Comics, mangas & Co

Évolutions de la bande dessinée mondiale

Catherine Ternaux

Dans le cadre des ateliers du livre organisés par la Bibliothèque nationale de France, une deuxième journée d’étude consacrée à la bande dessinée s’est tenue le 4 mars 2006. Après l’exploration en mai 2005 de l’univers de la bande dessinée franco-belge, c’est aux comics et aux mangas que fut principalement dédiée la journée. Une évocation de la situation de la bande dessinée francophone dans divers pays africains et océaniens a complété ce panorama international du 9e art.

La bande dessinée américaine

Jean-Paul Jennequin 1, traducteur et journaliste, a parcouru l’histoire du comic strip, puis celle du comic book. Son exposé synthétique et d’une grande clarté, illustré d’un beau choix de planches, a débuté par une définition des comic strips, « des trucs amusants » publiés dans la presse, avec un personnage récurrent, et utilisant majoritairement le ballon.

On les trouve à partir de la fin du XIXe siècle sous forme de grandes pages en couleur dans les suppléments dominicaux des quotidiens américains, puis sous forme de bandes en noir et blanc dans les pages quotidiennes, et enfin dans les deux. Le phénomène de la syndication, dans les années 1930, va orienter profondément l’évolution du genre : ces bandes ne sont alors plus produites directement par les auteurs pour les journaux, mais pour des agences de presse qui les diffusent aux États-Unis et à l’étranger, et qui en détiennent exclusivement les droits. Destinées à un grand public majoritairement adulte, ces séries sont reprises en albums dès le début du XXe siècle, mais après la Seconde Guerre mondiale, seuls quelques comic strips très populaires comme Peanuts ou Denis la malice connaissent le bonheur d’une publication plus pérenne. Il faudra attendre le succès de Garfield à la fin des années 1970 pour que les éditeurs américains reprennent les publications des journaux en albums.

Soulignant le travail formidable d’un éditeur américain comme Fantagraphics, qui a entrepris à partir des années 1980 d’éditer le riche patrimoine du comic strip, Jean-Paul Jennequin a fait remarquer qu’il aura fallu du temps pour que cette bande dessinée soit reconnue comme un bien culturel à part entière.

Les comic books sont de petits fascicules brochés en couleur et le fief des super-héros. Lorsqu’en 1938 DC Comics publie les premières pages de Superman, le comic book devient un médium de création à part entière et les éditeurs se multiplient, visant un public plus jeune que celui des comic strips. La période d’euphorie du marché court jusqu’en 1952. Deux « coups durs » viennent mettre fin à cette belle histoire : la concurrence de la télévision, et surtout, à partir de 1948, une campagne de moralisation à laquelle les éditeurs réagirent en mettant en place un code d’auto-régularisation (Comics Code). Après une sérieuse régression des ventes, le marché est reparti à partir des années 1960, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de super-héros chez Marvel. Des tentatives de publication en beaux albums cartonnés dans les années 1980 ont également donné une nouvelle visibilité à la bande dessinée américaine. Mais le système de syndication amène de plus en plus d’auteurs à créer leur propre maison d’édition indépendante. D’autres raisons expliquent également un certain effondrement récent du marché traditionnel du comic book : l’éclatement d’une bulle uniquement spéculative et l’arrivée du manga aux États-Unis.

Un zoom sur la bande dessinée underground (les comix) par Jean-Paul Gabilliet 2 (université Bordeaux III) a ensuite permis de découvrir un versant plus caché de la production de bande dessinée américaine, mais qui l’a néanmoins révolutionnée en profondeur. Irrévérencieux, satiriques, contestataires, les comix apparaissent dans les journaux d’étudiants à la fin des années 1950, puis se développent principalement en Californie dans des fascicules créés par des auteurs, dont le célèbre Zap Comix de Robert Crumb en 1968. Les cinq grands genres des débuts de l’underground furent le sexe, l’humour, la science-fiction, le surréalisme et le féminisme, se répartissant en 1968 dans une vingtaine de titres pour atteindre 233 titres en 1972. À partir de cette date, l’esprit initial de contestation et de liberté d’expression se perd ; le glissement vers la pornographie détourne les femmes de ce type de production et attire les foudres de la censure. En 1976, la fin du comix Arcade clôt l’apogée de l’underground américain.

La bande dessinée francophone

Depuis une quinzaine d’années, la bande dessinée est apparue dans certaines aires francophones et a disparu dans d’autres (comme en Algérie). En Afrique sub-saharienne, de nombreuses bandes dessinées sont publiées. Certaines sont des best-sellers, comme Monsieur Zézé, et plusieurs revues restent très vivaces. Un grand nombre de ces bandes dessinées sont à caractère pédagogique et didactique. Cependant, la majorité des éditeurs africains restent fragiles, leur existence est souvent éphémère, et la diffusion demeure très aléatoire. Des coéditions voient parfois le jour avec l’Europe, mais dans le cadre de structures associatives, ce qui ne donne pas à ces albums l’accès au marché du livre. Certains éditeurs européens ont su accueillir dans leur catalogue des auteurs africains, comme Barly Baruti (série Mandrill chez Glénat), Groud Guénola (Magie noire chez Albin Michel), ou encore le collectif BD Africa (Albin Michel).

