Une vie de chercheur : Henri-Jean Martin
Frédéric Barbier
Patrick Bazin
Claude Jolly
Robert Darnton
L’histoire du livre a perdu son inventeur, et nombre de bibliothécaires d’aujourd’hui leur ancien maître, lequel était souvent devenu leur ami. Henri-Jean Martin est décédé dans la nuit du 12 au 13 janvier dernier, à quelques jours de son quatre-vingt-troisième anniversaire.
Henri-Jean Martin était regardé comme un fondateur – le fondateur de la « nouvelle histoire » du livre. Le terme renvoie, bien sûr, au classique qu’est devenu L’apparition du livre, un titre pourtant assez médiocrement accueilli lors de sa première édition, en 1958 1. D’autres ouvrages ont suivi, devenus à leur tour des classiques, depuis la thèse monumentale sur Paris et sa « librairie » au XVIIe siècle 2 jusqu’à cette vaste somme qu’a constituée, à partir de 1983, l’Histoire de l’édition française. Celle-ci marque dans le même temps un aboutissement de l’engagement d’Henri-Jean Martin comme professeur : le maître a en effet suscité un grand nombre de thèses chez ses élèves, le plus souvent des thèses de l’École des chartes. Il en suivait la maturation avec grande attention avant de les accueillir, pour certaines, dans la collection « Histoire et civilisation du livre » fondée par lui chez Droz, ou, pour d’autres, de faire avec la plus grande libéralité collaborer leurs auteurs, pour la plupart encore en début de carrière, au monument que devint rapidement l’Histoire de l’édition française 3.
D’avoir très vite acquis le statut, comme il le disait lui-même, de « mandarin », n’empêchait nullement Henri-Jean Martin de n’être en rien un mandarin, mais d’abord et avant tout un chercheur toujours tourné vers le neuf et toujours capable de s’adapter, voire de se remettre en cause face au neuf. L’inventeur de 1958 n’a pas fondé une « école », même si on parle souvent, dans la littérature spécialisée, d’« école française d’histoire du livre », précisément parce qu’il n’a lui-même jamais cessé d’avancer et de chercher. D’abord attaché à une forme d’histoire globale du livre dominée par les catégories très générales de l’histoire sociale, il a très vite entrepris d’articuler, autour de son objet d’étude, histoire sociale, histoire économique et histoire politique – aujourd’hui plus que jamais un projet et une problématique d’actualité. Cette interrogation déjà apparente dans le titre même de sa thèse de doctorat d’État (soutenue en 1969), se prolonge jusqu’à Histoire et pouvoirs de l’écrit en 1988 4.
Européen dans l’âme, et l’une des grandes figures de la république européenne des idées, Henri-Jean Martin était en même temps profondément français. Admirateur du siècle de Louis XIV – il rêvait d’écrire une biographie de Molière –, il savait aussi être, dans la meilleure tradition de l’École des chartes, un inventeur d’archives et de « sources » dont la découverte et l’exploitation se combinaient chez lui avec le renouvellement des questionnements. Le modèle de ces études est donné par les deux volumes des Registres du libraire Nicolas, ce libraire grenoblois des années 1645-1668 5. Et c’est d’abord par le biais de sources nouvelles, en l’occurrence les livres et les imprimés eux-mêmes, qu’Henri-Jean Martin s’est progressivement tourné vers les problèmes posés par une histoire de la lecture et des pratiques de lecture. L’immense connaissance qu’il avait de son domaine, les livres et leur histoire, lui a permis en effet de reprendre le questionnement à la base et d’appliquer les méthodes confirmées de la bibliographie matérielle à l’étude des publics, de leurs attentes et de leurs pratiques.
