Mondialisation et littérature de jeunesse

par Annick Lorant-Jolly
Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2008, 381 p., ill., 24 cm
Coll. Bibliothèques
ISBN 978-2-7654-0959-5 : 46 €

Voici un ouvrage * qui propose une vision résolument optimiste des effets de la mondialisation sur la vie et les formes de l’édition pour la jeunesse, à travers des exemples de livres puisés essentiellement dans la production française, mais aussi étrangère. Jean Perrot y a adopté le principe organisateur d’un voyage littéraire et esthétique aux pays des livres, albums, contes, poésie, romans. Chacune de ses étapes illustre l’une des thèses avancées et met le projecteur sur un pays ou un continent, sans prétendre à l’exhaustivité. L’auteur pointe le surgissement de voix, de formes, genres et styles originaux, issus de métissages complexes et variés, mais il souligne aussi la reprise de motifs ou de figures symboliques constitutifs de l’imaginaire ludique enfantin universel et appelle de ses vœux la création d’une internationale de l’enfance qui pourrait faire contrepoids aux dérives de tous ordres et aux inégalités croissantes dans le monde bien réel.

Cet ouvrage contribue à défendre un certain nombre de valeurs politiques, sociétales et éducatives en montrant quel peut être l’impact de certains livres, publiés, écrits et illustrés par des éditeurs (sans doute marginaux) ou des artistes pour lesquels il ne s’agit pas seulement de produire des biens de consommation courante. Il attire ainsi notre attention sur de très nombreux titres intéressants, pas forcément connus des médiateurs du livre, qui pourront y puiser des idées pour élargir leur fonds. Les analyses très complètes auxquelles se livre Jean Perrot sur les livres retenus permettent de mieux les appréhender, en comprenant dans quels contextes singuliers ils ont été produits.

Contexte économique, sociétal et culturel

Avant de commencer le voyage planétaire, l’auteur resitue le contexte économique, sociétal et culturel dans lequel grandissent aujourd’hui les enfants des pays occidentaux, marqué par la prégnance du modèle de la consommation : consommation de biens culturels (livres, jeux vidéo…), mais aussi consommation des sentiments avec une dissolution inquiétante des liens sociaux, une déresponsabilisation des adultes et une soif de bonheur immédiat dans une société du virtuel et du spectacle.

À l’opposé, la réalité nous renvoie à l’accroissement de la pauvreté et des inégalités sociales, avec le phénomène d’exclusion dont sont particulièrement victimes les familles issues de l’immigration. Et quelques auteurs ont le souci, à travers leurs fictions, d’éveiller les jeunes lecteurs au sentiment de la démocratie et à la solidarité nationale ou internationale, comme Gisèle Pineau (Un papillon dans la cité) ou Gérard Guillet (Un toit pour toi).

Face à des réalités sociales, économiques, voire écologiques, extrêmement difficiles, quel pouvoir ont les livres pour faire entendre la voix des exclus et promouvoir dans leur pays une nouvelle idée de la société ? Des auteurs, ça et là, mettent en scène des récits qui y contribuent : prévention contre le sida et scolarisation des filles pour Manorama Jafa et lutte contre le système des castes pour Blawant Singh en Inde ; valorisation de l’identité et du patrimoine culturel d’un peuple face au vertige de la modernité dans l’œuvre de l’écrivain mongol Dashdondog Jambyn ; rejet du mépris postcolonial de l’occidental et du modèle de la société de consommation pour l’Antillaise Maryse Condé ; allégorie poétique et intervention magique en guise de manifeste politique pour le Gabonais Ouaga Ballé Danaï.

Troisième et dernier point de contexte : les réalités du marché mondial et les disparités de fonctionnement entre petits et grands éditeurs des pays occidentaux, difficultés de fabrication et de diffusion pour les petits éditeurs africains, asiatiques, latino-américains. Jean Perrot y valorise certaines initiatives que l’on pourrait qualifier d’alternatives : auto-édition, aide à l’édition apportée par des organismes internationaux ou nationaux pour des pays qui ont décidé de se donner les moyens de soutenir leur production.

Les différences d’échelle et d’enjeux (esthétiques, divertissants vs identitaires et pédagogiques), bien identifiées de tous, sont rappelées très brièvement.

Jean Perrot rappelle enfin que la production de livres pour la jeunesse est directement liée à l’évolution du statut de l’enfant dans chaque pays et au projet éducatif et culturel que chacun d’entre eux projette ou non de construire, notamment à travers les exemples de l’Afrique du Sud et de la Nouvelle-Calédonie.

Renouvellement des formes, des thèmes et des genres

Dans les chapitres suivants, on explore, à travers d’autres livres, toute une série de motifs et de métissages formels originaux, porteurs des symboles et des traditions artistiques caractéristiques des pays qui les publient. Leur diffusion partielle en France permet aux jeunes lecteurs occidentaux et aux adultes qui les accompagnent de découvrir d’autres univers fictionnels et graphiques. Parfois, l’auteur constate même qu’ils peuvent influencer la production de certains créateurs européens, qui reprennent, en se les appropriant, des images, des symboles ou des styles étrangers à nos traditions et il salue le talent d’un auteur comme Thierry Lenain qui a su introduire cette ouverture poétique à la figure de l’autre. Il inventorie ce qui lui semble le plus significatif : modification de la palette de couleurs, introduction des idéogrammes comme motif graphique dans le corps même de l’illustration, quêtes initiatiques particulières, foi dans le pouvoir de l’artiste comme passeur culturel.

En même temps, cette littérature ne gomme rien des difficultés ou drames qui sont le lot quotidien de ces jeunes héros : misère, corruption, désastres écologiques, catastrophes naturelles, exil et déracinement… Alex Godard ou Évelyne Trouillot paraissent représentatifs de cette nouvelle génération d’écrivains qui revendiquent leur métissage et y puisent leur inspiration. Le brassage culturel ainsi que la diffusion facilitée des livres venus des quatre coins de la planète nous invitent à reconsidérer nos repères géographiques et renouvellent le genre du récit d’aventures : exploration des îles lointaines, de l’espace du ciel (« Les héritiers de l’aérospostale »), des terres désertiques du Grand Nord canadien.

De la même façon, Jean Perrot repère, dans la production française récente, des livres qui proposent aux jeunes lecteurs une appréhension renouvelée – par rapport aux clichés et stéréotypes habituels – de la société et la vie quotidienne dans les pays émergents. Il salue l’avènement de figures féminines fortes qui assument des points de vue et défendent des valeurs positives et reconstructrices. Plus encore, il lui semble que se redessinent les contours traditionnels des genres (écriture de soi et de l’intime du côté féminin contre récit d’aventures héroïques du côté masculin).

Pour finir, Jean Perrot s’attarde sur les formes parfois inquiétantes que peut prendre la revendication identitaire, culturelle, voire religieuse de certaines communautés. Face au risque de délitement du lien social, il prône le contre-pouvoir de l’école républicaine laïque, avec Azouz Begag, bien entendu, mais aussi Marie-Aude Murail (Vive la République), Claude Gutman (Antoine Blancpain, collégien) ainsi que l’éditeur Rue du Monde.

L’ouvrage de Jean Perrot nous permet ainsi, au fil de ses 381 pages, de faire une ample moisson de titres, d’auteurs, d’illustrateurs, d’éditeurs qui ont comme point commun d’apporter leur contribution à l’émergence d’une production éditoriale pour la jeunesse altermondialiste.

  1. (retour)↑   La version intégrale de ce compte rendu a été publiée dans La Revue des livres pour enfants, no 244, décembre 2008.