Ils sont grands ces petits !

Premières assises de l’édition indépendante

Benoît Berthou

Yves Bescond

Les premières assises de l’édition indépendante se sont tenues à Bordeaux les 9 et 10 novembre 2006, sous les auspices de l’Arpel,  Agence régionale pour l’écrit et le livre en Aquitaine. Elles ont su attirer un public fourni dont les pertinentes réactions à des interventions et débats de qualité malheureusement inégale ne furent sans doute pas suffisamment prises en compte.

Les « petits » éditeurs : un autre rapport au livre ?

L’intervention liminaire de Bertrand Legendre (université Paris XIII) insista clairement sur les problèmes que posent les termes de « flou » et d’« indépendant » lorsqu’ils sont appliqués à l’édition. En effet, la taille d’une structure est tout autant vecteur d’identité que de tension : être crédible en librairie et présent sur le marché du livre nécessite de s’inscrire dans un volume de production parfois difficile à maîtriser. Thierry Discepolo (éditions Agone), pourtant peu suspect de libéralisme, met ainsi en garde dans la première table ronde de la journée contre les illusions de la marginalité : « Le livre est une industrie culturelle et nous y participons. » De même, Philippe Picquier, figure de proue des « petits éditeurs », insiste dans la table ronde suivante sur les paradoxes inhérents à la notion d’indépendance : vaut-il mieux, pour assurer le financement de nouvelles collections et soutenir des projets éditoriaux singuliers, avoir affaire à un groupe d’édition actionnaire de vos activités ou à un organisme financier ? Ces différentes interventions eurent ainsi le mérite de montrer toutes les difficultés inhérentes au mot d’ordre dont semblent se réclamer ces éditeurs qui se veulent autres : « produire peu et uniquement ce qu’on veut ».

D’où un malaise évident, que le public n’a pas manqué de souligner, lors de la table ronde « Grands et petits : concurrence et/ou complémentarité ? » réunissant Philippe Picquier et Michel Valensi (éditions de L’éclat) qui n’eurent rien à redire aux déclarations du troisième conférencier, Olivier Rubinstein (éditions Denoël) : « Grands ou petits, nous avons le même rapport au livre. » Ainsi que le suggéra François Ayroles (auteur de bande dessinée ayant quitté L’Association pour les bien plus importantes éditions Casterman) au début de la seconde journée, « indépendant » ne serait donc pas synonyme d’« alternatif », c’est-à-dire d’une autre vision de la création, position que le témoignage, la veille, de Suzanne Juul (fondatrice des éditions Gaia), décrivant de façon enthousiaste l’entrée d’Actes Sud dans son capital, était venu renforcer. La seule particularité des « petits éditeurs » serait-elle alors la fragilité qu’évoquait Bertrand Legendre en déclarant que 50 % d’entre eux ne « passaient » pas les cinq ans ?

Nous pouvons regretter que la programmation, uniquement soucieuse de « complémentarité », n’ait pas fait une place plus importante à des professionnels bordelais soucieux de développer un autre rapport au livre, comme Marc Torralba (Le Castor Astral), Thierry Boizet (Finitude) ou Dominique Bordes (Monsieur Toussaint Louverture) ainsi qu’à des représentants des grands groupes d’édition français.

Limites et critiques de l’action de l’État en matière de « petite édition »

L’aspect le plus original de ces deux journées tient certainement aux ambiguïtés mises en évidence quant à la pertinence des politiques publiques en matière de « petite édition ». Les insuffisances de la loi Lang furent ainsi soulignées, tant par un libraire (Michel Bazin, librairie Lucioles) que par un éditeur (Pierre Gaudin, Créaphis) : asphyxiés par la surproduction de livres et le système des offices, les libraires n’ont plus la possibilité de nouer avec les éditeurs indépendants des relations qui sont pourtant indispensables à ces derniers.

Cette situation relève d’un paradoxe, selon Joachim Unseld (éditeur du Land de Hesse, Allemagne) : un dispositif public profiterait en fait à des intérêts privés, car contrôler tous les maillons de la chaîne du livre (édition, diffusion, distribution, librairie) permet en effet d’imposer un prix ne pouvant varier (si ce n’est de 5 %) et garantit donc des marges importantes et constantes. L’esprit de la loi sur le prix unique du livre serait ainsi perverti, comme le suggère l’exemple d’In-extenso, structure de diffusion créée par des petits éditeurs, dont la récente disparition, soulève selon Hélène Clemente (sa présidente), une question : « La diffusion peut-elle se faire dans un cadre associatif, ne s’agit-il pas avant tout d’un commerce et d’une industrie ? » « Il est important pour nous de savoir ce que la profession attend des dispositifs publics » : cette déclaration de François Brouat (directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine), en ouverture des assises, prend alors tout son sens.

L’absence de débats qui suivit la dernière table ronde (« Des exemples de politiques publiques : l’action des collectivités et de l’État au service de la diversité culturelle ») ne permet pourtant pas de penser que public et intervenants prirent pleinement la mesure de ces propos, et Benoît Yvert (directeur du livre et de la lecture et président du Centre national du livre), Françoise Cartron (vice-présidente du conseil général d’Aquitaine) ainsi que Stephanie Meissonnier (déléguée générale de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture) présentèrent le large éventail des dispositifs soutenant l’édition et la diffusion des livres des « petits éditeurs » sans que ceux-ci donnent véritablement lieu à question ou approfondissement. Inutile non plus de compter sur Hervé Hamon (éditeur et auteur qui s’était arrogé le matin du second jour un long temps de parole) pour aborder la question.

Au final, ce sont encore les seules bibliothèques qui font l’objet de toutes les attentions : invitées à s’inscrire dans une réflexion sur le lectorat, elles se voient ainsi confier une mission supplémentaire (alors qu’elles n’en manquent pas) et sont appelées à résoudre des dysfonctionnements qui les dépassent pourtant de très loin. Il aurait sans doute été plus efficace et pertinent d’insister, comme Bertrand Legendre, sur le problématique isolement des « petits éditeurs » et de prolonger les réflexions qu’avait présentées Jean-Claude Utard lors de la récente journée d’étude « La place de la petite édition en bibliothèque * ».