Le patrimoine : un projet éditorial

André-Pierre Syren

À travers une réflexion historique sur l’élargissement et l’évolution du champ du patrimoine écrit et graphique, l’auteur s’interroge sur la lisibilité de celui-ci – notamment dans sa relation à la lecture publique – et sur la place qu’il occupe dans la concurrence multiculturelle de la société de l’information. Face aux nouvelles contradictions liées à la valorisation du patrimoine dans un contexte profondément modifié par la numérisation et internet, l’activité des bibliothèques se tourne de plus en plus vers l’édition – et non plus la constitution de collections. « Éditer la bibliothèque » ouvre alors de multiples perspectives inhabituelles.

The author begins by looking back at the historical expansion and development of the field of paper-based heritage as a way of exploring its legibility, particularly in relation to public access to reading matter, and its place in a competitive multicultural information society. Given the new contradictions that have arisen in heritage promotion in a context profoundly modified by digitisation and the internet, libraries are increasingly turning to publishing rather than simply building collections. Library publishing opens a whole range of unexpected new perspectives.

Der Autor stellt sich anhand einer historischen Überlegung über die Erweiterung und die Evolution des schriftlichen und grafischen Kulturgutbereichs Fragen über dessen Lesbarkeit, insbesondere in seiner Beziehung zum Öffentlichen Bibliothekswesen, und über den Platz, den er in der multikulturellen Konkurrenz der Informationsgesellschaft einnimmt. Angesichts der neuen Widersprüche, die mit der Aufwertung des Kulturguts in einem durch die Digitalisierung und Internet stark veränderten Kontext zusammenhängen, wendet sich die Tätigkeit der Bibliotheken immer mehr dem Veröffentlichen zu –und nicht mehr dem Bestandsaufbau. „Die Bibliothek Veröffentlichen“ eröffnet also zahlreiche ungewohnte Perspektiven.

A través de una reflexión histórica sobre la ampliación y la evolución del campo del patrimonio escrito y gráfico, el autor se interroga sobre la legibilidad de éste –notablemente en su relación a la lectura pública– y sobre el lugar que ocupa en la competencia multicultural de la sociedad de la información. Frente a las nuevas contradicciones ligadas a la valorización del patrimonio en un contexto profundamente modificada por la digitalización e internet, la activiadad de las bibliotecas se vuelca cada vez más hacia la edición –y ya no hacia la constitución de colecciones. “Editar la biblioteca” abre entonces multiples perspectivas inhabituales.

Qui connaît le patrimoine écrit et graphique (PEG), non parmi les bibliothécaires, mais dans le « grand public » et dans les médias  1 ? En France, l’élargissement indéfini de ce champ ne semble pas contribuer à sa meilleure lisibilité, même parmi les professionnels qui emploient le plus souvent « patrimoine » comme le neutre, sinon le négatif de « lecture publique ».

Quelle est la place du PEG dans la concurrence multiculturelle de la société de l’information ?

 

Pouvant réunir dans le même service fonds de conservation et collections encyclopédiques, la singularité des bibliothèques françaises est connue : les confiscations révolutionnaires avaient l’ambition d’affecter à de nouvelles politiques les ressources livresques des ci-devant privilégiés. Las, ces collections se sont avérées porteuses de leur propre biotope sinon de leurs anciens propriétaires, car les élites ont changé mais pas les conditions de production de leur discours (Michel Foucault) ou de leur propre reproduction (Pierre Bourdieu). La classification de Brunet reflète tout autant les stocks à décrire que les catégories mentales encore mises en œuvre pour le faire. La République ne s’est guère écartée du récit national patiemment construit : l’Ancien Régime, comme l’Ancien Testament, était révolu mais non aboli. L’État a voulu forger une nouvelle conscience collective par l’écriture d’une histoire linéaire enseignée dès l’enfance, construite autour de dates symboliques.

Cette narration a été remise en cause par le constant travail des historiens et, sans doute, la remise en cause elle-même acceptée en raison des évolutions politiques et sociales survenues depuis la Seconde Guerre mondiale, même s’il existe de grandes différences entre les références culturelles et l’actualité critique  2. L’étude des faits culturels n’ignore plus les rémanences, les croisements et les superpositions de populations et de sens ; ainsi, en Moselle, les plus forts tirages, francophiles, de la presse en langue allemande sont observés pour la décennie qui suit le retour de l’Alsace-Lorraine à la République  3. La France se revendique désormais moins universelle, mais l’infrastructure patrimoniale de nos bibliothèques ne reste-t-elle pas le reflet de cet implicite plus ou moins avoué  4, y compris dans la conception des réseaux au niveau national ?

