rétrospectifs) et la conservation (construction de réserves, développement d’ateliers de restauration) ou les deux à la fois (registre national de microformes).

Le rapport n’invente pas l’idée que, s’agissant du patrimoine des bibliothèques, l’État a des responsabilités particulières. Mais il donne force et consistance à cette idée, dont l’État a fait une doctrine constante. Elle vient encore de se voir confirmer à l’occasion de la réflexion conduite sur la réforme du dispositif de mise à disposition des conservateurs d’État dans les BMC, puisque, ainsi qu’il était préconisé dans le rapport Vandevoorde, le développement de la lecture publique est absent des critères mis en avant pour justifier cette aide de l’État, tandis que le patrimoine est au premier rang de ceux qui sont retenus. Il invente encore moins l’idée qu’une coopération interministérielle est souhaitable. Mal remis de l’éclatement de la DBLP, les milieux professionnels ne laissaient pas de le souligner. Mais il l’applique clairement et de façon argumentée au patrimoine.

S’il ne fut pas édité ni même officiellement diffusé au-delà des membres de la commission  21, le rapport n’en connut pas moins une large diffusion. L’abrégé paru dans le BBF y contribua, ainsi que le résumé que la BN prit sur elle de publier dans sa revue  22. Mais aussi les photocopieurs, qui, une forte demande s’étant exprimée de toute part, firent au dehors de la DLL de nombreuses copies et des copies des copies. Cette demande fut amplifiée notamment par l’article de trois pages que Livres Hebdo trouva le moyen de consacrer au rapport dès le début du mois de septembre.

Un rapport daté

Le Patrimoine des bibliothèques reste une référence : « La somme des citations ou commentaires du rapport Desgraves est aujourd’hui largement plus imposante que le rapport lui-même » (B. Huchet)  23. C’est surprenant et c’est explicable.

À bien des égards, Le Patrimoine des bibliothèques est obsolète. Certaines de ses faiblesses sont natives. Un centre national relayé par des centres régionaux ; des catalogues nationaux ; un plan de conservation partagée qui serait national. Du fait que le patrimoine justifiait l’intervention significative et durable de l’État, la commission a inféré que les dispositifs à mettre en œuvre devaient être globaux. C’était une déduction logique et c’était un point de vue irréaliste. À tout le moins aurait-on pu faire varier ce principe selon les types d’action : comme l’avenir l’a montré, il était moins improbable d’avancer sur le plan de la conservation partagée et des catalogues nationaux, que de mettre en place à Paris et en régions des structures interministérielles ; il était moins improbable d’unir les catalogues locaux que d’orchestrer sur tout le territoire national acquisitions et éliminations.

La place de la région et du département dans le rapport peut être interrogée sous deux angles : d’un point de vue pratique, sont-ils considérés comme des territoires pertinents, des échelons d’intervention opérationnels ? Qu’est-il attendu des pouvoirs qui les administrent ?

S’agissant de la région comme territoire, de toute évidence il a paru à la commission qu’il s’agissait d’un échelon pertinent – de l’échelon pertinent – pour conduire une politique patrimoniale hors de Paris. S’agissant non plus seulement du patrimoine mais de tous les aspects des bibliothèques, elle serait confortée sur ce point par la commission Yvert « unanime » (1984). En revanche, si la région comme entité politico-administrative est bien mentionnée dans Le Patrimoine des bibliothèques, notamment au titre des collectivités appelées à concourir à la définition des missions et à la gestion des centres régionaux, elle l’est avec une discrétion qui frappe vue d’aujourd’hui. Certes, les régions, simples établissements publics depuis 1972, n’ont accédé au statut de collectivité locale qu’en vertu de la loi du 2 mars 1982, soit deux mois avant que la commission Desgraves remette son rapport. Mais peut-être n’a-t-elle pas été assez attentive à cette évolution institutionnelle et aux conséquences organisationnelles et financières dont elle était porteuse.

Comme les régions, les départements sont cités aux côtés des communes parmi les collectivités locales appelées à concourir à la définition des missions et à la gestion des centres régionaux. À ceci près, ils n’apparaissent guère ni comme territoires ni comme collectivités locales. Or, la question a plusieurs fois été posée de savoir si les départements et donc les BDP, plus proches des petites communes qu’une structure régionale, ne pourraient contribuer utilement à une politique patrimoniale efficace  24. On voit d’ailleurs des BDP assumer une fonction patrimoniale (conservation d’un fonds local), voire un rôle coopératif en la matière (Loire, Val-d’Oise). En 1982, la commission a d’autant moins songé à investir les bibliothèques centrales de prêt d’un rôle patrimonial qu’il n’en existait pas partout ; que l’État, dont elles dépendaient, et ceux qui les géraient considéraient que la lecture publique dont elles étaient les fers de lance en milieu rural n’avaient rien à voir avec les « fonds anciens » ; et qu’on s’apprêtait à les transférer aux conseils généraux. Sur ce dernier point, la commission avait tort. Si certaines BDP ont désormais la fibre patrimoniale, c’est certes parce que le temps a fait son œuvre et qu’un réflexe s’est déclenché, consistant à se demander s’il ne serait pas dommageable le cas échéant d’éliminer tous les documents accumulés ; mais aussi parce que les conseils généraux – dont elles dépendent – se sont montré soucieux de cultiver la mémoire de leurs départements respectifs  25.

