De la Phonothèque nationale à internet

1938-2008 : 70 ans de dépôt légal du disque

Olivier Mabille

Le dépôt légal du disque a soixante-dix ans, et le département de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France a choisi de commémorer cet événement par une journée d’étude, organisée en partenariat avec le Cral, Centre de recherches sur les arts et le langage (EHESS/CNRS), le 21 octobre 2008.

Un jeune septuagénaire

Soixante-dix ans, voilà un âge respectable, et pourtant bien jeune, si on le compare aux cinq siècles du dépôt légal des livres. C’est qu’il a fallu surmonter de nombreuses résistances, notamment celle de bibliothécaires, pour que la loi instaurant le dépôt légal, votée en mai 1925, reçoive un décret d’application en avril 1938. Pascal Cordereix (BnF) a retracé ce débat, auquel ont pris part des hommes politiques du Front populaire, comme Jean Zay et son conseiller Paul Grunebaum-Ballin, et de grandes figures de l’histoire des bibliothèques, comme Eugène Morel et Roger Desvignes, le premier directeur de la Phonothèque nationale, créée par le décret de 1938 et devenue depuis le département de l’Audiovisuel.

Après ces premiers pas, le dépôt légal s’est très vite affirmé comme le principal moyen d’accroissement de la collection sonore nationale. Marie-France Calas (Direction des musées de France) a souligné le caractère exceptionnel de ce dispositif par lequel l’État devient propriétaire d’une collection aussi hétéroclite que précieuse, puisque tout document mis à la disposition du public doit être déposé. Cette collection est mise en valeur, notamment dans la Bibliographie nationale française, et offerte à la consultation.

La singularité du dépôt légal à la française était confirmée par un panorama des dispositions législatives mises en œuvre à l’étranger, dû à Chloé Cottour (BnF). Peu de pays réclament un dépôt aussi exhaustif, certains s’en remettant même au dépôt volontaire, comme la Grande-Bretagne et la Suisse. Parmi les perspectives, on notait que des bibliothèques nationales offrent au public des échantillons sonores des objets déposés, à la faveur d’accords avec les ayants droit.

Le dépôt légal doit en effet s’adapter à l’évolution des techniques et des supports. Hervé Bouley (Cral, Radio France) a ainsi expliqué pourquoi il considère que le vaste projet de numérisation Spar (Système de préservation et d’archivage réparti) modifie la nature de la collection audiovisuelle en créant un « métaenregistrement » contenant tous les autres et offrant de nouvelles possibilités d’indexation. Élizabeth Giuliani (BnF) a montré qu’il a fallu adapter les principes fondateurs pour mettre en place le dépôt légal de l’internet : cette collecte, si elle ne peut être exhaustive, et si elle pose des questions de catalogage et de consultation, conserve l’esprit du dépôt légal par son caractère à la fois aléatoire et représentatif. Demeure surtout le caractère utopique du dépôt légal, qui confère la même valeur à des objets commerciaux ou artistiques, rares ou communs, sublimes ou vulgaires, l’ensemble constituant un patrimoine sans équivalent dans le monde.

Le disque, objet d’études

La deuxième partie de la journée laissait la parole aux chercheurs qui contribuent à faire vivre cette collection et qui peuvent témoigner de l’intérêt que présente le disque comme objet d’études. Jacques Cheyronnaud (CNRS) a défini l’enregistrement sonore dans une perspective anthropologique, puis comme l’objet de politiques publiques, voire de rivalités entre institutions.

Trois jeunes chercheurs du Cral ont présenté des travaux fondés sur l’étude de la production phonographique. Marina Cañardo a pris le point de vue des éditeurs. À travers trois exemples choisis dans l’Argentine des années 1920 à aujourd’hui, elle a montré que les maisons de disques privilégient les intérêts économiques pour la gestion de leur patrimoine sonore : le fonds de catalogue peut aussi bien être détruit, parce qu’il encombre, que réédité avec profit si la mode est au rétro. Martin Kaltenecker a donné un aperçu étonnant et parfois cocasse des discussions doctrinales soulevées au sein de l’Église par les premiers disques de chant grégorien, les célèbres enregistrements réalisés à Solesmes à la fin des années 1920. Frédéric Gaussin a exposé l’intérêt des collections privées, souvent complémentaires du dépôt légal. Il a pris comme exemple un fonds exceptionnel, légué par le collectionneur Harry L. Anderson aux International Piano Archives at Maryland.

Antoine Hennion (Centre de sociologie de l’innovation/École des mines), Rémi Bouton (Promusic France) et Pierre Pichon (BnF) ont ensuite dialogué sur la façon dont le dépôt légal conserve la mémoire de l’industrie du disque. Ils ont souligné, parmi d’autres aspects socioculturels révélés par le dépôt légal, la révolution que constitue l’alliance, inévitable aujourd’hui, du son avec l’image.

Après une conclusion d’Isabelle Giannattasio (BnF) et d’Esteban Buch (Cral/EHESS), qui invitaient à poursuivre les recherches dans les directions tracées au cours de cette journée (musicologie, histoire de l’État culturel, histoire des techniques, etc.), on a pu assister à la projection d’un film de Jean Thévenot (1961) sur la Phonothèque nationale, un document délicieusement suranné.