Les sciences humaines et sociales montrent qu’il n’existe pas de culture sui generis mais que toute tradition évolue en fonction de savants équilibres de forces (religion, langue, systèmes de représentation du monde…) ; les chercheurs ne s’accordent pas toujours sur leur importance respective mais bien peu s’aventurent à croire pré-déterminées les mutations résultant de leur jeu, ou à édicter les révolutions. À l’échelle des bibliothèques, la prudence invite à penser, comme Michel Melot, que leur gestion constitue un art plus qu’une science. Il s’agit d’un exercice difficile pour apparier une position intellectuelle et des dispositifs techniques, marier des temps différents et des objets disparates, s’adapter à un environnement évolutif…

Les bouleversements qu’entraîne l’entrée rapide de l’écrit à l’âge numérique donnent lieu à des réflexions sur la production contemporaine différenciée selon les usages (ainsi Robert Darnton) ou sur la recherche historique : pour Roger Chartier, la numérisation doit être double (en modes texte et image) pour permettre d’appréhender non seulement le contenu mais encore la forme, les conditions de production et de diffusion originales. Entre le moderne produit et l’ancien reproduit, la question patrimoniale paraît alors d’autant plus problématique que ses catégories semblent explicites, naturelles. Le paysage professionnel est pourtant encombré de fausses évidences  5, au point que l’on peut douter de sa capacité à avoir forgé un référentiel commun dans l’opinion publique.

Nous postulons qu’il ne s’agit pas d’une question de moyens : le développement des ressources intellectuelles et financières pour le PEG a été considérable depuis six lustres, bien plus qu’avant la révolution bibliothéconomique de la « lecture publique ». Nous proposons d’analyser l’adaptation des catégories techniques à la nouvelle vision du monde qu’offrent les évolutions sociales et technologiques.

Ptolémée

Jusqu’à la Renaissance, l’Europe a réussi à vivre dans un cosmos géocentré dont la théorie arrivait à intégrer les observations astronomiques nouvelles, certes au prix de constructions de plus en plus acrobatiques. Dans son étude fameuse sur La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn a montré l’importante distorsion qui existe entre la production bibliographique et les étapes de l’histoire des sciences : une idée nouvelle suscite d’abord une contre-littérature avant de devenir, si les faits concordent avec la théorie, le nouveau paradigme auquel se réfèrent les savants.

Cette thèse concerne les fonds patrimoniaux à plusieurs titres : le premier, apparemment convenu, serait l’inadéquation de nombre d’informations « patrimoniales » avec la réalité contemporaine (des objets beaux ou rares, mais sans plus de valeur d’usage) ; le deuxième, la révélation de la réalité patrimoniale des bibliothèques au regard d’une production scientifique de qualité croissante, investie par les universitaires ; le troisième, la formation par la fiction des imaginaires individuels sur la longue durée, au-delà des révolutions scientifiques (sans discuter ici de l’adéquation rigoureuse entre l’histoire des sciences et celle des idées).

On pourrait considérer que le PEG, comme tout paradigme, a proliféré à travers différents champs : symbolique ou religieux, rationnel ou technique, poétique ou littéraire. Ses modalités techniques (dépôt légal, constructions, etc.) se sont améliorées et affinées. Il bénéficie d’une historiographie : Dominique Poulot a fourni d’excellents travaux sur le développement de la notion de patrimoine et ouvert la synthèse coordonnée par Jean-Paul Oddos  6 ; l’évolution des bibliothèques est intégrée à celle des politiques culturelles publiques grâce à des chercheurs comme Philippe Poirrier… Quelques-uns doutent pourtant, au-delà de « l’émoi patrimonial » : Valérie Tesnière  7 cite les interrogations d’Agnès Marcetteau-Paul  8 et conclut avec un optimisme mesuré : la numérisation offre des possibilités de diffusion inédites, mais il reste à repenser la médiation. L’Enssib, avec Raphaële Mouren, envisage désormais aussi bien les aspects concrets que théoriques de la conservation, par exemple à l’occasion des rencontres Henri-Jean Martin.