Dans les bureaux et les domiciles, au début des années 1980 il n’y avait pas d’ordinateurs mais des machines à écrire. L’application de l’informatique aux bibliothèques en était à ses débuts. Pour autant, le rapport n’ignore pas l’informatique ni ne doute de son développement, dont un des trois bureaux de la DLL était chargé. C’est bien de catalogues nationaux informatisés qu’il prône la constitution. C’était toutefois méconnaître la logique à la fois technique et « idéologique » dont l’informatique est porteuse, que d’envisager – fût-ce à titre expérimental – un catalogue particulier pour les livres anciens. Autre chose le fait que le catalogage des livres anciens demande parfois des compétences spécifiques, autre chose le fait que le fruit de ce travail soit présenté séparément au public.

Pour frapper le rapport d’obsolescence, des évolutions de divers types sont venues s’ajouter à ces faiblesses natives.

Des évolutions techniques. À commencer par la numérisation qui, en particulier, brouille la frontière, assez tranchée dans Le Patrimoine des bibliothèques, entre la conservation et la diffusion à des fins scientifiques et culturelles.

Des évolutions « technico-doctrinales ». La commission s’attache à tenir le milieu entre la préservation des documents originaux (reliure et restauration) et l’établissement de supports de substitution (microformes et reprints). « Tous les documents anciens plus ou moins endommagés ne sont pas justiciables d’une restauration », peut-on lire dans le rapport ; et « les techniques de microreproduction changent les données du problème en permettant de communiquer des substituts à la place des originaux dont l’intégrité première est préservée ». Malgré tout, on est aujourd’hui frappé de la place tenue par la restauration dans les préoccupations de la commission Desgraves. Pour une part, cet intérêt ne lui est pas particulier ; on s’interroge alors sur la durée de vie des microformes, dont la consultation, de plus, n’est pas aisée ; l’attention portée aux « métiers d’art » vient alimenter celui porté à la restauration. Pour une autre part, la commission montre à cette question un degré de sensibilité élevé. Or tant la numérisation qu’un moindre interventionnisme en la matière sont venus relativiser l’importance accordée à la restauration  26.

Outre ses besoins propres, la BN fait bien partie des acteurs appelés par la commission à se concerter et à œuvrer ensemble au profit de toutes les bibliothèques : qu’il s’agisse par exemple des groupes de travail à former sur la conservation partagée et sur les catalogues collectifs nationaux de documents patrimoniaux ou d’amplifier les campagnes de microfilmage, elle est citée. Vu d’aujourd’hui, le rôle qui lui est assigné n’en paraît pas moins modeste. C’est que la BN n’était pas encore devenue la Bibliothèque nationale de France, tête d’un réseau dépassant celui des bibliothèques attributaires du dépôt légal d’imprimeur. Ses moyens n’étaient pas comparables à ceux qu’ils sont aujourd’hui. Pour cette raison, mais pas seulement pour cette raison, elle était peu tournée vers l’extérieur. Sa « transfiguration » est un autre élément qui rend – et c’est tant mieux – le rapport caduc.

Sur le plan de l’organisation des pouvoirs publics, un phénomène s’impose aujourd’hui aux bibliothèques : l’intercommunalité. Il est absent du rapport, ne s’étant développé qu’après. Le fait que des bibliothèques soient intercommunales au lieu d’être municipales ne modifie pas la nature des mesures qu’appellent les fonds patrimoniaux : conservation, mise en valeur, accroissement. Pour autant, il est probable que le fait que des fonds patrimoniaux relèvent d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) au lieu des communes membres de ceux-ci ne sera pas sans conséquences pour ces fonds, soit négatives (ici, aucune des communes membres du groupement ne se sentira responsable d’eux, par un phénomène du même type que celui qui touche les bibliothèques interuniversitaires) soit positives (là, l’EPCI, cherchant à consolider son identité, se tournera vers le patrimoine, dont celui des bibliothèques, comme le font quelques départements)  27.

Un rapport actuel

Dès lors que le rapport est partiellement obsolète, comment expliquer qu’il reste une référence ? Par la conjonction de trois facteurs.

