La leçon de Roger Chartier

Nicolas Hubert

Pour la première fois de son histoire, le Collège de France consacre une chaire à l’étude des pratiques de l’écrit à l’époque moderne. Son titulaire, Roger Chartier, auteur des Origines culturelles de la Révolution et de L’ordre des livres, codirecteur scientifique de l’Histoire de l’édition française publiée en 4 volumes entre 1981 et 1986, prononçait le 11 octobre dernier, dans un amphithéâtre comble, sa leçon inaugurale, occasion pour cet historien dont l’aura dépasse les frontières de la République française des lettres de revenir sur son parcours, ses maîtres, sa conception de l’histoire du livre.

Hommages

Contrairement à ce que pourrait laisser penser la lecture des extraits publiés dans Le Monde du 13 octobre, qui portent sur les connivences et les dissemblances constatées entre le codex et le livre électronique 1, la première leçon de la chaire « Écrit et cultures dans l’Europe moderne » a d’abord consisté pour le professeur, ainsi que l’exige l’exercice – c’est ce qui fait son intérêt – à évoquer, parmi ses pairs anciens et présents, ceux qui marquèrent l’historiographie, partant son propre parcours de chercheur. Pour commencer, Roger Chartier remarquait que Lucien Febvre ou Henri-Jean Martin auraient pu, jadis, recevoir la reconnaissance qui lui est aujourd’hui donnée, n’avaient été la contingence, les modes et degrés variables de reconnaissance dont a joui l’histoire du livre, discipline récente. Lucien Febvre, rappela son admirateur, se moquait dans sa propre leçon inaugurale (il fut titulaire de la chaire d’histoire de la civilisation moderne de 1933 à 1945) des érudits qui, lorsqu’ils parcourent la campagne, voient les paysans labourer, en fait de terres grasses, des cartulaires. Avec le cofondateur des Annales, était ainsi posée l’exigence d’une connaissance raisonnée n’éludant pas les conditions sociales de production des textes. Plus, Lucien Febvre établit une limite au pouvoir de représentation de l’Histoire, dont la définition au conditionnel du dictionnaire de Furetière donne une idée, qui décrit la discipline comme la « narration des choses comme elles sont, ou des actions comme elles se sont passées, ou comme elles se pouvaient passer. »

Parmi les inspirateurs directs de Roger Chartier, figure son ancien professeur Daniel Roche, historien des apparences et de la banalité 2, lui-même titulaire de la chaire d’histoire de la France des Lumières (de 1999 à 2005). Surtout, deux chercheurs étrangers ont vu leur œuvre évoquée : Armando Petrucci et Donald McKenzie. Professeur de bibliographie et de critique textuelle à l’université d’Oxford, ce dernier s’émancipa des conceptions structuralistes comme de la nouvelle critique ou de la bibliographie traditionnelle – courants qui partagent la conviction que le sens du texte réside dans le texte même – pour assigner au bibliographe la tâche de démontrer que les formes ont un effet de sens. Dans la préface à l’édition française de La bibliographie et la sociologie des textes, Roger Chartier écrivait en 1991 : « La bibliographie ainsi redéfinie devient une discipline centrale, essentielle pour reconstituer comment une communauté donne forme et sens à ses expériences les plus fondamentales à partir du déchiffrement des textes multiples qu’elle reçoit, produit et s’approprie 3. » Bibliothécaire italien qui acheva sa carrière comme professeur de paléographie latine à l’École normale supérieure de Pise, Armando Petrucci est un historien du livre de renommée mondiale, qui eut à cœur de montrer -comment l’écrit est mis en scène, extériorisé dans des inscriptions au message tant verbal que visuel 4. Pour lui aussi, l’Histoire est nécessairement sociale.

Relations entre l’écrit et le pouvoir

Au-delà de ces hommages, plusieurs idées majeures de l’œuvre de Roger Chartier ont été évoquées. Les relations entre l’écrit et le pouvoir, objet d’étude inépuisable, sont avérées à partir du XVe siècle, le recours à l’écrit ayant permis la création de bureau-cratie, la constitution d’archives et d’États. En terre catholique, les témoignages de la foi ont investi l’écrit. De même, les conversations lettrées ont permis des propositions de réforme. Ces évolutions furent différenciées. De là le pluriel de « cultures » dans l’intitulé de la chaire. De là, aussi, le crédit toujours renouvelé qui fut accordé à l’écrit par les institutions et leurs contestataires, les dominants comme les dominés. Changeant d’époque, l’historien humaniste fait une allusion aux « sans-papiers » qui, dans la France d’aujourd’hui, voient leur vie conditionnée à l’obtention d’un morceau de parchemin…

Le pouvoir de l’écrit est aussi lié à l’autorité conférée par la forme de publication. La parenté morphologique du codex et du livre électronique (qui incitent tous deux à une lecture fragmentée, requérant pour l’un l’utilisation des index et le feuilletage, quand elle semble consubstantielle à l’autre) trouve à cet égard une limite importante dans les mutations de la propriété intellectuelle. Citant Michel Foucault, l’historien s’interroge : comment conférer une autorité à un texte au sein duquel chacun peut intervenir, poursuivre la phrase, se loger, sans qu’on y prenne garde, dans les interstices ? L’évolution sans précédent qui touche à la fois les supports de l’écriture, les techniques de sa diffusion et de sa reproduction ainsi que la lecture confère à cette question une réelle acuité. Plus largement, l’histoire moderne exige, face au problème de l’identité de l’auteur – ou de sa mort, prophétisée à la fin des années 1960 par Roland Barthes 5 – de formuler un questionnement portant sur les processus d’écriture. À la co-écriture théâtrale et à la construction de l’auteur à partir de la reliure de ses œuvres s’oppose le processus inverse qui dissémine les textes comme des parfums : morceaux choisis des pédagogies scolaires, florilèges de lieux communs, etc. L’auteur, pour l’historien du livre, n’est donc pas une entité transcendante, de même que les livres ne sont que les résultats de décisions : celles de l’écrivain, mais aussi du censeur ou de celui qui met au point le manuscrit en lui faisant prendre forme par la typographie. Dès le XVIIe siècle les manuels des typographes délimitent un champ extérieur aux auteurs. Don Quichotte visitant une imprimerie à Barcelone s’en rend compte – et s’en émerveille.