Allers-retours

Il est en effet permis de penser que le progrès scientifique n’a pas fait évoluer la « scène de référence  9 » du PEG bien que, après de longues résistances, les barrières tombent sans discontinuer. Longtemps définie par la création de la bibliographie nationale en 1811, la notion de fonds ancien a été étendue à tout le XIXe siècle, son horizon se rapproche rapidement pour diverses raisons (construction d’un nouveau bâtiment, césure de catalogue ou de mode de magasinage…). Dans un joyeux emballement, les Journées du patrimoine écrit ont permis de valoriser des collections de toutes natures, sur tous « supports », en tous lieux : jeunesse, musique, cuisine, sciences, presse, voyages ou pèlerinages, estampe et photographie, histoire locale, écrivains, etc. Après que le livre ancien a été sèchement reconduit au grenier des médiathèques, le patrimoine revient par les verrières de toutes leurs sections  10. À nouveau, on pratique l’achat de livres non prioritairement destinés au public, au risque de laisser la bibliophilie contemporaine succéder à l’uniforme patristique du XIXe siècle.

Des failles apparaissent cependant : plus le patrimoine de proximité paraît légitime, plus le système de représentations continue de valoriser l’enluminure médiévale ou la communication sur quelques icônes, de préférence manuscrites  11. Malgré le développement de la littérature patrimoniale, le sujet apparaît en creux dans la collection du Cercle de la librairie fondée sur une approche des techniques du métier, comme exception à une sorte de « moyenne bibliothéconomique » symétrique à celle touchant les nouveaux publics. Si désormais tout peut faire patrimoine, la patrimonialisation des médias reproduit cependant avec fidélité leur ordre d’arrivée dans les rayons : presse, jeunesse, musique, vidéo, sans synthèse transversale…

À maints égards, la dichotomie entre « patrimoine » et « lecture publique » rappelle donc l’ancienne opposition entre monde sublunaire et éther cristallin ; elle révèle surtout la même incapacité théorique à traduire le présent. Non seulement le volume du patrimoine croît-il à mesure de sa description sans qu’aucun récit n’arrive réellement à le corréler aux représentations du public, mais encore l’hiatus touche-t-il désormais les politiques de l’État, dont on sait le rôle majeur en France : en témoignent les difficultés à penser la dévolution des confiscations aux collectivités locales, la place du livre dans le nouvel organigramme du ministère de la Culture ou dans le rapport sur l’économie numérique  12, entre reproduction des corpus anciens d’une part, création et accès à l’information scientifique de l’autre.

Galilée

Contre la tradition des études classiques, tournons nos lunettes professionnelles vers l’univers globalisé pour y considérer la place du « patrimoine ». Quand on relit l’histoire littéraire, celles de l’édition, des bibliophiles et des bibliothèques, quand on tente au quotidien de conduire des politiques documentaires qui s’efforcent de ménager exigence de qualité et attention aux goûts du public, quand on mesure la puissance financière des conglomérats multimédias qui forment ces derniers, quand s’affiche une incroyable corrélation entre l’énergie des médiations disponibles et la masse des tensions sociales, quand les corps les plus lourds s’affranchissent de la gravité de la « culture générale », quand on découvre les champs de force de la communication et la diversité des médiasphères chères à Régis Debray, quand on assiste au raccourcissement prodigieux du monde dans un téléphone portable, quand la philosophie rayonnante des Lumières s’éteint dans les trous noirs (ou la zone grise) de la gestion des droits… on en vient à supposer une nouvelle dynamique qui pallierait les faiblesses théoriques du monde précédent tout en réservant la possibilité d’une continuité, sinon d’une transcendance.

La physique nouvelle bouscule les catégories professionnelles, dissèque les rapports naguère implicites et renverse les hiérarchies, Patrick Bazin a problématisé ce sujet à de multiples reprises. Quelques exemples entre mille : ce qui était trivial ou populaire (à consommer) devient culturel (à conserver) ; les références qui supposaient une longue étude individuelle passent par l’industrie de loisirs ou de hâtifs « copier coller » ; l’image était un médium complémentaire pour lecteurs modestes ou au contraire avertis, elle régit désormais l’unimédia numérique ; là où prévalait la distinction d’exemplaires et d’éditions, il paraît souhaitable de lier toutes les formes prises par une œuvre à travers siècles et médias.