1°) Si la situation du patrimoine des bibliothèques s’est améliorée, elle reste préoccupante.

Le paysage offert par le patrimoine des bibliothèques françaises est sans commune mesure avec ce qu’il était il y a trente ans. Il n’est pas possible de faire ici l’inventaire des avancées. Elles sont considérables.

Pourtant, ce constat doit être nuancé selon les ministères.

Le patrimoine n’est pas, n’a jamais été totalement indifférent au service en charge des bibliothèques au ministère chargé des universités. Pour autant, il ne s’est jamais saisi du problème au même degré que la DLL.

Pour l’expliquer, il faut avancer plusieurs hypothèses. Du côté du ministère : le poids de la formation par rapport à la recherche, mais aussi, s’agissant de la recherche, la prédominance de l’idée, si légère à plus d’un titre, qu’elle ne se nourrit que de documentation « fraîche » ; l’absence du « moteur politique » d’où découle la politique patrimoniale du ministère de la Culture (sauvegarde et signalement), dans sa noblesse et sa naïveté : l’intention de donner le patrimoine en partage au plus grand nombre. Du côté des universités : le fait qu’elles engendrent rarement, chez les enseignants-chercheurs, ce sentiment favorable au patrimoine dans les collectivités locales, à savoir, celui d’appartenir à une communauté singulière, héritière d’un passé et promise à un avenir. Il faut y ajouter que patrimonial ou non, ce qui retient surtout l’attention d’un chercheur dans un document, c’est son contenu ; c’est ici le revers de ce fait éminemment positif qu’est l’exploitation des documents patrimoniaux à des fins scientifiques.

L’autonomie accrue des universités a remis en cause l’existence à l’administration centrale d’un service unique et spécialisé concevant et pilotant une politique nationale pour les bibliothèques de l’enseignement supérieur. La DLL a connu cette situation pour les bibliothèques territoriales. Elle en a tiré les leçons en se recentrant sur des missions jugées revenir sans conteste à l’État, telles que la sauvegarde, le signalement et la diffusion du patrimoine. On voudrait croire qu’un phénomène de même type se produira au ministère chargé de l’enseignement supérieur. Pour les raisons précitées, c’est peu probable.

Les BU les plus riches en fonds patrimoniaux anciens sont des bibliothèques interuniversitaires. Or, du fait qu’elles relèvent de plusieurs universités, celles-ci se sentent encore moins concernées par leur sort – et donc par celui de leurs collections patrimoniales – que dans le cas des BU. Il reviendrait au ministère de compenser cet isolement par l’attribution aux BIU concernées de dotations spécifiques ; plusieurs fois, la suggestion lui en été faite ; elle n’a jamais été retenue.

Si, au ministère de la Culture, le patrimoine a bien fait l’objet d’une politique déterminée et constante, ses effets sont contrastés.

La diminution du rôle de la DLL en matière de développement de la lecture publique (qui est pour partie une diminution au profit des directions régionales des affaires culturelles et pour partie une diminution du rôle de l’État) jointe aux responsabilités que l’État estime avoir en matière patrimoniale et qui lui sont reconnues – ce double phénomène explique que la politique patrimoniale de la Direction apparaisse désormais comme un pôle majeur de son action, peut-être le pôle majeur. Pour autant, on aurait tort de déduire de cette visibilité comparée de la politique conduite que la question est résolue. Ce n’est le cas ni pour la sauvegarde ni pour le signalement des fonds.

D’après les résultats de l’enquête conduite dans le cadre du Plan d’action pour le patrimoine écrit (PAPE), « plus d’un tiers des collections, tous supports confondus, n’a fait l’objet d’aucun traitement initial ; un peu moins de la moitié n’est pas cataloguée ». Dans les BM en particulier, des fonds restent à cataloguer – dans les petites mais aussi dans les grandes  28. Encore plus délaissés que les livres imprimés de ce point de vue, sont les fonds iconographiques.

D’un côté, le PAPE a débouché depuis 2007 sur d’utiles appels d’offres assortis de subventions. De l’autre, les trois postes de « conseiller patrimonial livre » créés dans les Drac au début des années 1990  29 – et dont les titulaires devaient jouer un rôle que ne pouvaient remplir ni des conseillers pour le livre et la lecture de plus en plus polyvalents ni des inspecteurs généraux des bibliothèques trop lointains – ces postes ont disparu.

Et enfin, qu’en est-il des fonds patrimoniaux ressortissant aux autres ministères  30 ?

2°) Réflexion d’ensemble, Le Patrimoine des bibliothèques n’a pas été remplacé.

