Bibliothèques et violences urbaines

Claudine Lieber

Les violences urbaines de l’automne dernier – un sujet qui revient ce printemps au premier plan de l’actualité – étaient le centre du débat organisé conjointement, le 20 mars 2006, par la Bibliothèque publique d’information (Bpi) et le Bulletin des bibliothèques de France (BBF) au Salon du livre de Paris. Des événements qui ont rendu perplexe plus d’un bibliothécaire et fait chanceler leur foi en ce métier. Pourquoi en effet les attaques ont-elles pris des bibliothèques pour cibles ? Yves Alix (BBF) a rappelé les faits en guise d’introduction : une quinzaine d’établissements visés, une à deux bibliothèques entièrement et volontairement détruites par le feu.

Vous avez dit : rôle social de la bibliothèque ?

L’interrogation sur le bien-fondé du rôle social de la bibliothèque n’est pas nouvelle, comme l’a rappelé Sophie Danis (Bpi), mais elle a repris toute son acuité. Emmanuel Laurentin, journaliste à France Culture et habile animateur de la discussion entre les invités à ce débat, s’est d’abord fait l’écho des propos souvent désabusés qui ont circulé sur la liste Biblio-fr : incompréhension du phénomène, sentiment d’impuissance devant un tel déni du rôle de « passeur » culturel, de transmetteur d’information joué par la bibliothèque.

Pour Florence Schreiber (directrice des bibliothèques de Saint-Denis *) comme pour Hervé Roberti (directeur de la bibliothèque départementale de prêt de la Somme), la bibliothèque donne à voir le monde : naturellement inscrite dans la vie de la cité, elle ressent fortement les lignes de tension auxquelles son public est soumis. « Eux, c’est nous, il n’y a pas de distance », dit Florence Schreiber.

Pourtant, si la bibliothèque accompagne l’individu dans l’acte intime de la lecture et la découverte de la création, elle ne résout pas les problèmes de chômage. L’urgence sociale est là, à la ville comme à la campagne, même si le public rural peine à exprimer ouvertement son désespoir : l’ennui des jeunes, leur solitude, leur assignation à résidence dans le « lieu du ban », le « for-bourg » ou bourg du dehors peut aboutir à une violence contre soi, suicidaire. Comme le raconte Paul Ackermann, l’un des journalistes de l’équipe de l’Hebdo de Lausanne, dont les membres se sont succédé pour vivre à Bondy pendant tout le temps des émeutes, « moi qui habite Genève, je connaissais Paris mieux qu’eux ».

Casser pour casser, pour se défouler, pour s’exprimer ?

Alors comment décrypter ces agressions contre les bibliothèques ? Violence aveugle de casseurs ou conduite porteuse de sens, et si oui quel sens ? Sur place, on brûlait tout ce qui tombait sous la main : voitures, hypermarché de moquettes… Pourquoi pas autre chose, dit Paul Ackermann, qui pointe dans ces actions le rôle primordial des gamins de 14 ans, et n’a pas perçu là de message politique clair.

Le sociologue Denis Merklen (maître de conférences à Paris VII et enseignant à l’EHESS) rejoint, lui, le parallèle tracé par Florence Schreiber entre le sort fait aux écoles maternelles et celui des bibliothèques, des lieux en apparence positifs, mais qui ne sont pas forcément reçus et perçus comme tels. En donnant à voir un monde largement hors d’atteinte, ils fonctionnent aussi comme le théâtre de cruelles confrontations avec l’exclusion. Le chemin de l’intégration et de la réussite dans notre société impose un parcours qui passe obligatoirement par la lecture et la culture érudite et lettrée, a ajouté Denis Merklen. Un défi désespérant. Les dégâts de novembre sont le signe d’un conflit, celui d’individus qui luttent à armes inégales. Parmi les causes probables, il ne faut pas négliger non plus la part de l’opposition entre la génération des 13-15 ans et celle des trentenaires, qui se sont insérés dans la politique de la ville : eux sont entrés dans le jeu, leurs discours sont construits, alors que ceux qui viennent derrière ne peuvent compter que sur leurs propres forces pour assumer la vie quotidienne. La violence ? C’est aussi le moyen dont se servent les plus jeunes pour parler à leurs aînés.