De façon large, l’ancien catalogage statique fondé sur la description et l’indexation « internes » a priori objectives, supposant la plus stricte neutralité professionnelle acquise au prix d’exercices exigeants, est bousculé par la dynamique d’accès externes surmultipliés, jadis techniquement (donc moralement) impensables : métadonnées de tout poil, tags, commentaires subjectifs plus ou moins modérés ; les notes locales timidement cachées au fond des fichiers deviennent les clés indispensables à la construction du sens…

Tela totius terrae

Plus déconcertant encore que les révisions doctrinaires : l’univers (que d’autres nomment la Toile) s’avère extrêmement instable. Ce qui paraissait loin se rapproche instantanément ; ce qui semblait solide s’avère parfois inconsistant ; un fait nouveau, même insignifiant, peut soudainement polariser l’ensemble du système au détriment des preuves les plus patiemment construites. Ce qui était vrai et légitime hier peut être faux demain, honni et même condamné par les tribunaux. La multiplication des champs patrimoniaux provoque paradoxalement la division des références historiques, fractionnées par les concurrences mémorielles.

Internet crée son propre paysage, organisé en fonction de la distribution, sans rapport obligé avec la géographie de la conservation. À cet égard, le PEG paraît extrêmement discret : les fichiers des prestataires privés sont plus souvent accessibles que ceux des institutions (qui s’adressent de facto à un public assez averti pour identifier les banques de données pertinentes). Pourquoi l’appel d’un titre raisonnablement connu et libre de droits, mettons Candide, ramène-t-il comme réponses prioritaires des éditions papier via des sites marchands, des versions numériques via Google et autres sites collaboratifs ou savants, alors que ce livre existe au catalogue d’innombrables bibliothèques et sur Gallica ? Le patrimoine des bibliothèques (puisqu’il s’agit dorénavant d’un sous-ensemble du PEG) est peu visible sur la Toile ; le PEG est moins médiatisé que le patrimoine monumental ou muséal, lui-même moins intéressant que l’actualité ; l’actualité est orientée enfin par la communication. Le réel virtuel se révèle démesurément complexe et les autorités relatives. Le bruit des espaces infinis effraie car il menace de rendre inaudible l’écho d’un monde jadis convenu dans un univers désormais concurrentiel.

Möbius

La Nature a horreur du vide et l’écologie montre que l’équilibre global des systèmes peut être profondément modifié (pour beaucoup perturbé) par l’émergence de phénomènes nouveaux ou la prolifération soudaine de mutations ponctuelles. Dans les mondes matériel, culturel et dorénavant virtuel, toute entité doit donc entreprendre d’exister au sens où tous les organismes vivants réagissent aux évolutions du milieu en modifiant leurs interactions, voire leur métabolisme. Nous avons naguère proposé de ne pas penser la bibliothèque comme un être homogène  13, les individus ne le sont pas davantage (Bernard Lahire), même quand ils forment l’avant-garde  14 : une pratique culturelle élevée ne garantit pas même l’humanisme ou la simple sociabilité…

De façon plus ou moins consciente, les bibliothèques travaillent pourtant sur une échelle corrélant implicitement valeurs intellectuelles et valeurs morales ou sociales. Les débats, voire les querelles, portent sur la légitimité du degré de la documentation proposée (Montesquieu ou les mangas…), voire globalement sur le principe de l’action publique (politique de l’offre ou de la demande), donc sur le principe de la réduction, sinon de l’exclusion. Au mieux, on s’en tire par la distinction et la subdivision des champs : « patrimoine » vs « lecture publique », documentaire vs fiction, texte vs image, dans lesquels s’appliquent des savoirs et des techniques spécifiques, parfois encore des tarifs publics différents, alors même que les logiques de médiation suivent des logiques inverses.

Depuis toujours, le récit, et de nos jours la fiction audiovisuelle, est le moyen de fédérer, voire d’organiser le réel par l’imaginaire. Les exemples pullulent : au-delà de Kafka et Orwell dont il est difficile de savoir s’ils ont prophétisé ou provoqué notre réalité, sans parler des parcs à thème issus de personnages de fiction, sans rassembler les occurrences d’œuvres pour enfants qui ont été secrètement au cœur d’acteurs publics majeurs, considérons la reconnaissance des anciennes troupes coloniales après le sacre d’Indigènes à Cannes  15, la relance du picard par les Ch’tis, etc.  16 Le cycle d’expositions entamé cet été à Rennes autour de la légende arthurienne, en juxtaposant sans hiérarchie manuscrits médiévaux, objets d’art populaire ou les Monty Pythons, témoigne de la primauté du mythe sur l’objet alors que l’approche classiquement patrimoniale suppose la primauté de l’objet sur la pédagogie.