Précisément, parmi un ensemble de réflexions denses, la place particulière accordée par Roger Chartier à la langue castillane a fait l’objet d’un intéressant développement. L’Espagne catholique est le pays du Dieu imprimeur, qui a mis son visage sur la presse, celle de l’imprimeur démiurge. Plus encore que les productions littéraires élisabéthaines, les œuvres du siècle d’or semblent marquées par un constant effort de poétisation de la réalité. En témoigne le librio de memoria que Don Quichotte trouve sur son chemin – tablette dont les pages peuvent être effacées, tant il est vrai, pour Cervantès, que les écrits s’effacent mais que les pensées restent. Une telle évocation prouve les apports et les relectures potentielles qu’autorise une histoire du livre et de l’écrit ayant posé de façon raisonnée son rapport à l’histoire littéraire. L’orateur a ainsi rappelé qu’une forte dépendance existe entre les textes sans qualité et ceux, dotés d’un étrange pouvoir, que l’histoire littéraire retient. Les historiens, échaudés par les rappels à l’ordre adressés aux imprudents, ont parfois préféré rester sur la rive familière des grandes œuvres. Littérature : le mot ne veut pourtant pas dire la même chose selon les époques, ce qu’attestent certains actes notariaux semblables à des manuscrits littéraires.

Une double crainte

Enfin, autre thème transversal du discours, la double crainte, née de la modernité, de la disparition et de la surproduction, de l’amas inutile et du manque, du silence et du vacarme, transparaissait dans l’exposé. À cet égard – pour en revenir à la publication électronique – on peut ne pas être d’accord avec l’idée selon laquelle un amoindrissement de la diversité culturelle liée aux dématérialisations de l’écrit serait à redouter. On peut aussi s’interroger sur l’idée avancée par Roger Chartier, selon laquelle internet ouvrirait la voie à une dissémination sans précédent des erreurs. Affirmer cela revient simplement à nier qu’une édition électronique existe, avec ses processus de validation. Le changement de support n’entraîne pas forcément la régression – en dépit des déplorations des contemporains mises en valeur par les historiens du culturel qui s’intéressèrent à l’essor des divers moyens de communication (presse, radio, télévision, etc.). Il n’en reste pas moins que la dématérialisation de l’écrit pose un problème ne pouvant être écarté du revers des discours technicistes. Évoquant le mythe de la bibliothèque universelle de Borgès – et, en creux, le projet de bibliothèque « européano-française » de Jean-Noël Jeanneney 6 –, l’historien rappelle que « quand on proclama que la bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant ». Or ce bonheur se changera en malheur dès lors que l’on ne pourra plus prendre connaissance des textes dans leur forme matérielle originelle. On ne peut affirmer, dans l’université, que la forme des textes est porteuse de sens et considérer, par l’effet d’une régression bibliothéconomique ou bibliographique, que les seuls contenus importeraient. Élucubrations d’historien qu’un bibliothécaire doit savoir dépasser ? Et si la préservation de la diversité culturelle incombait aussi à ceux qui en déplorent régulièrement la disparition ?

Pour terminer, Roger Chartier a annoncé son programme d’enseignement, évoquant la deuxième de ses leçons, consacrée à un livre disparu. Cardenio fut représentée deux fois à la cour d’Angleterre en 1613, puis apparut dans le catalogue d’un libraire, quarante ans plus tard, sous le titre : The History of Cardenio, by Mr. Fletcher & Mr. Shakespeare. Jamais imprimée, cette adaptation du Don Quichotte allait hanter les imaginations shakespeariennes du XVIIIe siècle.

  1. (retour)↑  « L’écrit et l’écran, une révolution en marche », Le Monde, 13 octobre 2007. L’allitération est vide de sens puisque le conférencier n’eut de cesse d’expliquer que l’écran est non moins écrit que l’« écrit » tel que l’a conçu son rédacteur (qui emploie ce terme pour « texte imprimé »).
  2. (retour)↑  La culture des apparences : une histoire du vêtement, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989. Histoire des choses banales : naissance de la société de consommation, XVIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997.
  3. (retour)↑  Roger Chartier, préface à La bibliographie et la sociologie des textes de Donald F. McKenzie, Paris, éd. du Cercle de la librairie, 1991. Éd. Originale : Bibliography and the Sociology of Texts, London, The British Library, 1986.
  4. (retour)↑  Armando Petrucci, Formes et usages de l´inscription en Italie, XIe-XXe siècles, Paris, EHESS, 1993.
  5. (retour)↑  C’est en 1968 que Roland Barthes publia l’article « La mort de l’auteur ». En février 1969, Michel Foucault donna à la Société française de philosophie une conférence appelée à faire date, intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur ? ». Ces deux textes furent publiés dans des recueils posthumes (Barthes, Le bruissement de la langue, 1984 ; Foucault, Dits et écrits, 1994).
  6. (retour)↑  Voir Jean-Yves Mollier, « Pour une bibliothèque numérique universelle », BBF, 2007, n° 3, p. 16-21.