D’une part, le rapport occupe d’emblée la totalité du terrain : il donne du patrimoine une définition large ; son regard ne s’arrête pas aux BM, BU et BGE ni même aux bibliothèques dépendant de la puissance publique ; il ne laisse de côté aucun des aspects de la question (conservation, mise en valeur, accroissement). En outre, c’est un rapport officiel ; technique, il se situe aussi dans l’ordre du politique. D’autre part, il n’a pas été remplacé dans tous ces rôles par un document lui aussi unique.

Ainsi s’explique qu’il continue à retenir l’attention, que celle-ci se traduise par une admiration fondée sur l’actualité supposée de ses analyses et recommandations, par la gratitude due aux vieillards glorieux et inutiles ou par de l’irritation. Ainsi s’explique que son rôle soit surestimé, en bien (de lui découlerait toute la politique patrimoniale de la DLL) comme en mal (on lui devrait un abus de la notion de patrimoine).

3°) Au-delà du renouvellement des techniques et des regards, des problématiques restent d’actualité  31.

Sans doute l’idée a-t-elle progressé dans la mentalité commune que les documents patrimoniaux des bibliothèques constituent bien un patrimoine, qui mérite d’être préservé et connu au même titre que, par exemple, les collections des musées. Mais, pour des raisons que ce n’est pas le lieu de rappeler, ces progrès ont – et auront toujours – leurs limites. Auprès des collectivités locales, l’action de l’État reste nécessaire. Mais, comme on l’a vu, il n’est pas lui-même exemplaire avec les fonds patrimoniaux qui se trouvent dans ses propres établissements et services. Comme la décentralisation en son temps, le probable transfert, même si le terme en est indéfini, de la propriété des fonds concernés tant aux communes qu’aux universités, loin de conduire à remettre en cause cette responsabilité de l’État, lui conférera un caractère d’autant plus impérieux.

Un Conseil du livre, dans lequel les ministères chargés de l’enseignement supérieur et de l’éducation nationale sont représentés, a été créé en 2008 auprès du ministre de la Culture. Il est à souhaiter qu’il n’ignore pas le sujet du patrimoine. Il s’agit en effet de la seule instance où celui-ci est susceptible d’être débattu collectivement depuis la suppression du CNSPB (2005) et la disparition de fait du Conseil supérieur des bibliothèques.

En précisant que les documents des bibliothèques qui font partie du domaine public et sont donc inaliénables et imprescriptibles sont les « collections de documents anciens, rares et précieux », le récent Code général de la propriété des personnes publiques réalise – enfin – un vœu de la commission Desgraves. Mais ce vœu ne voulait faciliter l’élimination des documents ni anciens ni rares ni précieux que pour mieux l’organiser dans le cadre d’une conservation partagée, de telle manière qu’elle n’occasionne pas de lacunes dans le patrimoine demain. De ce point de vue, le problème reste largement non résolu, même si des progrès marqués ont été accomplis (réseau des pôles associés de la BnF, plans de conservation partagée mis en œuvre par les structures régionales pour le livre, Cadist). Il y a, dans les bibliothèques, de nombreux documents du XIXe et du XXe siècles qui n’ont plus rien à y faire, d’autres ont été éliminés à tort. D’une certaine manière, les documents postérieurs au XVIIIe siècle posaient et continuent à poser un problème plus aigu que les documents antérieurs à ceux-ci, dont il est à peu près clair pour tous que, moins nombreux et susceptibles de présenter des variations d’un exemplaire à l’autre, ils doivent être conservés.

Si la documentation numérique en ligne modifie la façon d’envisager et d’assurer la conservation partagée, elle n’en invalide pas le principe.

De même, ni le développement des moteurs de recherche ni la possibilité d’interroger simultanément plusieurs catalogues n’ont-ils encore fait perdre tout intérêt à la notion de catalogue national interministériel, conçu d’emblée comme tel.

Exposer des documents patrimoniaux. Les mettre en ligne. Oui. Mais ces opérations nécessaires (le patrimoine est l’affaire de tous) et utiles (il est de l’intérêt du patrimoine que tous le considèrent comme leur affaire) ne doivent pas s’effectuer au détriment de ces opérations de base, favorables à la fois à la sauvegarde et à la diffusion, que sont l’inventaire et le catalogage.

À l’occasion de la récente réflexion sur la mise à disposition des conservateurs d’État dans les BMC, s’est réinvitée, mutatis mutandis, la vieille querelle déjà évoquée entre les communalistes et les sectoristes. Pour les uns, il reviendrait aux conservateurs d’État dans les BMC de cataloguer les fonds des autres bibliothèques. Pour les autres, si on devait assigner ce travail à des conservateurs d’État, il serait préférable de les affecter dans des structures coopératives régionales. Les premiers l’ont emporté. Puissent-ils avoir raison. Mais on voit mal pourquoi ce qui ne s’est pas fait hier se ferait aujourd’hui. Le problème demeure. Et la nécessité de disposer d’un personnel qui soit qualifié sans être nécessairement permanent.