Un important article donné au Journal des savants en 1975 trace les limites de la catégorie alors quelque peu galvaudée de livre et de littérature « populaires 6 », tandis que la réflexion se poursuit sur l’objet et sur son environnement, notamment à l’occasion des journées d’étude consacrées aux « Espaces du livre », journées dont les actes sont malheureusement restés inédits 7. S’appuyant, notamment dans un certain nombre de ses cours, sur l’exemple de Rabelais, Henri-Jean Martin montre alors comment la catégorie de texte ne se construit et ne se donne à comprendre a posteriori que comme cette entité complexe et changeante résultant du travail de l’auteur, des éditeurs (dans les deux sens du terme français, scientifique ou commercial), des collaborateurs éventuels – sans oublier, en dernier ressort, le lecteur. D’un livre à l’autre, le même texte ne peut jamais rester le même, parce qu’il ne se donne à lire et à représenter que par le biais d’un certain support et dans un certain environnement, matériel comme symbolique.
La construction d’une histoire du livre organisée autour de son objet, le livre, aboutit au recueil monumental sur Mise en page et mise en texte du livre manuscrit (1990), dans lequel Henri-Jean Martin réunit une pléiade des meilleurs savants spécialistes de l’écriture et des manuscrits 8. Il prolonge ce premier ensemble avec sa Naissance du livre moderne (2000) 9. Ces deux superbes albums illustrent aussi avec éclat la conception exigeante qu’avait du métier de bibliothécaire l’ancien directeur de la bibliothèque municipale de Lyon et inspirateur du nouveau bâtiment de la Part-Dieu. Pour lui, le bibliothécaire doit certes être un administrateur et un gestionnaire de qualité, mais il doit aussi être et rester un savant en phase avec la recherche et le monde universitaires, notamment en histoire, parce qu’il est le seul à avoir directement et constamment accès à des sources massives dont il s’imposera comme l’expert.
Ce que je viens de dire explique ce qui pourrait éventuellement apparaître comme le paradoxe ultime de l’inventeur de la nouvelle histoire du livre. Aux yeux d’Henri-Jean Martin en effet, l’histoire du livre n’était évidemment plus une simple science auxiliaire de l’histoire, comme avait pu l’être la bibliographie, voire la bibliologie de Gabriel Peignot 10. Pour autant, l’histoire du livre ne se justifie pas en soi comme une discipline pleinement autonome. Toujours viscéra-lement attaché au projet d’une histoire globale, et même s’il sait la chose impossible, le chercheur poursuit sans trêve sa quête de l’intelligibilité et de la compréhension. La conséquence sera que l’histoire du livre ne peut se comprendre en dehors de sa propre contextualisation : le livre, ou plutôt l’imprimé, a été le moyen privilégié de communication des sociétés occidentales depuis le XVe siècle, et l’outil par lequel ces sociétés ont construit et imposé au monde une culture d’une redoutable efficacité. Mais, parfois dès le XVIIIe siècle et en tous les cas au XIXe, l’équilibre se déplace au profit, d’abord, du périodique et du journal, avant que ne monte la concurrence des nouveaux médias depuis la radio jusqu’au cinéma, à la télévision et aux médias électroniques d’aujourd’hui. Pour le « moderniste » Henri-Jean Martin, l’histoire du livre était devenue partie d’une histoire plus générale des médias, qu’il définissait comme l’histoire des moyens sociaux de communication et qu’il plaçait au cœur de l’histoire des sociétés comme de celle des individus. C’était le sens de son dernier livre, dont il m’a fréquemment entretenu et qu’il a eu la joie de pouvoir achever en manuscrit, mais non celle de voir publier.
C’est là, à mes yeux, la leçon principale que m’aura laissée celui qui a été mon maître depuis trente-cinq ans, une leçon qu’il importe absolument de transmettre. L’historien ne peut être lui-même qu’un homme de son temps, c’est-à-dire un homme engagé, relisant, à la lumière de ses interrogations personnelles mais toujours en s’attachant aux méthodes garantes de l’objectivité, telle ou telle page du passé. Au sens le plus élevé du terme, celui que cultivait Henri-Jean Martin, l’historien ne peut donc qu’être un comparatiste, c’est-à-dire un savant sensible à la distance irréductible qui le sépare de son objet d’étude. Du même coup, s’il est réellement un chercheur comme le comprenait Henri-Jean Martin et comme sa vie nous en donne l’illustration, il ne peut que vouloir d’abord rester libre, parce que cette liberté même est la condition ultime de son travail scientifique. Henri-Jean Martin n’était pas un homme d’école ni de chapelle, il ne s’est jamais enfermé dans quelque dogme que ce soit, il n’a jamais non plus considéré sa quête comme achevée. C’est aussi la raison pour laquelle il soignait parfois l’apparence d’un anticonformisme au cœur de son éthique de savant et de chercheur : il ne s’est jamais résolu à s’identifier pleinement à un cadre institutionnel quelconque, si prestigieux soit-il, et il a toujours respecté une absolue liberté de recherche chez les autres – et déjà chez ses étudiants.
