Paul Ricœur

le texte, le récit et l’Histoire

Odile Riondet

Cette introduction à l’univers de Paul Ricœur montre l’intérêt que représente le philosophe pour les bibliothèques. Représentatif d’un courant de pensée (la phénoménologie) et critique de courants contemporains, il est, notamment par ses travaux sur l’histoire, le récit, le texte ou les règles de la pensée, un auteur majeur sur le plan de la culture professionnelle.

This introduction to Paul Ricœur looks at the significance of the philosopher for libraries. Representing a school of thought (phenomenology) and a critic of contemporary currents, Ricœur was, notably in his work on history, narrative and text, or the rules of thought, a major author in the field of professional culture.

Diese Einführung in das Universum Paul Ricoeurs zeigt das Interesse, welches dieser Philosoph für die Bibliotheken darstellt. Er ist als Vertreter einer Denkweise (die Phänomenologie) und Kritiker zeitgenössischer Strömungen insbesondere aufgrund seiner Arbeiten über die Geschichte, die Erzählung und den Text oder die Regeln des Denkens ein wichtiger Autor, was die berufliche Bildung betrifft.

Esta introducción al universo de Paul Ricoeur muestra el interés que representa este filósofo para las bibliotecas. Representativo de una corriente de pensamiento (la fenomenología) y crítico de las corrientes contemporáneas, él es, particularmente por sus trabajos sobre la historia, el relato, el texto o las reglas del pensamiento, un autor mayor en el plano de la cultura profesional.

En quoi Paul Ricœur peut-il intéresser les bibliothèques ? En tant que personnage dont un bibliothécaire se doit d’acquérir quelques ouvrages, certainement, car ce fut un grand philosophe. Comme auteur représentatif d’une mouvance intellectuelle particulière (protestantisme, phénoménologie, personnalisme) dont tout bibliothécaire soucieux de présenter une palette de pensées se doit de posséder quelques titres au rayon philosophie, à côté de ceux de Foucault, de Sartre ou de Lyotard. Mais surtout parce qu’il était un chercheur travaillant sur l’histoire, le récit, le texte, les règles de la pensée, quand d’autres préféraient analyser la folie, l’engagement, le post-modernisme ou le politique.

Ces thèmes choisis par Paul Ricœur présentent pour les bibliothécaires un réel intérêt. Certes, il reste difficile à lire, son érudition décourage, tant les allusions ou références rapides sont parfois difficiles à décrypter pour qui ne connaît pas l’univers d’idées auquel il se réfère. Mais c’est malgré tout à cette entrée dans l’univers de Paul Ricœur que nous allons nous essayer ici. Une entrée dans des textes qui, au-delà d’un vocabulaire difficile – qui n’est dans cette œuvre qu’une exigence de rigueur – parlent de faits quotidiens. Ils parlent de la différence entre l’écrit et l’oral. De mots (esprit critique, raisonnement, synthèse) que nous employons étourdiment comme s’ils désignaient des opérations simples. Du lecteur, qui se perd et se retrouve dans un récit. De l’histoire des autres, que nous écoutons comme la nôtre. De nos ancêtres, qui sont comme l’ombre de nos vies.

Qu’est-ce qu’un texte ?

Pourquoi l’écriture est-elle importante ? Une première réponse est celle-ci : elle permet de conserver la pensée d’auteurs disparus. Elle est une trace de ce qui, sans elle, serait évanoui. Le texte est mémoire, préservation d’un discours sur un support. Mais un écrit peut aussi naître tel dans la volonté de l’auteur. À partir de cette distinction entre le texte comme trace d’une présence et le texte comme volonté initiale de parler à distance, il s’agit de savoir comment un texte vit dans un auteur, dans un lecteur, comment sa vie passe de l’un à l’autre.

Le texte comme trace

La transcription de l’oral à l’écrit n’est pas neutre : en réalité, elle fait basculer le discours. D’une certaine manière, elle lui retire la vie : une parole orale est prononcée par quelqu’un, dans un lieu, à une occasion donnée, pour des interlocuteurs, bref c’est un « événement ». Écrire les mots prononcés revient à émettre un texte sans visage, sans la voix qui portait la parole, les intonations qui introduisaient des instants de colère ou d’émotion. Il n’y a plus « événement », mais une trace dissociée de son auteur, qui n’est qu’un nom. Une trace qui peut être interprétée de manière polysémique, car la présence de l’auteur, avec toutes ses composantes et sa densité, n’est plus là pour compléter la compréhension.