Drac ; agences de coopérations ; grosses BM : il est de notoriété publique que le bilan des unes et des autres en matière d’actions coopératives patrimoniales reste très en deçà des problèmes à résoudre. Les agences de coopération, notamment parce qu’elles ne disposent pas de tous les moyens ni parfois de toutes les compétences nécessaires. Les grosses BM, « à vocation régionale » ou non, parce qu’il est illusoire de penser qu’une commune apportera une aide marquée et durable à d’autres si elle ne reçoit pas des moyens spécifiques pour ce faire. En ce sens, la question posée par la commission Desgraves – et à laquelle elle apportait une réponse qui n’avait aucune chance d’être prise en considération – reste pertinente : quels moyens en région pour conduire en matière patrimoniale une politique complète, pertinente et durable ?

Le patrimoine des bibliothèques : le mot et la chose

Patrimoine des bibliothèques : entre le trop et le trop peu

L’application de la notion de patrimoine aux bibliothèques fait l’objet depuis quelques années d’une mise en cause : « Abstraite et diversement connotée, la notion de patrimoine reste pourtant confuse » (Agnès Marcetteau, 1997) ; « L’artefact “patrimoine”, de conception récente, brouille la perception. Sans doute faut-il en revenir à des notions plus pratiques et plus simples, en tout cas plus conformes au génie propre des bibliothèques » (Valérie Tesnière, 2006).

La mise en cause du concept de patrimoine des bibliothèques est le plus souvent reliée à une acception jugée trop extensive de ce qui est patrimonial et de ce qui ne l’est pas et à laquelle il est exact que l’emploi du mot patrimoine est propice : « En France, l’élargissement indéfini [du champ du patrimoine] ne semble pas contribuer à sa meilleure lisibilité » (André-Pierre Syren, 2008). Or, s’il n’est pas l’inventeur de l’application du mot patrimoine aux bibliothèques, le rapport de la commission Desgraves n’a pas peu contribué à l’accréditer.

Il ne faut pas compter sur le signataire pour défendre jusqu’au bûcher inclusivement une notion dont l’emploi était largement tactique (faire bénéficier les bibliothèques des mesures promises au patrimoine en général), pratique (pour désigner les objets en question, un mot au lieu de quatre dans l’expression de « documents anciens, rares et précieux »), et qui, à titre personnel, lui a toujours déplu par les rapports qu’elle entretient avec la propriété et l’héritage.

D’une manière générale, le ministère chargé de l’enseignement supérieur est plus attentif au signalement des documents patrimoniaux qu’à leur conservation. Ce pourrait bien être l’inverse pour le ministère de la Culture, même s’il serait exagéré de soutenir que le signalement l’indiffère. Si cette double observation est exacte, ces différences de politiques peuvent s’expliquer. Si le ministère chargé de l’enseignement supérieur se préoccupe plus du signalement et moins de la conservation, c’est parce que la perspective d’enseignement et de recherche dans laquelle il se situe porte d’abord vers les contenus, et seulement ensuite, dans la meilleure des hypothèses, vers les contenants. Si le ministère de la Culture a tendance à se soucier un peu plus de la conservation que du signalement, c’est en raison du poids des arts visuels dans le champ d’intervention du ministère et de l’attention prioritaire portée aux formes.

C’est largement par ce biais que le patrimoine des bibliothèques a pu entrer dans le champ de la politique patrimoniale de la rue de Valois. De ce point de vue, on aurait mauvaise grâce à juger intégralement négative sa perception de ce patrimoine. Comme à juger négatif le cas fait de la complétude des catalogues du côté de l’Enseignement supérieur. Il reste que chacune de ces deux politiques est tronquée. Côté Enseignement supérieur, outre que le contenant des documents patrimoniaux peut lui-même être porteur d’informations dignes d’intérêt, c’est menacer l’existence du contenu que de ne pas veiller à assurer la pérennité du contenant. Côté Culture, ne considérer dans un livre que l’objet, c’est l’amputer d’une partie de ce qu’il est et qui plus est (sauf exception) la principale. Dans la mise en cause de la notion de patrimoine des bibliothèques, dans l’invitation qui l’accompagne volontiers à ne pas penser le patrimoine de chaque bibliothèque isolément mais comme participant d’une collection, avec la dynamique que cela suppose, il entre une part d’alerte contre le risque de tenir les documents patrimoniaux des bibliothèques comme de purs objets sur lesquels le regard, fût-il admiratif, serait fondé à glisser sans chercher à aller plus profond : jusqu’au contenu. Cette alerte est légitime.

