Gutenberg 2.0

le futur du livre

par Yves Desrichard

Lorenzo Soccavo

Paris : M21 éditions, 2007. – 167 p. ; 24 cm.
ISBN 2-916260-06-4 : 23 €

Les deux ouvrages réunis par les hasards de leur date de publication envisagent le même destin – celui du « livre », mais selon deux angles résolument différents. Il est vrai que ni leurs conditions de production – le premier est issu d’un séminaire, le second publié par un éditeur auto-proclamé des « livres, blogs, communautés » – ni la nature de leurs auteurs – chercheurs, bibliothécaires d’un côté, « prospectiviste de l’édition » de l’autre – ne les appelaient à une certaine connivence.

L’avènement du livre électronique ?

Gutenberg 2.0 est de ces livres dont on peut prévoir que, dès l’année prochaine, la majeure part du contenu sera largement obsolète. Il ne faut voir dans cette déclaration rien de péjoratif, c’est justement l’intention de l’auteur, Lorenzo Soccavo (qui édite un blog sur la question), que de proposer l’état d’avènement du « livre électronique » dont il prédit que 2007 sera l’année : « Six siècles après Gutenberg, une nouvelle révolution va changer votre façon de lire » (sic). On verra bien…

De quoi s’agit-il exactement ? De « livres mutants », de « livre électronique », d’« e-book », dont l’auteur nous indique que la première idée remonte à 1972, dans le fameux centre de recherche Xerox de Palo Alto. Mais ce n’est que vingt-cinq ans plus tard (progrès de l’informatique aidant) que les premiers prototypes commencent à voir le jour, avec au moins une même caractéristique : ce sont tous de cuisants échecs commerciaux. L’auteur nous en présente quelques exemples, dont le fameux « Cybook » de Cytale, une « aventure française », comme il le résume joliment…

Alors, pourquoi cela marcherait-il mieux aujourd’hui ? Parce que les nouveaux appareils de lecture utiliseront l’« encre électronique », « pigments qui réagissent à des impulsions électriques pour se positionner sur une surface et y afficher ainsi un texte ou une image stables ». Le vocabulaire, sur ce sujet comme sur le reste, n’est pas stabilisé : on parle alternativement d’« e-ink » ou d’« e-paper » pour désigner soit le support soit la technique d’affichage, même si la première désignation semble plus correcte (c’est l’« encre » qui est électronique, pas le support).

Chapitrage brouillon

Gutenberg 2.0 propose la présentation de quelques-uns des produits attendus sur le marché et utilisant cette technologie. Pour Lorenzo -Soccavo, c’est par la presse que la technique s’introduira de manière privilégiée, obligeant bientôt, par son succès, à « réinventer la chaîne du livre », ceci incluant les bibliothèques auxquelles sont royalement consacrées trois pages, et qui « ont pour vocation de sauvegarder et de rendre accessible à tous le patrimoine littéraire » (re-sic).

L’ouvrage semble déjà conçu sous forme électronique : chapitrage brouillon, structuration incompréhensible, « pop-up » mal intégrés à la mise en page, abus de citations, etc. S’il a le mérite de proposer une perspective stimulante, à défaut d’être vraiment enthousiasmante, pour ce qui est de l’avenir du livre, il le fait sous une forme beaucoup trop relâchée pour être véritablement convaincante.

Aux amoureux des livres

À rebours de cette démarche, Demain, le livre se présente sous une forme presque ascétique, à l’image d’une bonne part de la production des éditions L’Harmattan. Le livre contient douze contributions, dont le rapport avec la question posée (la façon dont elles y répondent) est souvent des plus ténu. C’est peu, et charitable, d’écrire que certaines contributions sont moins attachantes que d’autres. On ne s’y attachera donc pas, pour ne retenir que les plus saillantes.

Le livre s’ouvre, et se clôt, sur trois contributions signées ou cosignées par Michel Melot. Les deux premières, « Le livre au défi de la numérisation » (avec Pascal Lardellier) et « Les vertus du livre à l’heure du multimédia » sont de pures merveilles, dont la lecture est à recommander absolument à tout amoureux des livres – et même aux autres !