Cependant, la froideur du texte écrit n’a pas que des inconvénients et son détachement du contexte fait aussi sa force. D’abord parce que « l’écrit conserve le discours et en fait une archive disponible pour la mémoire individuelle et collective 1 », puis parce que le rapport du lecteur à l’auteur se transforme quand la parole devient texte. La situation d’oral ne facilite pas la distance et la critique : on écoute, le discours ne s’arrête pas, la phrase qui vient d’être prononcée est à peine finie que déjà notre attention est sollicitée par la suivante. L’écriture, à l’inverse, est détachement, abstraction. On pourrait même dire qu’une « spiritualité du discours se manifeste par l’écriture 2 ». Que veut dire par là Paul Ricœur ? Que le rapport d’un texte oral à ce qu’il désigne, ce dont il parle, peut être complété par la désignation du doigt, par une démonstration concrète, par un objet présenté. Cette référence immédiate au concret est impossible dans l’écrit. L’écrit oblige sans cesse le lecteur à se représenter ce dont on lui parle, sans autre appui que la langue elle-même. Il y a donc une logique propre du texte qui excède sa fonction de trace. Un texte oral qui devient écrit doit considérer cette situation nouvelle, ajouter des explications ou retirer les passages qui ne coïncident plus avec la situation d’oral.

C’est pourquoi la logique du texte écrit est plutôt de se concevoir dès le départ comme tel. L’auteur d’un texte écrit prévoit son rapport au lecteur différemment de celui qui discourt. Mais il est bon de commencer par évoquer le texte comme trace, car nous devons toujours nous souvenir qu’un texte est écrit par quelqu’un. Or, pris par l’anonymat immédiatement induit par le passage à l’écriture, nous avons trop souvent tendance à l’oublier. Souvenons-nous donc de cette origine du texte en quelqu’un. Dans la pensée de Paul Ricœur, ce fait est d’une importance primordiale. En effet, tout texte est une proposition de relation, n’a de sens que par les résonances qu’il provoque chez un lecteur. Et derrière le texte, il y a une multiplicité de formes de paroles, portées par des individus ayant une intention. Le témoignage n’a pas la même fonction que le documentaire, le congrès avec son collage de textes différents issus de la parole parlée n’a pas le même rôle qu’une monographie sur le même sujet. Qu’ils soient accessibles en ligne ou sur papier ne modifie pas fondamentalement leurs fonctions différentes pour le lecteur.

La lecture savante

Un texte ne vit que s’il est interprété. Sans quoi, il n’est qu’un bruit aux oreilles ou du noir sur fond blanc pour la vue. Comment le lecteur fait-il pour le comprendre ? Paul Ricœur s’intéresse d’abord au lecteur savant, celui qui fait profession d’analyser le texte. Pour ce faire, il peut utiliser deux démarches. La première consiste à rester dans le texte : il décrit les structures grammaticales employées, les grands mouvements du récit, l’argumentation. Il repère les unités sémantiques qui le composent, comme le structuralisme l’a fait avec les récits folkloriques ou l’anthropologie avec les récits mythiques. Le récit perd sa chronologie, devient un système d’oppositions, les personnages sont des « actants » avec des « fonctions » dans l’action. Cette démarche est essentiellement explicative : elle est objective, descriptive, distanciée.

La démarche interprétative a une autre perspective : elle laisse le lecteur « achever » le texte en quelque sorte en le faisant résonner dans son expérience, en lui trouvant une actualisation, une signification personnelle, qui le concerne. Le lecteur s’approprie le texte, il se met à se comprendre mieux lui-même à travers un texte qui, pourtant, vient de loin dans le temps ou d’ailleurs dans l’espace. Partant de lui-même, il donne du sens à ce qu’il lit.

Mais cette manière de faire n’est-elle pas alors terriblement subjective, essentiellement subjective ? Si l’interprétation consiste pour le lecteur à construire un sens personnel, elle ne peut être réellement « scientifique ». La scientificité n’est-elle pas objectivité et distance ? Dans ce cas, il faudrait opposer un lecteur savant, capable d’analyse, au lecteur profane, capable uniquement d’une réception subjective.