Et rien de plus vrai : tout, dans les collections des bibliothèques, n’est pas patrimoine ni promis à le devenir. De ce point de vue, Le patrimoine des bibliothèques n’a pas clarifié la question en faisant place parmi ses préoccupations au « patrimoine potentiel », c’est-à-dire aux documents dont il fallait veiller à ce qu’ils ne soient pas absents des fonds patrimoniaux de demain du fait des éliminations. Au nom de cette notion, les bibliothèques pouvaient être conduites à ne plus rien oser éliminer.

Toutefois, le risque de cette tétanisation a toujours été moins réel que le risque inverse. Il faut rappeler par ailleurs quant à la lettre du rapport que, loin d’interdire les éliminations, il entendait les faciliter par une clarification législative – les catalogues collectifs et un plan national de conservation partagée empêchant complémentairement qu’elles ne soient inopportunes. Ce dispositif indissociablement double n’a pas perdu de sa validité. Sans lui, la proposition selon laquelle, pour sortir de l’indécision, il faudrait « relativiser les critères chronologiques ou thématiques » et « mettre en avant une conception fondée davantage sur la décision 32 » est inopérante.

Par ailleurs, les invitations – légitimes – à mettre en œuvre une conception moins abstraite et moins passive de ce qui doit être tenu ou non pour patrimonial convaincront d’autant plus qu’elles n’écarteront a priori aucun type de documents. Et, pour le dire en toutes lettres, qu’elles n’apparaîtront pas comme la revanche du texte sur l’image. Or, de ce point de vue, le climat semble parfois plutôt être au retour des émigrés.

En effet, au mot de patrimoine, a tendu à se substituer, pour désigner les fonds patrimoniaux des bibliothèques, l’expression de « patrimoine écrit ». Elle est consacrée par le plan précité mis en œuvre par le ministère (Plan d’action pour le patrimoine écrit)  33. Procédant d’une intention dont les mobiles conscients et inconscients resteraient à expliciter – parmi lesquels sans doute le souhait de désigner les collections concernées des bibliothèques dans leur singularité au sein de l’ensemble nombreux et divers du patrimoine culturel – cette substitution n’est pas heureuse. Car tous les documents patrimoniaux des bibliothèques ne sont pas écrits. Faire comme s’ils l’étaient c’est seulement retoucher, en y ajoutant les manuscrits et, à la rigueur, les dessins, la conception ancienne qui limitait spontanément le patrimoine aux livres imprimés. Oubliées, les estampes.

Mais même l’expression également en usage de « patrimoine écrit et graphique » – et dont celle de patrimoine écrit ne voulait être que l’abréviation ? – est déficiente puisqu’elle revient à passer sous silence les documents sonores, les photographies et les films. Il s’agit au fond là de l’étonnante persistance d’une conception selon laquelle le son et l’image n’occupent dans le savoir et l’art qu’une place secondaire. Contre cette conception, Le patrimoine des bibliothèques s’était attaché à combattre en appelant l’attention – fût-ce maladroitement et avec embarras – sur les documents sonores, les photographies et les films. Ce combat était d’avant-garde. Il l’est étrangement resté. Il en est résulté en particulier des destructions massives de disques vinyle que l’on s’est mis à relever et à déplorer à aussi juste titre que celles des romans parus entre la fin du XIXe siècle et le milieu du suivant.

La Restauration (suite)

Les effets du retour des émigrés ne se font pas seulement sentir dans la notion de patrimoine écrit et graphique.

La construction d’une nouvelle bibliothèque municipale centrale entraîne parfois le dédoublement de celle-ci : tandis qu’au nouveau bâtiment est dévolue la « lecture publique », les fonds patrimoniaux restent dans l’ancien. Cette scission est souvent plus subie que voulue ; c’est l’insuffisance des surfaces offertes par le nouveau bâtiment qui conduit à l’opérer. Il reste qu’elle trouve des avocats. Ils ne manquent pas d’arguments valables : la consultation des documents patrimoniaux originaux ne saurait être permise à tout un chacun ; de plus elle représente des usages spécifiques, nécessite des règles particulières.

Au patrimoine, est souvent jointe l’ « étude » – autrement dit, des fonds ressortissant à ce qu’il est convenu d’appeler les « documentaires ». Rien de plus normal : pour être compris, exploité, les fonds patrimoniaux doivent être mis en perspective ; des instruments documentaires sont nécessaires. Mais les fonds documentaires joints au patrimoine vont souvent très au-delà de cette définition de l’étude. Les partisans du patrimoine s’en réjouissent. Ils y voient un moyen de ne plus considérer le patrimoine comme un objet à part, une fin en soi. Or, les acteurs de la lecture publique devraient, eux, s’en trouver moins satisfaits. Cette scission revient en effet à considérer que celle-ci se résume aux fictions, à l’image animée, au son. Partisans de la démocratisation culturelle et de la transformation de l’usager en Citoyen, on s’attendrait qu’ils protestent. Ils ne protestent pas.