Si Henri-Jean Martin a été un grand professeur, c’est donc parce qu’il était d’abord un chercheur, qui démontrait à ses auditeurs la recherche en train de se faire, qui en illustrait la méthode et qui en enseignait, sans le dire, l’éthique.
Enfin, homme de son temps, Henri-Jean Martin était un homme tourné vers les autres et qui, toujours, manifestait son souci de la vie « réelle » de ceux qui l’entouraient – et non pas seulement de leur devenir professionnel ou de leur travail scientifique. Être un scientifique, c’est être au service de la science, mais cela n’autorise jamais à se soustraire à aucune de ses responsabilités d’homme. La science, et en l’occurrence la science historique, n’a de prix que par sa qualité, laquelle relève de l’éthique propre du savant. Cette éthique impose, certes, d’observer un certain nombre de méthodes confirmées et d’acquérir à titre personnel l’expertise la plus poussée possible dans son domaine de spécialité, mais aussi et surtout d’inscrire son travail et sa quête dans une éthique plus générale de compréhension de son époque et de souci des autres. Si la leçon d’Henri-Jean Martin est évidemment d’abord une leçon d’histoire du livre, elle dépasse constamment ce cadre pour porter sur l’éthique même de la vie du grand chercheur et du grand humaniste qu’a su être, sur tous les plans, le découvreur de l’histoire du livre.
Patrick Bazin
Directeur de la bibliothèque municipale de Lyon
Henri-Jean Martin n’était pas seulement le grand historien du livre que l’on sait. Ce fut également un homme d’action qui, lors de son passage à Lyon, à la tête de la bibliothèque municipale (1962-1970), a profondément marqué de son empreinte l’évolution de la lecture publique en France.
Ainsi, convaincre la ville de Lyon de construire dans le nouveau quartier de la Part-Dieu, plutôt que la maison de la culture initialement envisagée, une des plus grandes et des plus modernes bibliothèques d’Europe, c’était, à une époque où notre pays était encore un désert en la matière, faire preuve d’une incroyable audace.
Tout aussi visionnaire fut la création du musée de l’imprimerie, qui reste, avec celui de Mayence, le plus important d’Europe.
On sait moins qu’Henri-Jean Martin, dès son arrivée à Lyon, s’est employé à développer un réseau de lecture publique – l’Urbaine de prêt – dont la bibliothèque de la Part-Dieu devait devenir la tête, suivant un modèle qui fait encore école aujourd’hui, intégrant les fonctions de prêt, d’étude, de conservation du patrimoine et de valorisation culturelle.
On sait encore moins que, dès le milieu des années 60, il soumit à l’administration centrale un rapport sur l’informatisation du catalogage des livres anciens, rédigé avec Guy Parguez. Malheureusement, ce rapport n’a pas eu de suite immédiate : il était, sans doute, trop novateur…
En tant qu’historien de l’École des annales, Henri-Jean Martin avait une vision globale et prospective du livre comme un moment de la culture. Il a su traduire cette vision en action. Rien d’étonnant à ce que ses ultimes réflexions aient porté sur les soubassements cognitifs de la communication humaine et sur leur dernière forme d’expression, le numérique. Gageons que, s’il en avait eu le temps, il en aurait tiré quelques perspectives pratiques peu orthodoxes. Nous serions bien inspirés de rester fidèles à cette audace.