On peut donc essayer de résoudre les contradictions actuelles de la valorisation du PEG en réhabilitant le récit, non sans voir le parallèle avec l’art contemporain qui replace la légitimité de l’objet au cœur du propos de l’artiste, de sa proposition. Pour résoudre la dissociation toujours plus grande des cercles mentaux et techniques, la proposition de récit semble pouvoir constituer une sorte d’anneau de Möbius dont les deux bords apparents ne forment qu’une même face, indéfiniment parcourable autour des foyers. En rendant tout argument localisé du système susceptible de mobilité vers la position inverse, cette figure permet de penser les renversements actuels de la société de l’information, au contraire de la bibliothéconomie « classique » fondée sur l’attribution d’une place quasi prédéterminée à un document dans un cadre tout autant préétabli (quel que soit le cadre jugé le plus pertinent : section, média, politique documentaire…). Il s’agit alors d’envisager comme principe fondamental la circulation (psychologique et matérielle) des œuvres et des documents, non plus leur cycle de vie par rapport à leur « lieu naturel ».

Une démarche marketing

Comment fortifier une relation entre patrimoine et lecture publique qui inclue aussi bien les classiques (et même les traditionalistes) et les modernes (y compris en communautés virtuelles) ? Selon le mot de Michel de Certeau, il faudra une « prolifération d’inventions », mais dans un espace désormais ouvert, pour relier ceux qui lisent Homère dans la collection Budé et ceux qui découvrent Troie avec Brad Pitt, ceux qui voient en Cîteaux une spiritualité, un mode de gouvernement ou d’aménagement du territoire, une modernité artistique…

À la simplification historique légitimée par l’ancienneté succède alors un panorama riche de la complexité des sources, de la diversité des conséquences et des interprétations. Cela suppose que les scientifiques (bibliothécaires et gens du livre au sens large, universitaires…) ne soient plus seuls à avoir légitimité pour construire un discours sur le PEG.

La bibliothèque municipale de Dijon a produit deux documents intéressants en ce sens : en 1998, des intervenants de toute nature (artistes, religieux, écrivains, œnologue, archéologue…) ont été appelés à commenter de leur point de vue un corpus d’enluminures médiévales  17 ; dix ans après, ce sont les « coups de cœur », selon une acception très « lecture publique », de l’ensemble des personnels de la bibliothèque d’étude qui exposent une sélection de documents très diversifiée, mais surtout subjective, à l’occasion de la restauration d’une salle ancienne.

Mutatis mutandis, on peut assigner aux institutions culturelles « l’entreprise de vivre » par l’écriture qui formait le projet de Simone de Beauvoir et envisager leur action comme une variété de l’édition, sur papier et surtout sur la Toile… En effet, internet est régi par un phénomène de reconnaissance des sites officiels comparable à celui des marques dans le monde marchand. Dorénavant, ce n’est plus l’information qui est vérifiée mais, au mieux, le canal de distribution : ici réside la force de Google qui peut maîtriser la diffusion parce qu’il est familier de ses usagers auxquels il propose de multiples services. Il faut donc non seulement composer un récit qui permette d’articuler des éléments dissemblables, mais qui ambitionne d’accroître la notoriété, de susciter l’envie, de rendre le besoin incontournable. Sans visée mercantile, il s’agit d’oser la démarche marketing comme l’a fait la BM de Lyon.

Après avoir été gardiens d’un corpus religieux dans un monde clos, pédagogues d’un corpus intellectuel dans un monde en expansion, les bibliothécaires peuvent s’envisager agenceurs d’un corpus interculturel dans un monde ouvert.

Éditer

Il n’est pas ici question de présenter l’édition au sens matériel : de meilleurs auteurs présentent ailleurs cette activité et les bibliothèques ont beaucoup publié sur le patrimoine depuis trente ans  18. Nous proposons de considérer que, dans la société de l’information, l’activité tout entière des bibliothèques va probablement évoluer vers l’édition au lieu de se définir à partir de la constitution de collections. À ce titre, le patrimoine au sens classique offre quelques facilités du point de vue des droits d’auteur, mais il s’agit justement de ne plus opposer les documents anciens où les bibliothèques seraient productrices aux modernes dont elles seraient consommatrices. Au contraire, il s’agit d’établir des perspectives communes au travail documentaire, au besoin en maniant les droits dont les établissements sont propriétaires ou acheteurs.