Une sorte d’accord objectif s’établit ainsi dans ce cas entre les acteurs du patrimoine et ceux de la lecture publique pour remettre en vigueur des conceptions qu’on aurait pu croire opportunément dépassées. D’un côté, la bibliothèque d’étude, héritière de la bibliothèque municipale d’autrefois, temple de l’imprimé, lieu du savoir. De l’autre, la bibliothèque de lecture publique, fille des bibliothèques populaires ; on s’y divertit. Séparées et contentes de l’être. Comme autrefois. Seulement réunies pour la forme sous l’appellation de « bibliothèque municipale ».

  1. (retour)↑  Le patrimoine des bibliothèques. Rapport à Monsieur le Directeur du livre et de la lecture par une commission de douze membres. – Louis Desgraves, inspecteur général des bibliothèques, président. Jean-Luc Gautier, conservateur à la Direction du livre et de la lecture, rapporteur. – Ministère de la Culture, 1er juin 1982. – 2 vol. multigraphiés.
  2. (retour)↑  Éléments pour la France dans : « Conserver : les politiques du patrimoine » par Denis Pallier, Histoire des bibliothèques françaises, Promodis, t. IV, 1992 ; l’indispensable Le Patrimoine. Histoire, pratiques et perspectives, sous la dir. de Jean-Paul Oddos, Ed. du Cercle de la librairie, 1997, notamment la contribution de Bernard Huchet, « Le politique et le patrimoine, ou les discours du patrimoine » ; Jean-Luc Gautier-Gentès, Le contrôle de l’État sur le patrimoine des bibliothèques : aspects législatifs et réglementaires, 2e éd. corrigée, mise à jour et augmentée, Enssib, 1999 ; Valérie Tesnière, « Patrimoine et bibliothèques en France depuis 1945 », BBF, t. 51, 2006, n° 5. Je remercie, pour les souvenirs et la documentation dont ils m’ont fait bénéficier, Isabelle de Conihout, mon successeur dans les fonctions de conservateur chargé des dossiers patrimoniaux à la DLL (1982-1986), Agnès Marcetteau, adjointe (1984-1988) puis successeur d’Isabelle de Conihout (1986-1988), Dominique Varry et Denis Pallier.
  3. (retour)↑  Maurice Caillet, avant-propos de Conservation et mise en valeur des fonds anciens, rares et précieux des bibliothèques françaises, Villeurbanne, Presses de l’ENSB, 1983.
  4. (retour)↑  Les citations et informations qui précèdent sont extraites de Jean-Michel Leniaud, Les archipels du passé. Le patrimoine et son histoire, Fayard, 2002, p. 294-297.
  5. (retour)↑  Aujourd’hui encore, au ministère de la Culture, une Direction dite de l’architecture et du patrimoine est, d’après son intitulé et la liste de ses missions, réputée prendre en charge ce dernier dans son entier, alors qu’elle n’est compétente ni pour les musées ni pour les archives ni pour les bibliothèques.
  6. (retour)↑  Jusqu’en 1983, les villes bénéficiaires étaient tenues de prendre en charge une partie de leur salaire.
  7. (retour)↑  Devenu depuis le Centre de recherche sur la conservation des collections (archives, bibliothèques, muséums).
  8. (retour)↑  Il est en fait question du rétablissement d’un tel crédit (textuellement, d’une attribution « comme par le passé ». Selon toute vraisemblance, il s’agit d’une référence à la DBLP.
  9. (retour)↑  En fait, dès 1981, la DLL dispose de 90 000 F portés à 1 million de francs en 1982. J’ignore si ces 90 000 F résultent d’une demande introduite en 1980 ou s’il s’agit – comme j’incline à le penser – d’une des « mesures d’urgence » prises comme suite à l’élection du nouveau président de la République.
  10. (retour)↑  Même si elle lui rend hommage et que le rapport est publié.
  11. (retour)↑  Il y avait 76 000 documents sonores dans les BM en 1979 (disques, bandes magnétiques, bandes-son, audiocassettes, audiocartouches).
  12. (retour)↑  Cette observation, qui vaut pour la BN, ne vaut pas pour l’un de ses deux représentants au sein de la commission, Jean-Marie Arnoult, directeur du Centre de Sablé. En effet, avec Maurice Caillet et Jean-Paul Oddos, il y forma un noyau particulièrement actif et qui fut d’un grand secours au rapporteur.
  13. (retour)↑  Il s’agit du chef de la division des études et de la formation du Service des bibliothèques, devenu chef de la Division du plan et de la gestion des bibliothèques à la DBMIST après la création de celle-ci et sa fusion avec le Service des bibliothèques (mars-avril 1982).