En réalité, opposer une lecture objective et une lecture subjective revient à entrer dans une logique où seule une démarche descriptive, formelle, au plus proche des méthodes des sciences expérimentales, serait la solution pour faire de la science. Ou alors il faudrait adopter la distinction de Wilhelm Dilthey entre « expliquer » et « comprendre ». Pour ce dernier, en effet, il y aurait deux sphères de la réalité : la nature et les expériences humaines. Le savant de sciences expérimentales « explique », l’historien « comprend » ou interprète. Alors que la science expérimentale observe des phénomènes, la science humaine travaille sur des textes ou des documents dont l’interprétation ne peut être « scientifique » comme l’est une expérience, mais fonctionne selon des règles différentes de celles des autres sciences. Ainsi, soit l’interprétation ne serait pas scientifique parce qu’elle ne respecterait pas les lois scientifiques formulées en sciences expérimentales, soit elle serait scientifique, mais pas selon les règles habituelles.

Pour Paul Ricœur, ces deux propositions sont fausses. L’approche formelle et l’approche interprétative ne sont pas forcément exclusives, même si les chercheurs qui font l’analyse des textes se spécialisent souvent dans l’une ou l’autre. L’idéal serait de les pratiquer toutes les deux successivement. L’analyse de la structure met en évidence les relations internes au texte ; l’interprétation fait entrer personnellement dans le chemin de sens ouvert par le texte. Il est nécessaire de prendre de la distance avec un texte, et en même temps nul ne peut contester qu’il a un sens, que ce sens doit être formulé. Le texte est inévitablement interprété, commenté. Il est donc souhaitable d’intégrer ces deux aspects de l’analyse du texte. Comment le faire concrètement ? On peut regarder l’interprétation avec un œil critique et scientifique. Par exemple, il y a une critique littéraire, des pages dédiées aux livres dans les journaux, des paroles de lecteurs. Tout ceci peut être repris, analysé pour montrer les réactions provoquées par un texte, comment les lecteurs s’en sont saisis. Il existe une multitude de traces de la réception du texte, elles peuvent donc faire l’objet d’une analyse. Cette approche-là est objective. Elle ne s’oppose pas au structuralisme comme la subjectivité à l’objectivité. Elle a des corpus, une problématique, des concepts, une démarche systématique.

Peut-être le problème vient-il de ce que l’on emploie, pour désigner ce travail, le mot « herméneutique », qui a trop longtemps été utilisé uniquement en théologie (l’analyse des textes bibliques et la découverte de leur « vérité »). Il faudrait dégager le terme de ce contexte, pouvoir l’utiliser pour désigner simplement l’interprétation des textes écrits, quels qu’ils soient. Ce serait utile pour toutes les sciences humaines. Car, si l’on y réfléchit, on s’aperçoit que toutes les sciences humaines analysent des textes : des récits de vie individuelle, des entretiens, des traités économiques ou politiques, des traces sur des tablettes, des reportages de guerre… Et elles ont construit des procédures interprétatives très systématiques, organisées, rationnelles. Ainsi, non seulement le lecteur savant peut parfaitement passer d’une lecture formelle à une lecture interprétative, puisque les deux se complètent, mais de plus la lecture interprétative n’est pas moins objective que la lecture formelle. Elle utilise les processus de raisonnement communs à toutes les sciences.

Paul Ricœur affirme donc qu’il existe deux attitudes également scientifiques : l’analyse formelle du texte et l’analyse interprétative. Mais les conséquences de sa proposition ne s’arrêtent pas là. Elle réhabilite aussi le lecteur profane, consacre sa dignité, sa compétence interprétative et de réception, même s’il n’est pas un lecteur savant, puisque sa lecture fait partie du destin de l’œuvre.

Qu’est-ce que comprendre ?

Quelles sont donc les techniques de la compréhension, et en particulier celles à l’œuvre dans la compréhension d’un texte ? Paul Ricœur va s’attacher à les définir dans l’un de ses derniers ouvrages, Parcours de la reconnaissance 3. « Reconnaissance » est un terme polysémique, qui peut faire hésiter : s’agit-il de reconnaître quelqu’un dans la rue, de juger que quelque chose est vrai, de reconnaître au fond de soi un bienfait ? C’est précisément cette diversité des significations qui intéresse Paul Ricœur.

