L’Inguimbertine, maison des muses

par Noëlle Balley

Jean-François Delmas

Paris, éd. Nicolas Chaudun, 2008, 155 p., ill., 32 cm
ISBN 978-2-35039-038-3 : 39 €

Un rat, un roseau, un rat (en latin : mus, arundo, mus = musarum domus) : Joseph-Dominique d’Inguimbert, en religion frère Malachie (1683-1757), créateur du « logo » de sa bibliothèque-musée, avait vraiment le sens de l’image. Devenu évêque de Carpentras, sa ville natale, à la suite d’un long séjour en Italie qui le vit balancer entre le dépouillement chartreux et les intrigues de la Curie, cette personnalité complexe, ecclésiastique à la vocation sincère et tourmentée, remarquable administrateur au caractère ombrageux, partagé entre le renoncement et l’attachement aux belles choses, dota non seulement sa ville d’un splendide Hôtel-Dieu, véritable « palais des pauvres », mais de ses collections personnelles de livres, de manuscrits, de numismatique et de mobilier, noyau initial de la bibliothèque qui porte son nom, dans un décor soigneusement mis en scène selon le modèle italien conçu par le fondateur. L’histoire s’arrêterait là si Mgr d’Inguimbert n’avait réalisé un coup de maître qui démontre son flair de bibliophile : le rachat, en deux temps, des bibliothèques de la famille Thomassin de Mazaugues, collectionneurs de premier plan, derniers héritiers du fameux Fabri de Peiresc, le « prince des curieux » dont les collections de livres, de manuscrits, d’objets divers et les célèbres « registres » constituent toujours l’un des fleurons de l’Inguimbertine.

Administrée, après la mort de son fondateur, par un conseil de six membres choisis parmi les notables de la ville, gérée par un bibliothécaire dont la « fiche de poste » est un véritable régal (« essentiellement irrépréhensible dans sa foi, dans ses mœurs, dans sa conduite, parfaitement libre, ni religieux, ni marié, connaissant les langues orientales, pour le moins la grecque, et suffisamment versé dans les sciences divines et humaines »), fonctionnant sur la rente laissée par frère Malachie et les libéralités de ses généreux bienfaiteurs, la bibliothèque s’enrichit, tout au long du XIXe siècle, de dons et legs qui contribuent à lui donner son allure de prodigieux bric-à-brac. Elle a ses « malfaisants », subissant les déprédations du tristement célèbre Libri, puis les velléités d’un édile du nom d’Alfred Michel, qui prétendait vendre les collections les plus précieuses pour des « raisons d’utilité, d’économie et de modernité » (à méditer…), mais aussi ses bienfaiteurs : le professeur Eysséric, dont l’intervention empêchera la dilapidation de ce patrimoine et dont la générosité contribuera à l’enrichir ; Moricelly, dont les deniers financeront la construction d’une extension des locaux. Le XXe siècle voit la naissance d’une bibliothèque populaire, la dispersion, faute de place, des collections d’objets dans plusieurs musées sous la tutelle du conservateur de la bibliothèque, enfin l’apparition de la lecture publique, fortement entravée par le manque de place.

Jean-François Delmas (à qui l’on souhaite d’accomplir la prophétie d’Antoine de Saint-Exupéry : « La vertu, c’est de sauver le patrimoine spirituel français en demeurant conservateur de la bibliothèque de Carpentras ») a le privilège de diriger cette bibliothèque-musée, au statut unique en France : nulle part le lien entre le livre et l’objet, entre le texte et l’image, n’est affirmé avec davantage de force que dans cette institution qui comprend, outre la bibliothèque, un musée lapidaire et archéologique, un musée des beaux-arts où quelques pièces maîtresses (portrait de Rancé par Rigaud) côtoient des chefs-d’œuvre de petits maîtres, un musée d’arts décoratifs et un musée d’ethnographie régionale. Rare exemple de bibliothèque municipale classée qui ne doit rien, ou presque, aux confiscations révolutionnaires, et qui a eu la chance de conserver l’intégralité de ses catalogues anciens, héritière des fondations de ces prélats d’Ancien Régime qui furent les premiers à ouvrir leurs collections privées aux savants et aux curieux, résultat de la lente sédimentation des donations successives, on y goûte depuis trois cent cinquante ans, malgré l’exiguïté des locaux et le climat comtadin, « les rafraîchissantes joies du travail ».

Ce petit bijou va connaître une nouvelle page de son histoire : l’installation dans les locaux de l’Hôtel-Dieu de Carpentras, autre fondation inguimbertienne, au sein d’un complexe culturel dont J.-F. Delmas a déjà présenté la teneur dans les pages du BBF 1. Grâce à la reconstitution des cabinets de travail de Mgr d’Inguimbert et des principaux donateurs, les livres et les objets vont enfin pouvoir retrouver leur présentation et leur complémentarité initiales. Le présent livre célèbre à sa manière l’événement. Après une évocation passionnante de l’histoire de la bibliothèque, il en décrit les principales collections en évoquant leurs donateurs : les fonds Camille Barjavel, médecin et maire, donateur de collections bibliophiliques et de documents d’intérêt local ; Duplessis, peintre du roi, beau portraitiste ; Bidauld, peintre de paysages dans le goût néoclassique ; Denis Bonnet, « peintre du quotidien » ; Bonaventure Laurens, agent comptable bohème et musicien, collectionneur de partitions autographes ; son frère Jules, remarquable paysagiste ; Evariste de Valerne, peintre naturaliste, ami de Degas ; Joseph Eysséric, géographe et dessinateur, le sauveur de la bibliothèque. L’ouvrage se termine par une présentation du projet de l’Hôtel-Dieu et du chantier de déménagement.

Bien que son récit soit habituellement mené d’une plume alerte et élégante, l’auteur n’échappe pas toujours à cette manie de l’exhaustivité qui est souvent le péché mignon des bibliothécaires érudits : combien de descriptions auraient pu être évitées par une meilleure gestion des illustrations ? Et c’est justement parce que le lien entre le texte et l’image joue un rôle tellement fondamental dans l’histoire de l’Inguimbertine que le rapport du texte et des photographies aurait dû être plus soigné ici : les images, par ailleurs fort belles, sont trop souvent dispersées au hasard des pages, et parfois même non légendées, ce qui leur confère un rôle purement décoratif, tandis que le texte ne comporte aucun renvoi vers la reproduction des documents qu’il décrit. Ouvert par une introduction de Mgr Poupard, qui chiffonnera certains esprits chagrins (« Cette publication aidera grandement à raviver les racines chrétiennes d’une culture qui a nourri le peuple à travers les siècles… »), l’ouvrage se termine par une réflexion sur l’importance de la transmission patrimoniale dans la construction de la citoyenneté contemporaine. Ainsi solidement appuyée sur ces deux piliers, ses racines spirituelles et sa contribution à la vie de la Cité d’aujourd’hui, l’Inguimbertine nouvelle constituera un des projets majeurs de la politique culturelle locale des prochaines années.