Dans la seconde citée, Michel Melot se propose « très sommairement d’analyser les vertus qui distinguent le livre de l’écran ». Il montre, en prenant l’exemple de l’utilisation du codex par les chrétiens, que « l’intérêt propre du livre » est « dans sa forme matérielle ». Entre la Bible et Kant (qu’il donne irrésistiblement envie de lire ou de relire, c’est dire…), il montre que « le livre permet […] de penser le continu dans la discontinuité et le discontinu dans la continuité ». Enfin (mais c’est l’argument décisif !) « le livre, contrairement à l’ordinateur, est un objet organique ». « L’ouverture d’un livre peut ainsi être vécu[e] de manière consciente comme une intrusion dans un corps vivant, dans la peau duquel circule une matière vivante qui y est enfermée. » En vérité, il faudrait citer chaque ligne de ce court apologue, l’apprendre par cœur dans les écoles de bibliothécaires… À ce texte, « Le livre au défi de la numérisation » apporte un utile complément, partiellement biaisé cependant, puisque n’abordant la numérisation qu’au regard du support livresque, et non en soi, ce qui aurait été possible.

Un souci curieusement masochiste

Certaines des autres contributions semblent fort loin de la préoccupation initiale. On citera celle d’Odile Riondet, qui aborde la question par le biais de… Kant, et notamment de ses contributions sur le sujet rassemblées dans Qu’est-ce qu’un livre ? (PUF, 1995). Dans la continuité de la réflexion du philosophe sur l’apport des Lumières, l’étude du livre est articulée autour de trois « questions vives » : il autorise la volonté pour chacun de « s’éclairer soi-même », c’est le discours public d’un auteur, et l’étude de l’objet livre n’exonère pas de penser la question de l’interprétation d’un texte. Odile Riondet souligne justement que la comparaison entre l’époque de Kant (« le contenu est rare et […] grave, […] politique ou religieux ») et la nôtre (« les bavardages les plus anodins, les informations non vérifiées […] peuplent nos sites ») pourrait nous amener à « un peu de circonspection : quand faut-il parler ? se taire ? quel est le poids du silence ? » Sages interrogations…

Enfin, dans un souci curieusement masochiste, Philippe Ricaud consacre son intervention au « biblioclasme comme posture intellectuelle », c’est-à-dire à la haine du livre, déjà présente, comme on sait, dans le Phèdre de Platon, mais largement portée par les religions, qu’elles s’appuient ou non sur des textes sacrés, et dont certaines sont bien improprement qualifiées de « religions du livre ». Considérant que « le livre numérique consacre la disparition physique du livre […] [qu’]il en est la triste désincarnation », l’auteur considère bien évidemment qu’il s’agit là d’un nouveau biblioclasme « qui se met doucement en place dans les mentalités ». Plus largement, on pourrait tout aussi bien considérer qu’il s’agit d’une haine de l’intelligence – et non de ses manifestations.

Quant à « la mort du livre », maintes fois annoncée, voire espérée, toujours repoussée, Michel Melot lui fait un sort dans le chapitre final. Constat bien évidemment tempéré, mais qui oblige à une remarque à la fois purement anecdotique et profondément symbolique. Comme la majeure part du livre, ce chapitre est truffé de fautes d’impression, coquilles, oublis, fautes d’orthographe, qui ne rendent pas justice à l’auteur du magnifique Livre,. Et si la mort du livre n’était pas avant tout dans cette inattention à l’objet, dans cette désinvolture typographique et, donc, intellectuelle ?

Difficile de ne pas glisser dans le pessimisme, voire le conservatisme, à la lecture de ces deux ouvrages. Entre des enthousiasmes purement technologiques et des nostalgies vaguement passéistes, le livre tel que nous l’aimons et tel que nous le traitons semble passé de mode. Plus sourdement, c’est à une transition entre la culture classique et de nouvelles formes de culture que nous assistons, dont le livre et ses évolutions ne sont que les témoins impuissants – voire désespérés.