Dans le monde numérique, la gestion du patrimoine n’est pas différente des aspects les plus modernes de la « lecture publique » : déjà quelques bibliothèques françaises (dont Toulouse) et étrangères ont commencé de sortir leur patrimoine sur des sites collaboratifs, d’autres participent à des réseaux sociaux qui se caractérisent par la primauté des centres d’intérêts des membres et non plus celle des corpus. Comme les blogs s’entre-référencent, la fluidité technologique permet d’envisager des réseaux documentaires à configuration variable et non simplement emboîtés comme des tables gigognes : les pôles associés de la Bibliothèque nationale de France rempliront d’autant mieux leur fonction contractuelle qu’ils pourront se penser comme des références internationales, en tissant leur réseau propre sur des projets ponctuels  19, et non comme de simples subdivisions de l’action pu-blique  20.

Mais internet est bien plus qu’un simple moyen nouveau de diffusion : de la même manière que la musique circule en fichiers beaucoup plus largement que sur CD, il révolutionne la notion même de patrimoine par deux perspectives inédites. D’une part, l’accès aux ressources numérisées n’est plus limité par la matérialité de l’objet et les nécessaires rigueurs de sa conservation : ce qui était rare peut devenir multiple, décliné en différents « produits » ou services (pédagogiques, ludiques, citoyens…) bien au-delà des répliques utiles aux chercheurs. D’autre part, le PEG conservé n’est plus qu’une partie du patrimoine que nous appellerons « revendiqué ». Dans une ville comme Metz, les collections effectivement possédées sont sans rapport avec l’importance de la production graphique et imprimée locale depuis l’époque carolingienne ; la valorisation numérique du patrimoine consiste-t-elle à diffuser des fichiers propriétaires ou réside-t-elle dans la capacité à fédérer des ressources espacées ?

Affranchi des contingences physiques (état du document, nombre d’exemplaires, variété des collections virtuelles qui peuvent revendiquer le même objet), le travail patrimonial consiste à faire revivre dans des présentations nouvelles le corpus ancien, à traduire les classiques comme des modernes, à valoriser le sens avant les objets, bref, sur ce plan également, à faire un travail d’éditeur, toujours soucieux de diffuser le plus largement son catalogue, effectuant ce travail par le mode contractuel. L’évolution en cours de l’ACRPP (Association pour la conservation et la reproduction photographique de la presse) depuis son découplage de la Bibliothèque nationale de France illustre ce principe.

Un capital à faire fructifier

« Éditer la bibliothèque » pourrait signifier : afficher une ligne éditoriale (version subjective des politiques documentaires), admettre la diversité des stratégies et des choix dans le paysage documentaire, décliner une idée en produits segmentés (sinon dérivés), agir en fonction d’une concurrence (ou en tout cas en fonction de l’observation de l’extérieur), créer des corpus qui donnent à voir et à réfléchir (comme le font les Frac, Fonds régionaux d’art contemporain), collaborer sur des projets avant de raisonner sur les structures… Un tel changement d’angle ouvre de multiples perspectives inhabituelles aux processus documentaires des bibliothèques :

  • La gestion d’un fichier d’auteurs et d’un catalogue d’œuvres s’apparente à celle d’un capital qui ne vit pas seul, mais grâce au travail des professionnels et à l’intérêt des lecteurs dont l’attention est toujours suscitée.
  • De petites maisons peuvent avoir une grande notoriété, fût-ce dans des niches, du moment que leur marque devient une référence.
  • La médiation et la prolifération peuvent s’effectuer à de multiples niveaux : auteur, collection, éditeur (ou site), critique, libraire ou lectorat (blog…), etc.
  • Plus on investit dans un projet, plus cela suppose la coordination préalable des relais de communication et de diffusion (les musées ont acquis une bonne expérience dans ce domaine) ; ce n’est certes pas toujours une garantie de succès.
  • La centralisation des stratégies n’oblige pas à la concentration de la diffusion (Disney vend ses licences à Hachette comme à l’industrie agro-alimentaire…).
  • Le prix et la notoriété ne sont pas induits par l’objet mais reflètent temporairement une valeur symbolique ou affective  21.
  • Malgré les concurrences intra- et interprofessionnelles, l’ensemble des acteurs de la « chaîne » travaille à élargir le marché alors que les bibliothèques publiques sont réputées hostiles à celui-ci.
  • L’activité d’édition favorise l’échange gratuit.