Hésiter, reconnaître, juger

Reconnaître quelque chose, c’est estimer qu’elle ressemble à une autre chose déjà vue ou expérimentée. Cela commence par un accueil ou un rejet, parfois une hésitation, mais surmontée. On peut se tromper, bien sûr. En ce sens, Descartes n’est pas une bonne référence pour aborder le thème de la reconnaissance, car il voit le jugement comme une certitude intérieure qui s’impose. Or, le jugement est plus fragile qu’il ne le dit. Kant peut-il plus pour nous ? Pour lui, la sensibilité nous donne les objets (nous percevons), l’entendement nous les fait penser (nous jugeons). Surtout, et c’est une différence essentielle avec Descartes, nous pensons les objets dans le temps. Cela veut dire que les objets ne sont pas stables, ils sont changeants : ne sommes-nous pas capables de reconnaître un visage transformé par les ans, un paysage passé du vert du printemps à la neige, un bâtiment rénové alors qu’il était décrépit ? Notre reconnaissance va du différent au constant. Husserl poursuivra cet effort de penser tout objet comme changeant : le sujet qui juge est comme le joueur devant un dé dont il ne voit pas toutes les faces.

Ces considérations peuvent paraître bien lointaines aux bibliothécaires. Ce serait dommage, car elles peuvent s’appliquer à un domaine très précis : la formation, l’acquisition d’une culture de l’information, la construction d’une attitude critique face à l’information. Sous l’influence massive de la psychologie cognitive, les bibliothécaires chargés de la formation pensent le plus souvent leur tâche sur le mode de la théorie de l’information, comparant le cerveau humain avec l’ordinateur. Selon ce modèle, on « sélectionne » une catégorie d’information, on « extrait » les données précises pertinentes, on « traite » cette information avant de l’intégrer aux connaissances antérieures, et on recommence jusqu’à la réalisation de son but. Pendant tout ce temps, une « mémoire de travail » garde stable la « représentation du but », ce qui permet la « synthèse ». Si le terme de « compréhension » est utilisé, ce sera dans un sens très formel : on désignera ainsi le repérage d’un mot identique à l’un de ceux présents dans la formulation de la question, grâce à un « processus de centration » qui guide l’attention vers un objet, de manière à permettre au « processus de compréhension » d’intervenir à son tour 4.

Mais ce vocabulaire est au fond uniquement descriptif, il s’arrête toujours au bord de ce qu’il désigne. Que signifie concrètement que le « processus de compréhension » intervient ? Quel travail intellectuel précis est effectué lorsqu’un usager « sélectionne » un passage, puis « extrait » une donnée ? Nous pouvons considérer ces termes comme des étiquettes posées sur autant de boîtes noires. Ils désignent les problèmes, ne les résolvent pas.

La phénoménologie de Paul Ricœur nous donne quelques indices et nous incite en tout cas à la modestie et à la prudence. Que se passe-t-il à l’instant où un usager décide que le document qu’il a entre les mains répond à la question (ou à l’inverse n’y répond pas) ? Quels sont les éléments déterminants de son « jugement », pour reprendre un terme philosophique, les composantes de sa démarche de reconnaissance ? Reprenons les mots de Paul Ricœur : quelle est la teneur de ses hésitations, les motivations de l’accueil ou du rejet ? Pourquoi la reconnaissance de la similitude s’est-elle effectuée, malgré des déplacements ou changements par rapport à la formulation ou la représentation initiale de l’objectif ? Quels changements ont perturbé la reconnaissance ? Ces questions ainsi posées, on pourrait envisager de les utiliser pour faire s’exprimer l’usager à ce sujet. L’accès au document est un instant où il faut prêter attention à toutes ces petites hésitations qui précèdent la reconnaissance, car c’est un instant essentiel dans la construction de la connaissance. En effet, prêter attention est plus difficile, moins spontané que trancher a priori. Un historien des sciences et épistémologue comme Bertrand Saint-Sernin estime que cette attention s’apprend 5. Nous voyons bien que ces questions, même si elles n’ont pour le moment que bien peu de réponses, ne sont pas posées par la psychologie cognitive, mais par ce que Paul Ricœur appelle « herméneutique ».