Évoquant les rares publications de Guyane et de Martinique, Jacques Tramson (université Paris VIII) a signalé la revue satirique antillaise Crayon noir. La Nouvelle-Calédonie a vu la floraison de quelques revues dans les années 1980, desquelles a émergé une série phare intitulée La brousse en folie, de Bernard Berger 3.

Dans l’océan Indien, la bande dessinée touche un public plutôt adulte. Le magazine Le cri du Margouillat, créé par un groupe d’auteurs en 1986, témoigne d’une belle vitalité, et a publié des albums d’auteurs locaux sous le label Bande décidée. Plusieurs auteurs de l’équipe du Margouillat ont été publiés dans l’aire franco-belge, comme Apollo (La grippe coloniale chez Vents d’Ouest), Li-An (Delcourt, Vents d’Ouest), Tehem (Malika Secousse chez Glénat).

Pendant ce temps-là, au Japon…

La seconde partie de la journée a été placée sous le signe du manga. Jean-Marie Bouissou (Fondation nationale des sciences politiques) déclara d’emblée et à juste titre : « Le manga, on n’y échappe pas ! » Et d’ajouter en constatant l’arrivée sur le marché francophone du manwha coréen et bientôt de la bande dessinée chinoise : « La BD franco-belge n’en a pas fini avec la BD asiatique… »

Fraîchement débarqué sur les rayons de nos librairies, le manga vient cependant de très loin. Jean-Marie Bouissou a rappelé la tradition de narration graphique qui s’exprime dès le XIIe siècle sur des rouleaux. Il a ensuite évoqué, dans l’histoire plus récente du Japon, les kamishibai, rouleaux que faisaient défiler les conteurs de rues pour raconter des histoires. Nombre de mangakas (auteurs de mangas) ont d’ailleurs commencé en peignant des kamishibai. Il ne faut pas oublier non plus que les expressions parfois exagérément marquées des visages des personnages de mangas, leurs grands yeux et leurs attitudes outrancières renvoient aux masques, aux mimiques et à la gestuelle du théâtre Nô, ainsi qu’au surjeu du théâtre Kabuki.

À l’ère Meiji, le manga se développe dans deux directions : d’une part dans les journaux pour les adultes, d’autre part pour les enfants, distinguant d’emblée le public des garçons (Shonen manga) du public des filles (Shojo manga). De très gros éditeurs se lancent alors dans la bande dessinée, et la production est immédiatement massive, permettant un prix de vente très bas. Les tirages peuvent atteindre trois milliards d’exemplaires par an dans les années 1990, soit 31 exemplaires par Japonais. En France, on compte alors un exemplaire de BD par personne, et aux États-Unis 0,3.

Les éditeurs de mangas/ ont su faire ce que les éditeurs de bande dessinée franco-belge ont raté, à savoir suivre leur lectorat. En permanence ils ont créé de nouveaux titres : pour les enfants, les collégiens, les lycéens, les étudiants, les jeunes travailleurs, les homosexuels, les amateurs de cuisine, les retraités, et… les femmes – des mangas non seulement pour des femmes, mais dessinées par des femmes. Chaque type de lecteur y retrouve ses préoccupations du moment. C’est ce qui explique le succès fulgurant du genre.

Au cours de la table ronde qui suivit, Daniel Rous (librairie Album spécialisée en manga) se compara à un dealer, tant les lecteurs de mangas qui hantent son magasin semblent avoir parfois un comportement d’addiction – des lecteurs de 15 à 22 ans.

Du côté des éditeurs 4, la période où l’on pouvait faire tranquillement son marché au Japon pour trois francs six sous est bien terminée. Les éditeurs japonais sont en effet devenus très durs dans la négociation des droits, la demande étant forte et la concurrence entre la trentaine de maisons d’édition qui a attaqué ce segment du marché en pleine expansion, sévère. D’autre part, le marché japonais commençant à connaître des difficultés, il est devenu important pour ces éditeurs asiatiques de trouver de nouveaux débouchés dans l’exportation. En Allemagne, la bande dessinée franco-belge a quasiment disparu et le manga occupe le terrain. Il a également très bien pénétré le marché américain. En France, en 2005, une bande dessinée vendue sur trois est un manga. Cependant, a fait remarquer Daniel Rous, le public commence à crouler sous l’offre et son porte-monnaie n’est pas extensible !