Le livre et l’éditeur

par Thierry Ermakoff

Éric Vigne

Paris, Klincksieck, 2008, 172 p., 21 cm
Coll. 50 questions
ISBN 978-2-252-03663-1 : 15 €

Nous connaissons tous Éric Vigne, responsable d’une collection prestigieuse chez Gallimard (« Essais »), homme de conviction, de métier. Le livre qu’il signe se place dans la collection « 50 questions », publiée par Klincksieck. Autant dire que c’est du sérieux, tout ça.

L’ensemble nous laisse, malgré tout, une impression un peu étrange. Essayons d’y voir clair ; Éric Vigne est tout sauf un dilettante, il construit son ouvrage, Éric le fataliste, en (fausses) questions auxquelles répondent de vraies analyses. Sans doute, précisément, cette contrainte éditoriale, 50 questions, est-elle pour quelque chose dans ce sentiment d’étrangeté : comme si les arguments de l’auteur avaient du mal à se développer dans toute leur plénitude. Et puis, cette déception est peut-être due au fait que, finalement, vue de l’intérieur, la Grande édition ressemble à ce qu’on imagine ; ou qu’on imaginait, quand elle existait encore.

L’argument décisif d’Éric Vigne, celui qui tient tout le livre, qui en est le squelette et les muscles c’est que, paraphrasant Blanchot, « l’essai est une catégorie d’ouvrages, peu importe le sujet du moment qu’il soit un peu général, dont on n’attend guère autre chose qu’une érudition désordonnée au service d’une vision critique exposée sur un ton personnel ». Cette définition, qui semble aujourd’hui dépassée par la « littérature de notoriété » est corollaire de la réduction de la durée de maturation et de conception des thèses, qui, d’une dizaine d’années, est passée à trois ans. Et on pourrait aussi, sans doute, évoquer les effets pervers de la réforme dite « LMD » (voir, à ce sujet, Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe, sous la direction de Christophe Charle et Charles Soulié  1 ). On assiste donc, aujourd’hui, à un double mouvement : désinvestissement de nombre de maisons d’éditions, et travestissement, à l’image de l’évolution de l’essai qui se transforme en courts documents de sciences humaines. Pour aller vite, et filer la métaphore culinaire, on en a fini avec la choucroute Bofinger pour se retrouver avec, dans notre assiette, quelques miettes light, sans sel, sans gras, et au goût synthétique. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec cette analyse, déjà largement relayée par la presse (nationale : Libération, 14 février 2008, Le Monde 22 février 2008, et professionnelle : Livres Hebdo, 8 février 2008 – de loin le plus écrit) ; et nous ne pouvons, une fois de plus, que déplorer l’absence des bibliothèques et des bibliothécaires dans la constitution, à l’image des éditeurs, du catalogue. Il me souvient d’un temps où nous guettions les parutions de la collection « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », chez Fayard : il ne devait pas s’en vendre 100 000 exemplaires, du père Mersenne, mais son acquisition restait, même pour une bibliothèque publique, une ardente obligation : une collection, ça se construit.

Alors, nous avons un peu de mal à comprendre en quoi l’essai d’André Schiffrin, L’édition sans éditeurs 2 (court, mais intense), aurait démérité. Il nous semble au contraire que la rentabilité à deux chiffres, la fin de la péréquation, que conteste, par ailleurs, Éric Vigne, sont bien le signe de la marchandisation, ou de l’édition sans éditeurs, au sens précis de ce terme. Fallait-il consacrer tant de pages aux non-livres, que nous voyons tous les jours dans notre maison de presse, par wagons entiers ? Quant à découvrir que la distribution dictera, ou dicte, ses choix à l’édition, il y a belle lurette que François Rouet en a fait le constat, dans la première édition de l’ouvrage Le livre : mutations d’une industrie culturelle 3 .

L’ouvrage d’Éric Vigne est intéressant, certes, mais est-il indispensable ? Nous aurions tant aimé avoir, aussi, de l’intérieur, l’histoire politique et économique de sa prestigieuse collection…