La rigueur de la pensée

Que va-t-on alors appeler scientificité ou rigueur de la pensée, puisque notre connaissance est si partielle ? Qu’est-ce que la connaissance si nous sommes comme ce joueur qui ne voit pas les chiffres cachés du dé ? Pour Paul Ricœur, il faut accepter le fait que toute démarche, même la plus scientifique, même la plus rigoureuse, la plus vérifiée, conserve une dimension de pari. Une partie de nos connaissances – que nous considérons à juste titre comme validées – reposent aussi sur des croyances, une idéologie, des représentations que nous n’avons que rarement vérifiées expérimentalement nous-mêmes : qui de nous a expérimenté personnellement l’existence des trous noirs, la composition chimique des cellules ou la réalité du big bang ? Notre connaissance est faite de savoirs et de zones d’ombre, d’expérience et de confiance faite à d’autres, de compétences pointues et d’approximations. Il nous faut accepter ces limites de notre raison.

Que peut-on exactement savoir alors ? Premièrement, nul ne peut se dire entièrement objectif, totalement détaché de son contexte d’existence et de pensée, insensible à lui-même. Tout chercheur, même le plus rigoureux et le plus avide de positivité, a une histoire scientifique et personnelle. C’est la raison pour laquelle tout savoir « est précédé par une relation d’appartenance que nous ne pourrons jamais entièrement réfléchir 6 ». Deuxièmement : malgré cela, le savoir objectivant est un travail de distanciation positive, détachée de son auteur. Est-ce incompatible avec ce qui vient d’être dit ? Non, car le travail scientifique reste fondamentalement un arrachement continuel aux évidences, aux croyances. Le fait de reconnaître et nommer ses influences est le premier pas de leur mise à distance, en quelque sorte une nécessaire lucidité initiale. Troisièmement, le savoir sera toujours partiel. En effet, la marge de confiance que nous devons accorder aux autres reste grande dans tous les cas. Ainsi, un savoir est toujours à la fois une construction objective, un effort de détachement, et l’affirmation d’une lignée de pensée dans laquelle on décide de se situer, d’une école à laquelle on se réfère. Et enfin, quatrièmement, tout savoir est cadré dans une représentation du monde ou idéologie. On a souvent donné une signification négative à ce terme (compris comme une déformation de la réalité). Mais nul n’est sans vision du monde parce que nul n’est sans amarres. La rigueur de la pensée est un effort toujours recommencé et non un état permanent.

Là encore, que peuvent faire des professionnels sollicités sans cesse par des décisions à prendre, enserrés dans l’action, de ces considérations qui semblent ne regarder que quelques intellectuels ? Paul Ricœur nous donne sa réponse : il y a une rigueur de l’action égale à celle de la pensée, selon des règles identiques de rationalité. Une action exigeante et intelligente explicite ses références, son appartenance à une ligne de pensée, ses modalités de travail, elle rationalise ses décisions. Nous devons faire effort pour élucider nos motivations, leur logique, ce que nous appelons nos intuitions. Les travaux de Paul Ricœur sont une sorte d’hymne à l’intelligence de l’action, à condition que l’action se veuille bien intelligente, au-delà de l’immédiate nécessité. Autrement dit : il n’y a pas d’un côté ceux qui pensent et de l’autre ceux qui agissent, mais une variété de manières d’être intelligent dans l’action, comme il y a une variété de manières d’être intelligent dans la réflexion.

Entrer dans un récit, vivre une Histoire

On entend parfois dire que l’on se réfugie dans la lecture, pour y fuir le réel. Pour Paul Ricœur, rien n’est plus faux. Il récuse l’opposition entre la lecture et l’action, entre des instants qui seraient dévolus à la contemplation et des instants qui seraient engagés dans le réel. À l’inverse, il voit surtout le lien constant entre la lecture et l’action dans et sur le monde. À la question : à quoi sert de lire ? il répond : lire sert à agir. Et pour le prouver, il propose deux pistes : comment un lecteur s’approprie un texte pour réfléchir une action personnelle et comment, à travers son appropriation d’événements collectifs, il manifeste son appartenance à un groupe, une nation, une société, une Histoire.

L’action et le texte

Une action n’est jamais isolée. Elle est regardée par les autres, elle peut être commentée, interprétée. Nos actes sont pour les autres comme un texte, un texte qui parle de nous, le texte de nos vies. Nous ne sommes pas tous des écrivains racontant notre histoire, mais nos actes le font pour nous. Et en retour, les récits nous parlent d’actions commises par des personnages, des actions dont il nous faut comprendre les raisons et les motivations, des actions que nous comparons à celles que nous pourrions accomplir nous-mêmes ou que nous refuserions. Chaque récit ranime en nous nos motivations, nos dispositions, nos objectifs, nos intentions. Nous délibérons intérieurement sur les situations proposées, plus ou moins proches de celles que nous vivons.