Afficher une « ligne éditoriale » conduirait chaque établissement à se positionner sur une certaine forme de résistance intellectuelle au conformisme médiatique, comme y invitait Jean-Noël Jeanneney, mission d’ailleurs également fondamentale pour les fonctions encyclopédiques de la bibliothèque. Construire cette ligne sur la gestion de la diversité patrimoniale permet de concilier les écritures de l’histoire et les ressentis particuliers parfois contradictoires  22. Cela transforme la singularité française en atout.

L’exercice n’est pas sans risque. Il ne conduit pas cependant à abandonner toute revendication de légitimité intellectuelle à l’audimat et aux seules pressions médiatiques extérieures ; au contraire, passer d’une logique d’accès par la recherche à une logique de promotion suppose d’assumer des choix professionnels. Avec l’avantage d’une certaine garantie financière publique, il s’agit de soumettre les plus modestes d’entre eux à l’exigence de leur utilité sur le double plan de la probité intellectuelle et de l’efficacité technologique, en admettant le droit à l’erreur, mais en ambitionnant le plus large succès.

  1. (retour)↑   Le concept même de PEG apparaît spécifiquement français, le vocable s’est développé depuis que les régions du « Grand Est » ont lancé en 1987 les premières Journées du patrimoine écrit pour attirer l’attention sur la difficulté de sa préservation, en décalquant le principe des Journées du patrimoine auxquelles elles se sont depuis rattachées. Cependant le concept n’existe pas vraiment ailleurs en Europe (autres pays et Commission européenne), où prédominent encore les appellations corrélées de fonds ancien et de bibliothèque de recherche.
  2. (retour)↑   On pourrait étudier la dissociation entre les registres du récit et de la critique au regard de la notion de « classique » ou de « référence », par exemple au prisme des collections vendues par la presse : Molière par Télérama, la musique classique, James Bond ou l’histoire de France en BD par Le Monde.
  3. (retour)↑   François Roth, introduction à paraître dans le volume de la Bipfig – Bibliographie de la presse française politique et d’information générale – consacré à la Moselle. Le Républicain lorrain ne supprimera son édition en allemand qu’en 1989.
  4. (retour)↑   On se rappellera particulièrement l’exposition de Séville en 1992 : une astuce typographique très réussie du catalogue traduisait de manière peu subliminale la notion de « France universelle ». C’est justement lors de cette manifestation qu’a eu lieu la plus grande exposition hors les murs du patrimoine de la Bibliothèque nationale, sous le titre « Le livre monde », après que le président Mitterrand eut annoncé le lancement d’un projet de bibliothèque résolument nouveau ; Emmanuel Le Roy Ladurie expliquait dans son introduction le choix de chaque nation pour illustrer « par son génie propre » l’ère des découvertes.
  5. (retour)↑   La plus manifeste est l’intitulé de la plupart des grades de la fonction publique où dominent conservation et patrimoine, mais on peut aussi relever les confusions entre patrimoine et livre ancien, entre l’objet patrimoine et l’activité étude comme au XIXe siècle, à l’époque où le « patrimoine » n’existait pas, voire des quasi-contresens : les plans de conservation ont été établis pour permettre les éliminations, etc. On note que le mot même de bibliothèque conserve son ancienne ambiguïté dans les documents de la Commission européenne sur la stratégie de Lisbonne, où le mot renvoie toujours à héritage, archive au sens d’institution, mais au sens de collection quand il s’agit de numérisation.
  6. (retour)↑  Le patrimoine : histoire, pratiques et perspectives, Éd. du Cercle de la librairie, 1997 (Bibliothèques).
  7. (retour)↑  « Patrimoine et bibliothèques en France depuis 1945 », BBF, 2006, no 5.
  8. (retour)↑  « La notion de patrimoine reste pourtant confuse. Le temps est peut-être venu, sinon d’y renoncer, du moins de la réinvestir avec celle de collection. »
  9. (retour)↑   Au sens où l’emploie Philippe d’Iribarne dans Penser la diversité du monde, Seuil, 2008 (La couleur des idées).
