Sociologie de la lecture

par Christophe Evans

Chantal Horellou-Lafarge

Monique Segré

Nouvelle édition, Paris, La Découverte, 2007, 122 p., 18 cm., coll. Repères, n° 376
ISBN 978-2-7071-5316-6 : 8,50 €

Voici la nouvelle édition du « repère » des éditions La Découverte consacré à la sociologie de la lecture 1. On ne peut pas vraiment dire que les changements soient majeurs : introduction et conclusion ont été réécrites, certaines données ici où là ont été actualisées ou complétées, mais le plan et la problématique générale de l’ouvrage n’ont pas été modifiés pour autant.

Des données historiques pertinentes, des voies peu explorées

À première vue, ce parti pris est légitime. La plupart des données présentées dans l’ouvrage conservent toute leur pertinence, notamment les nombreuses données historiques, et nous sommes par ailleurs dans l’attente des résultats de la prochaine enquête Pratique culturelles des Français – en cours actuellement – qui devrait permettre d’affiner le diagnostic sur les évolutions récentes des pratiques de lecture des Français 2.

Il reste que l’ouvrage qui, comme je le disais déjà dans ma première recension, voit grand (la lecture est envisagée sur le plan historique, pédagogique, sociologique : du point de vue de la consommation et de la réception), délaisse quelque peu certaines voies actuelles de la recherche qui permettent pourtant de caractériser les pratiques actuelles et les pratiques émergentes : à savoir les recherches sur l’évolution des pratiques de lecture des jeunes (des enfants jusqu’aux jeunes adultes 3) et celles consacrées aux processus de lecture sur écrans et nouveaux supports nomades.

À l’heure où la France enregistre à nouveau des résultats plus que moyens en termes de performances scolaires (voir les conclusions récentes de l’enquête internationale Pisa), il serait bon également aujourd’hui de revenir sur l’analyse statistique comparée des taux de pratique de lecture non contrainte en Europe (lectures non scolaires et non professionnelles) réalisée par Eurostat en 2003, et qui placent l’Hexagone sous la moyenne européenne ; même si fréquentation et taux d’inscrits en bibliothèque municipale ont augmenté en moyenne de 1997 à 2005 (voir la synthèse de Bruno Maresca du Crédoc 4), il serait bon aussi de compléter les données précédentes par des comparaisons internationales en matière de lecture publique sachant que la France – « nation littéraire » aux dires de certains historiens américains – est loin encore une fois des performances des pays du nord de l’Europe.

On frôlerait la dépression culturelle, enfin, si l’on poursuivait cette revue d’ensemble, ce que ne fait pas la nouvelle édition de Sociologie de la lecture, par les travaux pilotés par l’Insee sur les difficultés de lecture et de compréhension des textes des Français âgés de 18 à 65 ans 5.

Diversité des pratiques de lecture

Quoi qu’il en soit, comme le soulignent justement les auteurs, il faut rappeler que les pratiques de lecture sont éminemment diverses – polymorphes, comme le notait Jean-Claude Passeron – et en voie d’expansion. Le modèle de la lecture savante ne s’est pas imposé et ce sont surtout des pratiques de lectures « ordinaires » qui se diffusent dans la société française. Au temps long du livre, et notamment de la lecture romanesque, se substituent les temps courts et segmentés des lectures d’extraits, de coupures, les saisies en diagonale…

Toutefois, lorsqu’on y regarde de plus près, on trouve encore facilement aujourd’hui des lecteurs exigeants, que les livres de plus de 200 pages ne rebutent pas. Je ne pense pas ici aux millions de lecteurs du petit sorcier à lunettes qui, par une magie que la sociologie empirique est en mesure d’expliquer, ont dévoré plusieurs milliers de pages, mais aux lecteurs assidus de romans policiers qu’Annie Collovald et Erik Neveu ont interrogés longuement 6. Bref, l’état de l’art en matière de pratiques de lecture ne se satisfait pas d’approches monochromes, ce que montrent bien et avec une plume alerte Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré malgré le peu de place dont elles disposent pour leur argumentation.

Ces dernières ont par ailleurs le bon goût de faire figurer dans leur bibliographie le livre de Pierre Bayard que tout lecteur et tout médiateur du livre et de la littérature pourraient avoir intérêt à lire : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? 7 Les réflexions impertinentes et provocatrices de Bayard sur la non-lecture éclairent effectivement la réflexion sur la lecture en montrant notamment que la frontière qui sépare l’une de l’autre n’est pas si évidente ; car lire des livres et éventuellement tenter d’en parler avec d’autres personnes, c’est aussi oublier, inventer, passer à côté, se perdre, mentir, se distinguer, se construire mais aussi se déconstruire…

Bref, pour conclure, une réédition importante, en dépit de certains petits manques, et dont profiteront surtout ceux (lecteurs pressés, contraints, et lecteurs attentifs, disposés à aller plus loin en explorant les pistes proposées en bibliographie) qui n’ont pas lu la première édition ou qui ne la possèdent pas.

  1. (retour)↑  Voir le compte rendu de la première édition, BBF, 2004, no 3, p. 122-124.
  2. (retour)↑  Ce qui me conduit à dire pour ma part que les nombreuses comparaisons faites dans l’ouvrage de Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré entre la dernière version de l’enquête Pratiques culturelles des Français, datant de 1997, avec l’enquête Participation culturelle et sportive de l’Insee, datant de 2003, ne sont pas toujours de la plus grande fiabilité sachant, par exemple, que la question portant sur le nombre de livres lus au cours de l’année ne repose pas sur la même base (dans un cas les BD sont incluses, dans l’autre elles sont exclues…). Je m’étonne par ailleurs de la présence de nombreux indicateurs datés de 2007 (p. 67, 69 et 75) dont, sauf erreur de ma part, la provenance n’est jamais signalée, ni dans le corps du texte, ni dans la bibliographie réactualisée.
  3. (retour)↑  Voir notamment les travaux conduits par Sylvie Octobre au département des Études, de la prospective et des statistiques du MCC (Les loisirs culturels des 6-14 ans, La Documentation française, 2004).
  4. (retour)↑  Bruno Maresca, Les Bibliothèques municipales en France après le tournant internet : attractivité, fréquentation et devenir, Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2007. Voir, dans ce numéro, les comptes rendus rédigés par Dominique Peignet et Anne-Marie Bertrand.
  5. (retour)↑  Fabrice Murat note en effet que pas moins de 12 % des 18-65 ans en France sont dans une situation préoccupante face à l’écrit : www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/IP1044.pdf
  6. (retour)↑  Annie Collovald, Erik Neveu, Lire le noir : enquête sur les lecteurs de récits policiers, Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2004.
  7. (retour)↑  Les Éditions de Minuit, 2007