Tout texte, même s’il est fictionnel, parle de la vie, de nos vies, du monde. Paul Ricœur n’oppose pas le récit à l’explication comme la fantaisie à l’observation, l’irrationnel au rationnel, le réel à l’irréel. Un récit n’est pas une fuite, un temps perdu ou un monde imaginaire. C’est une manière de travailler sur soi-même, sa relation au monde, aux autres, à la société, à son entourage et son époque.

Nous pouvons regretter qu’aujourd’hui, sous la pression conjuguée des sciences de l’information et de l’envahissement technique, le texte soit si fréquemment assimilé à de l’information : les bibliothèques donneraient accès à des « informations » sur différents supports. Or, tout écrit n’est pas une information. Peut-être retrouvons-nous ici simplement une distinction fondamentale entre bibliothèques et centres de documentation. La logique documentaire est celle du texte utile, et surtout celle du texte utile d’une certaine manière. Du texte utile parce que sa référence au réel est de l’ordre de l’observation, de la connaissance objective ou de l’explication. Alors que la logique bibliothéconomique joue sur deux registres : les textes utiles pratiquement et objectivement, et les textes utiles symboliquement, pour le travail sur soi-même qu’ils font faire au lecteur.

Le récit comme participation au monde et à l’Histoire

Cette fonction de travail personnel sur soi du récit doit être complétée. Si le récit de fiction nous aide à construire nos comportements personnels, l’Histoire nous parle de ceux qui, avant nous, ont rêvé, travaillé, poursuivi des buts, pris des décisions, qui ont engagé ce que nous sommes aujourd’hui. Dans les trois tomes de Temps et récit, Paul Ricœur établit ainsi un parallèle entre la lecture du récit de fiction et celle du récit historique.

Ce parallèle peut sembler abusif : un épisode historique n’est pas imaginaire, l’histoire est une science. L’historien s’appuie sur un temps objectif, mesuré par les horloges et les calendriers, attesté par des traces, des documents, des objets. Ce temps est une base sûre. Mais en même temps, l’historien, partant de sa documentation, a besoin de toute son expérience personnelle et de son imagination pour reconstituer le passé. Car connaît-on réellement le passé ? Il n’est plus observable, donc on le raconte. Et lorsque l’historien veut expliquer, il entre dans les motivations subjectives des personnages historiques, leurs délibérations intérieures. Ainsi, tout récit historique a des « effets de fiction », malgré son attachement aux traces objectives.

L’historien a pourtant une particularité décisive par rapport au romancier : il nous parle d’un temps collectif. Les catégories de l’Histoire sont les peuples, les nations, les États, les civilisations. Elle montre la suite des générations, fait percevoir la continuité historique, signale les ruptures. Nous avons des contemporains, des prédécesseurs et des successeurs. L’Histoire ne se préoccupe d’une destinée individuelle que pour sa place dans une histoire commune. Elle « réinscrit le récit dans le temps de l’univers 7 ». Ce qui est important n’est pas l’individu, mais que la fonction soit remplie, que l’institution perdure. Le temps de l’Histoire n’est pas celui d’une vie.

Le lecteur, face à un récit historique, est donc sollicité de manière particulière. Certes, comme il le fait pour un récit de fiction, il y projette des affects. Mais un récit historique nous inscrit dans un temps inéluctable, le temps qui nous enserre comme il a enserré nos prédécesseurs. Un temps qui nous dépasse, car il est celui de l’histoire longue. Un temps qui nous interroge : quelle sera la trace de notre vie dans la continuité de notre famille, de notre profession, de notre organisation ? Un temps qui nous fait sentir l’inéluctabilité de la mort et la relativité de nos vies prises dans le grand mouvement d’une institution, d’un but à atteindre, dans les enjeux de nos sociétés et la suite des générations 8. Le récit historique nous fait entrer dans un temps qui n’est pas uniquement le nôtre, mais interroge nos solidarités et notre lignée, au-delà de notre vie propre. Il inscrit notre vie entre celle de nos ancêtres, qui sont le visage en nous de l’immémorial, et celle de nos successeurs, qui sont l’image de notre espérance.