  10. (retour)↑   Y compris dans des pays modèles de la « lecture publique » au sens réducteur : Rotterdam ouvre un fonds Erasme très réduit dans la Médiathèque centrale, les bibliothèques de la province de Gouda créent une bibliographie régionale (voyage d’étude 2007 de la BPI).
  11. (retour)↑   Voir par exemple le cas du passeport de Rimbaud analysé par Bernard Huchet, dans Le patrimoine, op. cit., p. 103.
  12. (retour)↑   Éric Besson, secrétaire d’État chargé de la prospective, de l’évaluation des politiques publiques et du développement de l’économie numérique, France numérique 2012 : plan de développement de l’économie numérique, France, Premier ministre, octobre 2008. L’étude de l’« hiatus patrimonial » de ce rapport ne peut être développée ici.
  13. (retour)↑  « La bibliothèque localement universelle », BBF, 1995, no 3. Nous avancions le terme de bibliothécologie comme alternative à une vision uniformisante de la bibliothéconomie. Malgré les évolutions, l’hypothèse lexicale paraît toujours exploitable dans ses dimensions environnementale et discursive…
  14. (retour)↑   Cf. Pierre Boulez : « Quand vous parlez de peinture à des musiciens, c'est un univers qui leur échappe […] Étant très aventureux dans leur domaine, dans un autre, ils se réfugient là où ils se sentent plus ou moins en sécurité », Le Monde, 7 novembre 2008.
  15. (retour)↑   Au-delà du succès du film et de toute considération artistique, c’est à la suite de celui-ci que le gouvernement a revu sa position sur la question des pensions militaires pour les anciens combattants issus des ex-colonies, pourtant débattue depuis longtemps.
  16. (retour)↑   Sur la nécessité du récit, voir aussi Gilles Lipovetsky et Jean Serroy : La culture monde : réponse à une société désorientée, Odile Jacob, 2008.
  17. (retour)↑  Voix enluminées de Cîteaux, Éditions de l’Armançon, 1998, publié à l’occasion du 9e centenaire de la fondation de l’abbaye.
  18. (retour)↑   Présentation de trésors régionaux (souvent par les agences de coopération), catalogues d’exposition, revues, travaux de recherche et de bibliothéconomie, précis de conservation… sans oublier les collections « Re-Découvertes » de la Fédération française de coopération entre bibliothèques et « Patrimoine des bibliothèques de France » publié par Payot en 1995.
  19. (retour)↑   Sur la « coopération par les buts », voir par exemple l’intervention d’Hervé Le Crosnier (référence en matière de nouvelles technologies), « Vectorialisme et production coopérative », lors de la journée « Réseaux sociaux : des usages et des outils », Cnam, 17 décembre 2007.
  20. (retour)↑   Sur ce plan, la question des fonds locaux reste encore largement à travailler. Aussi bien politiquement que techniquement, la France (i.e. l’État comme les collectivités elles-mêmes) peine à penser l’échelon local pourvu d’autonomie intellectuelle : d’une certaine manière, il est toujours conçu comme une échelle plus réduite du « récit national ». Les réseaux transfrontaliers ne sont pas légion. À une échelle plus large, le patrimoine des « minorités culturelles » émerge difficilement tant qu’une institution spécifique n’est pas créée, généralement à Paris (ainsi, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration).
  21. (retour)↑   Le 14 décembre 2007, Amazon.com a acheté aux enchères une des sept copies identiques d’un petit manuscrit très médiocrement illustré : Les contes de Beedle le Barde, œuvre signée J.K. Rowling, pour environ 2,7 millions € ; la somme sera versée à des œuvres caritatives. Au sujet des tarifs, l’analyse économique des services publics culturels pourrait être fondamentalement reprise aussi bien en termes de logique interne (par exemple, les collectivités qui facturent l’accès aux discothèques de prêt n’hésitent pas à offrir des concerts de vedettes aux tarifs du marché) que de concurrence : les études de Françoise Benhamou montrent l’attente d’une offre culturelle de qualité gratuite, mais la société admet que des flux financiers considérables sanctionnent une agitation éphémère.
  22. (retour)↑   On peut citer l’opinion de Benjamin Stora, par exemple, au sujet des populations qui revendiquent un passé algérien (la proposition est réversible pour l’Hexagone).