Claude Jolly
Ancien sous-directeur des bibliothèques et de la documentation
Avec la disparition d’Henri-Jean Martin, les bibliothèques ont perdu un de leurs meilleurs avocats. Les bibliothécaires ont perdu leur collègue le plus éminent, qui avait mis la connaissance scientifique des collections au cœur de son métier, ainsi qu’un professeur exceptionnel dont plusieurs générations gardent encore un souvenir particulièrement vif. Les historiens enfin ont perdu un savant de tout premier plan qui a associé son nom à un objet et à une discipline sans pour autant jamais tomber dans le piège de la répétition. Comme tous les chercheurs authentiques, il était en perpétuelle interrogation, parfois même en doute, et ne se trouvait jamais là où on l’attendait : chacun de ses ouvrages a ainsi investi un champ radicalement nouveau et fait travailler une problématique inédite. Il a su aussi impulser chez ses étudiants des recherches originales, réunir autour de lui de multiples compétences et engager un dialogue avec d’autres domaines scientifiques.
Alors que beaucoup a déjà été dit sur le savant, que son œuvre fera bientôt l’objet d’études ou de colloques, que la postérité reconnaîtra à coup sûr dans ses travaux une contribution majeure à l’histoire du livre et plus largement à l’histoire de la production et de la diffusion des idées, c’est peut-être le moment d’ajouter que nous étions nombreux à nous dire ses élèves et à lui être profondément attachés. Ne craignons pas de rappeler que ses cours et son séminaire du lundi à l’École pratique des hautes études n’étaient pas seulement des moments d’éveil et d’échanges intellectuels parfois exceptionnels, mais qu’ils étaient aussi des lieux où l’on riait beaucoup, où l’on ne pratiquait pas en toutes circonstances le “ politiquement correct ” et où l’on apprenait aussi à vivre. Comment ne pas exprimer également qu’Henri-Jean Martin était d’une générosité absolue : tous ceux qui ont à un moment ou à un autre travaillé avec lui savent avec quel désintéressement il donnait son savoir, son attention, son temps, à qui en avait besoin. À la fois homme de principes et d’une nature rétive aux idées reçues, il ne se laissait enfermer dans aucune catégorie. S’il fallait toutefois le résumer en une phrase, je dirais qu’Henri-Jean Martin nous a donné le témoignage d’une grande rigueur à la fois morale et scientifique, alliée au non-conformisme intellectuel sans lequel il n’y a ni inventions ni découvertes.
Robert Darnton
Henri-Jean Martin vu d’outre-mer
Pour nous autres d’outre-mer, Henri-Jean Martin occupait et occupera toujours une place qu’on aurait de la peine à concevoir à Paris. Heureux Parisiens, vous le trouviez partout où il était question de l’histoire du livre. Nous sommes obligés de le consulter à travers ses écrits. Mais quelle œuvre ! Elle s’étend de l’invention de l’écriture à internet. Nos étudiants sont obligés d’éplucher un grand nombre de ses publications, qu’il s’agisse de l’apparition du livre, du siècle de Louis XIV, ou de la communication par signes en général. Henri-Jean Martin est incontournable pour ceux qui n’ont jamais franchi l’Atlantique. C’est le Père Fondateur de l’histoire du livre.
Pour ce qui me concerne personnellement, je tiens à témoigner de son importance pour ma vocation d’historien. C’est lui dans les années 1960 qui m’a accueilli à Paris au début de ma carrière. C’est lui, avec Daniel Roche et Roger Chartier, qui m’a initié dans le monde de l’histoire du livre, qui m’a intégré dans les travaux de son séminaire à la Quatrième section de l’Ecole pratique des hautes études, qui m’a fait parler de mes recherches à l’Ecole des chartes, et qui m’a même fait découvrir plusieurs mystères de la cuisine française, grâce aux bons soins et à la bonne humeur de Mme Martin, qui m’a reçu à sa table avec une gentillesse exceptionnelle.
Quel accueil pour un jeune huron maladroit! Pour moi, Henri-Jean Martin incarne la générosité, celle de l’esprit par l’ampleur de ses oeuvres, celle de l’amitié par la chaleur de son appui. Je sais qu’il passait à Paris pour un “original”—un homme de la droite apprécié par la gauche, un scientifique visionnaire estimé par les érudits. Mais pour moi, il sera toujours le grand maître en histoire du livre et la personnification d’une certaine idée de la France, une France savante, ouverte, et chaleureuse.