Ainsi, si la fiction nous interroge au plus proche de notre vie immédiate, le récit historique vient nous chercher dans notre vie collective. Chacun de nous possède donc une « identité narrative », construite au croisement de l’histoire et de la fiction. Une identité faite de nos actes déjà posés, de ceux que nous voulons accomplir, inscrits dans les lignées auxquelles nous appartenons, au nom des convictions héritées. Une identité que nous affinons, expliquons et rationalisons à l’aide de tous les récits, fictionnels ou historiques, auxquels nous avons accédé.

La place du religieux

C’est dans cette perspective que se situe la place de la religion, dont il faut bien dire un mot pour finir, étant donné l’importance qu’elle avait pour Paul Ricœur. Il ne s’agit pas ici d’ajouter une annexe religieuse à des considérations littéraires, philosophiques et historiques, mais bel et bien de montrer la cohérence de tout ce que nous avons dit jusque-là, car Paul Ricœur est tout entier et profondément marquée par le protestantisme. Nous reprendrons donc les différents aspects évoqués jusque-là : la relation au texte, la rationalité, le récit et l’histoire, dans leur dimension d’anthropologie religieuse.

Prenons par exemple sa théorie du texte. Lorsque le texte est un oral passé à l’écrit, souvenons-nous, il devient un discours détaché qu’il faut ramener à la vie, à sa dimension d’événement. N’est-ce pas la logique d’un texte religieux, qui ne joue son rôle que s’il est compris, médité, interprété, qu’il passe dans les actes ? Si, de trace qu’il était, il redevient événement pour celui qui le lit ? Quant à la volonté critique, avec son double mouvement de mise à distance et d’interprétation constructrice de sens, on y reconnaîtra bien entendu une tradition de l’exégèse depuis la patristique.

La proposition que nul n’est sans croyance et sans idéologie, que nul ne se déprend de sa propre histoire, surtout pas ceux qui veulent lutter contre ces phénomènes chez les autres, pourrait être comprise comme une forme de défense : après tout, pour le marxisme, la religion est l’idéologie par excellence. Mais ce serait rester un peu court : à notre époque, nombre de scientifiques, qui ne sont pas religieux pour autant, estiment qu’aucune science ne parle de nulle part. L’histoire des sciences montre au contraire l’importance des contextes, des civilisations, des tournures d’esprit dans la démarche scientifique 9. Sans doute pourrions-nous alors rester d’accord sur un point : la seule question est de se donner des moyens de contester les a priori qui nous empêchent de penser correctement. Ce qui laisserait ouverte une option : pour certains, la religion est du côté des cadres de pensée dont il faut se défaire 10. Pour Paul Ricœur, à l’inverse, la religion est loin d’avoir le monopole des idées toutes faites. Bien au contraire la religion, selon lui, a elle aussi une force interrogative potentielle dans un monde fait de multiples conformismes.

Car notre vocation humaine est dans une interrogation sur nous-mêmes, notre vie, nos choix quotidiens, nos orientations. C’est ce que notre relation au récit et à l’Histoire actualise. C’est ici que Paul Ricœur situe le choix religieux individuel. L’essentiel est que chacun vive ouvert, avec la volonté de se construire comme personne appartenant à un groupe, à une nation, à une humanité universelle, que le rapport à l’Histoire et au récit nous aident à exprimer. L’essentiel est que chacun perçoive et comprenne la palette des identifications possibles, s’oriente en elles, car toutes sont respectables. L’essentiel est que chacun se sente pris dans une histoire qui le dépasse, que cette histoire nous inscrive comme héritiers d’une lignée intellectuelle, d’une biologie, d’une culture, d’une civilisation, pour certains d’une foi. L’important est de vivre décentrés de nous-mêmes. Décentrés par le visage d’un autre qui a de l’importance à nos yeux. Décentrés par notre lignée d’ancêtres, dont nous héritons la culture qui nous construit 11.

Une anthropologie

Au total, qu’attendre de Paul Ricœur en bibliothèque ? Sur le plan de la culture professionnelle, il reste un auteur philosophique majeur du xxe siècle, qui correspond à un courant de pensée (la phénoménologie), contemporain d’écoles sur lesquels il a porté un regard critique (le structuralisme, le marxisme, le nouveau roman, les écoles historiques, l’herméneutique). Mais sa dimension philosophique n’est pas son seul intérêt.