La question du langage, justement, porte une réflexion à mener. On est dans la culture du « fight », estime Florence Schreiber. Le but de la parole n’est plus de dialoguer, c’est une manière d’avoir le dernier mot, d’assurer son pouvoir sur l’autre. Comment le milieu rural, lui, parviendra-t-il à traduire son malaise sourd, dans une société où l’habitude n’est pas de hurler sur les toits, malgré la permanence de certains rituels, et où l’on décèle des signes inquiétants, comme le niveau d’illettrisme chez les jeunes (Hervé Roberti) ? Là aussi existent le désespoir et la solitude de ceux qui ne peuvent accéder à rien. Paul Ackermann cite ce témoignage d’un adolescent : « Je suis comme un remplaçant dans un match de foot, qui ne rentrerait jamais sur le terrain. »

Filles et garçons, un comportement différent ?

Peut-on dire, de façon provocante, que seuls les bons élèves et les filles (dont on sait qu’elles ont souvent de meilleurs résultats scolaires que les garçons) profitent vraiment de ce qu’offre la bibliothèque ? Les garçons, eux, sont plutôt enclins à casser et brûler, ou, en campagne, à boire collectivement les packs de bière achetés au supermarché (Hervé Roberti). Les filles, dit Denis Merklen, n’ont pas le même rapport aux institutions. Lors des événements de l’automne, elles n’étaient pas au cœur de l’action, mais ce sont elles qui en ont justifié et expliqué les motivations, avec un rôle de porte-parole.

Si le travail des bibliothécaires ne différencie aucunement filles et garçons, la bibliothèque représente davantage un outil d’affranchissement pour les filles, reconnaît Florence Schreiber, d’autant que la question de l’émancipation familiale est loin d’être réglée : certaines jeunes filles n’ont que trop tendance à boucher leur horizon en s’assignant des tâches convenues et en limitant leur travail et leurs possibilités. La bibliothèque répond plus que jamais au besoin d’un terrain neutre pour la confrontation entre les deux sexes : un lieu convivial, un lieu de rencontres et même de drague – bien que cette dernière activité tende malheureusement à régresser, note-t-elle.

Réagir, s’adapter ?

Au moins, la bibliothèque est-elle adaptée au contexte social dans lequel elle entend s’insérer ? S’il croit à sa fonction civilisatrice et libératrice, Denis Merklen insiste sur l’ambiguïté de son rôle. Après tout, la culture n’est pas là pour établir la paix sociale. La directrice de Saint-Denis, dont une bibliothèque a été dégradée, cite ce propos d’un jeune Arabe : « Cette bibliothèque est pourrie, il n’y a rien là-dedans pour ma mère », et Paul Ackermann mentionne le cas de cet adolescent maghrébin, qui lisait en cachette de la poésie arabe traduite en français, ne sachant pas lire l’arabe, mais désireux de retrouver ses racines rêvées. Ce livre, l’avait-il emprunté à la bibliothèque ? Pas sûr.

Pour tous les participants, une chose est claire : il faut réagir. Même si les explications de ces agissements ne sont ni avérées, ni achevées, on pourra dire seulement par la suite si ces actes n’étaient que pure barbarie. On peut espérer que la parole, à présent fragmentée et dispersée, se mettra en rapport avec l’acte et fera sens, par exemple sous forme d’un bulletin de vote. Une feuille de papier pèse plus lourd qu’un pavé, dit Denis Merklen qui a toujours affirmé la force des « paperstones ». D’ailleurs, ajoute-t-il, si on se limite à la lecture des événements comme des actes de violence, on perd toute possibilité d’agir. La bibliothèque reste un extraordinaire outil pour les publics en difficulté. Hervé Roberti cite le travail de formation effectué par sa BDP auprès des assistantes maternelles, et Florence Schreiber décrit tout le plaisir des habitants des communes de banlieue à découvrir les trésors patrimoniaux de la bibliothèque. Elle dit le pouvoir d’influence sur les comportements et sur l’ouverture d’esprit que provoque la venue d’un écrivain dont on peut suivre le parcours.

Bref, il faut « remettre la périphérie au centre ». Reste l’éternel problème des moyens financiers et logistiques. Que peut-on espérer de l’État ? Les bibliothécaires présents à la table du débat s’inquiètent d’un possible désengagement, alors que la suppression de la part de la DGD (Dotation générale de décentralisation) ayant trait aux dépenses de fonctionnement entre en application, et que le dispositif des Ruches semble marquer le pas. Thierry Grognet (Département des bibliothèques) rappelle, au nom de la Direction du livre et de la lecture, que la réforme de la DGD a été approuvée par les élus. Un dispositif qui comportait du reste de gros défauts, par exemple un taux de subvention très faible, aux environs de 3 %, et un remboursement des dépenses de fonctionnement qui, mécaniquement, favorisait les grandes villes. Il assure que les dispositions concernant les Ruches se poursuivent. Enfin, ajoute-t-il, il paraît logique que le fonctionnement courant des bibliothèques soit l’apanage des élus.