  14. (retour)↑  « Le signalement des collections patrimoniales », in Le patrimoine, op. cit., p. 209.
  15. (retour)↑  B. Huchet, op. cit., p. 93.
  16. (retour)↑  On n’évoquera pas ici la politique conduite en faveur de la BN, qui constitue un sujet en soi et dont le rapport a traité essentiellement, comme on l’a dit, pour appuyer les demandes de l’établissement.
  17. (retour)↑  B. Huchet, op. cit., p. 95.
  18. (retour)↑  Un programme est mis en œuvre en trois étapes : emploi des réserves en fin d’année 1987 ; appel à projets de conservation en début d’année 1988, sur la base d’1 million de francs (porté à 4 millions de francs comme suite au rapport Miquel) ; appel à projets sur une base de 2,5 millions de francs à partir de 1989.
  19. (retour)↑  L’opposition du Service au principe des centres s’exprima en amont. Pour faire le compte des pour et des contre, un vote fut organisé par le président de la commission au cours d’une séance plénière conclusive. Il eut lieu dans une atmosphère tendue. Il révéla que la quasi-totalité des membres de la commission était pour des centres autonomes. Parmi la très petite minorité des contre (peut-être le seul contre, j’ai oublié), le chef du Service des bibliothèques publiques.
  20. (retour)↑  B. Huchet, op. cit., p. 97.
  21. (retour)↑  Bien entendu des exemplaires furent en outre adressés par le directeur du livre et de la lecture à l’administrateur général de la BN et au directeur des bibliothèques et de l’information scientifique technique.
  22. (retour)↑  Comme l’article du BBF, il parut dans le numéro de décembre 1982, sous la signature d’un des deux représentants de l’établissement à la commission, à savoir le conservateur en chef du département des Livres imprimés. Un peu plus tôt (automne 1982), la représentante de l’IRHT à la commission avait également consacré au rapport son éditorial des Nouvelles du livre ancien (n° 33, automne 1982).
  23. (retour)↑  Op. cit., p. 93.
  24. (retour)↑  L’IGB a fait des observations en ce sens à la DLL quand lui a été présentée pour avis la première version du Plan pour le patrimoine écrit, dans lequel le département n’était pas mentionné.
  25. (retour)↑  Cette affirmation d’identité est alimentée par le fait que les conseils généraux se sentent doublement menacés : à l’échelon territorial inférieur, par l’intercommunalité ; à l’étage supérieur, par les régions.
  26. (retour)↑  À tout le moins aujourd’hui ; car il n’est pas exclu que la préservation des documents originaux – dont la restauration est une des techniques – connaisse un regain de faveur si l’on devait ne pas résoudre la question de la pérennité des données numériques.
  27. (retour)↑  On laisse de côté ici la question juridique du transfert de la protection et de la jouissance des fonds d’État d’une commune à un EPCI. Elle peut être facilement résolue.
  28. (retour)↑  Les rétroconversions effectuées tant dans les BM que dans les bibliothèques de l’enseignement supérieur ne doivent pas faire illusion. Si elles ont permis de signaler hors les murs les documents concernés – ce qui n’est pas rien – et parfois d’améliorer la qualité des catalogues, elles ne se sont accompagnées que du traitement d’une partie des documents non catalogués et ce dans le meilleur des cas.
  29. (retour)↑  B. Huchet, op. cit, p. 96 ; J.-L. Gautier-Gentès, op. cit., p. 35.
  30. (retour)↑  Frémissements de temps à autre, ainsi à la Défense, où une mission d’état des lieux et de propositions a été conduite il y a quelques années avec le concours de l’IGB, et à la Justice, où une autre est en préparation.
  31. (retour)↑  Sur les problèmes qui se posent aujourd’hui en matière de patrimoine des bibliothèques et des solutions, voir le rapport d’activité de l’IGB pour 2006, 2.2 et 2.3.
  32. (retour)↑  Gérard Cohen, synthèse des enquêtes réalisées dans le cadre du PAPE, 23 janvier 2007.
  33. (retour)↑  Il est inexact d’écrire, comme le fait un article de présentation du plan, que l’expression de « patrimoine écrit » s’est imposée grâce au rapport Desgraves (Gérard Cohen et Michel Yvon, « Le Plan d’action pour le patrimoine écrit », BBF, t. 49, 2004, n° 5). J’ignore à quel moment et où cette expression prend forme. Elle se trouve dans le rapport Yvert (1984, p. 45), mais après « écrit », l’auteur ajoute « et audiovisuel ».