Dans notre époque technique, les outils disponibles sont si fascinants qu’ils peuvent avoir tendance à écraser la diversité des textes. Un catalogue possède une unité descriptive qui fait oublier qu’il renvoie en réalité à une multiplicité de sortes de paroles. La force de la technique informatique fait oublier la chair des contenus, la multiplicité des usages potentiels auxquels ils ouvrent. Distinguer les sortes de parole selon leur force pour faire advenir des actions est évidemment un tout autre point de vue.

Tout écrit dans le monde n’est pas information et la réception d’une parole n’est pas un acte formel, comparable au repérage de chaînes de caractères par un ordinateur. Nous parlons tant de la « société de l’information » que nous en oublions parfois la force d’un récit, d’un poème, de l’Histoire. Nous sommes si imprégnés des théories de l’information et de la comparaison du cerveau avec l’ordinateur que nous ne voyons plus que la relation à un texte n’est que ponctuellement instrumentale. Et à un moment où l’on cherche à définir les processus intellectuels nécessaires à la recherche d’information, il est intéressant de se souvenir qu’il existe aussi des modèles philosophiques pas seulement cognitifs pour décrire une démarche de connaissance.

Paul Ricœur propose moins une série de réflexions sur la science, la fiction, le récit historique, l’interprétation, qu’une anthropologie complète, un état d’esprit. On y entre ou on n’y entre pas. Est-il alors à prendre en bloc ou à laisser ? Il faut s’appuyer sur sa pensée pour trouver les vecteurs de la critique. Car si aucune pensée n’est dénuée de références, doit être une occasion de mettre à jour nos filiations pour prendre de la distance avec elles, si tout héritage mérite inventaire, alors il faut se demander ce que chacun peut intégrer de ce qu’il nous lègue.

Nous avons effectué ici l’entrée compréhensive et interprétative dans ses textes. Il reste à chaque lecteur à effectuer la confrontation avec ses représentations habituelles pour les interroger, et finalement les contester ou les renforcer, et transformer notre compréhension en action vivante.

Janvier 2008

  1. (retour)↑  Paul Ricœur, « Qu’est-ce qu’un texte ? », dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986, p. 156.
  2. (retour)↑  Paul Ricœur, « L’action sensée considérée comme texte », dans Essais d’herméneutique II, p. 211.
  3. (retour)↑  Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004.
  4. (retour)↑  On trouvera un excellent exemple de cette influence de la psychologie cognitive et du vocabulaire employé pour décrire les processus de recherche d’information dans l’ouvrage de Claire Denecker et Élisabeth Kolmayer, Éléments de psychologie cognitive pour les sciences de l’information, Presses de l’Enssib, 2006, compte rendu dans le BBF, 2007, no 5.
  5. (retour)↑  Bertrand Saint-Sernin, Le rationalisme qui vient, Gallimard, 2007, p. 236.
  6. (retour)↑  Paul Ricœur, « Science et idéologie », dans Essais d’herméneutique II, p. 363.
  7. (retour)↑  Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Seuil, 1985, p. 266.
  8. (retour)↑  « Nous disons du temps qu’il fuit. N’est-ce pas que nous fuyons nous-mêmes, face à la mort ? […] Sinon, pourquoi remarquerions-nous la fuite du temps plutôt que son éclosion ? […] Et pourquoi disons-nous du temps qu’on ne peut l’arrêter ? N’est-ce pas parce que notre fuite face à la mort nous fait désirer d’en suspendre le cours ? » (Idem, p. 130).
  9. (retour)↑  À titre indicatif, on citera les travaux de Thomas S. Kühn, Alexandre Koyré, Bertrand Saint-Sernin…
  10. (retour)↑  C’est notamment le cas de Jürgen Habermas.
  11. (retour)↑  Paul Ricoeur, « Partageant avec E. Levinas la conviction qu’autrui est le chemin obligé de l’injonction, je me permettrai de souligner, plus qu’il ne le voudrait sans doute, la nécessité de maintenir une certaine équivocité au plan purement philosophique du statut de l’Autre. […] Peut-être le philosophe, en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de moi-même, ou Dieu – Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête », dans Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 409.