Le bibliothécaire : acteur culturel ?

Brigitte Munch

À l’occasion de la manifestation Tout Mulhouse lit, le groupe Alsace de l’Association des bibliothécaires français a tenu une journée d’étude, le 21 octobre 2005, sur le thème « Bibliothécaire, acteur culturel ? ». Elle s’adressait aux bibliothécaires et aux partenaires de la promotion de la lecture, libraires et enseignants. Comme le précisa en introduction Danielle Taesch, directrice du réseau des bibliothèques de Mulhouse, par nature le bibliothécaire est un acteur culturel. Toutefois, le nombre de manifestations, de salons, d’événements s’accroît, la panoplie s’élargit… Quelles sont ses nouvelles missions, alors que le paysage des bibliothèques se modifie en termes d’usages, d’image et de publics ?

Les bibliothèques dans les stratégies de développement culturel

La première table ronde voulait situer les bibliothèques dans les stratégies de développement culturel à l’échelon régional ou national. En province, peut-on parler d’encadrement ou plutôt de tutelle des directions régionales des affaires culturelles (Drac) ? Marine Bedel (Drac Bretagne) a préféré présenter son action en termes d’adaptation des directives nationales du ministère de la Culture sur le terrain interdépartemental et régional, et en termes de projets à mener avec tous les acteurs culturels en région. Le Ministère fixe de grandes orientations, des programmes, sans indication précise sur le livre, il s’agit donc, pour les Drac, de mettre en œuvre, en région, des projets de qualité et de composer avec une réalité de terrain diverse et variée.

Le rôle des préfets de région s’est d’ailleurs accru depuis 2004 : il est organisé autour d’un comité pour l’administration régionale, une sorte d’état-major avec huit chefs de pôle (huit directions), dont notamment un directeur régional de la culture. Cette organisation s’appuie sur le Paser (Programme d’action stratégique de l’État en région), document qui indique les actions prioritaires du préfet de région (par exemple, la langue bretonne). Ce Paser se décline en programme par direction et précise les dotations financières et les ressources humaines. Les moyens diffèrent selon les régions et la Drac Bretagne serait une des Drac-pilotes en matière de Pased (Projet d’action stratégique de l’État dans le département).

Danièle Oppetit, inspectrice générale des bibliothèques, a réfuté elle aussi le terme de tutelle de l’État, d’autant plus que l’Inspection générale n’est plus un corps de l’État, ni un « service ». La Direction du livre et de la lecture établit un programme en matière d’équipement (bibliothèques municipales à vocation régionale, « Ruches » ) * et en matière d’évaluation des politiques impulsées : enquête sur le rôle régional des BMVR (consultable en 2006), enquête sur la baisse contrastée des inscrits en bibliothèque, enquête sur la lecture en prison… S’il y a contrôle, ce n’est plus qu’un contrôle technique qui s’exerce en matière de patrimoine et d’organisation des collections et qui ne porte en aucun cas sur l’action culturelle.

La question du sens

Le débat dans la salle a porté sur le sens et le déploiement de l’action culturelle. Il a été réaffirmé qu’elle ne peut se concevoir que si la mission essentielle de l’établissement est accomplie. Elle met en dynamique, de manière transversale, le projet de l’établissement (ses collections, ses services) et se décline en manifestations régulières qui émaillent la vie de l’établissement. Elle est essentielle pour que la bibliothèque trouve sa place dans la cité auprès du public et des élus.

Thierry Grillet (Bibliothèque nationale de France) a ensuite présenté une brillante démonstration de politique d’action culturelle réfléchie et riche, articulée autour de deux dimensions : montrer les collections (le matériel) et le savoir (l’immatériel). Elle a pour but de valoriser l’état de la recherche à l’attention d’un public d’« étudieurs » (des visiteurs qui étudient, des étudiants qui visitent). Elle s’appuie sur 4 P : les programmes, les produits (brochures, catalogues, site Internet), les publics (enseignants, formateurs,…), la pédagogie. En dix ans, l’action culturelle a gagné en dimension sociale, dans les thèmes des expositions proposées, dans l’accent mis sur les dossiers pédagogiques et le développement des expositions virtuelles, très visitées. Un cinquième P s’est ajouté : le partenariat, pour les acquisitions exceptionnelles, la numérisation de certains fonds, les expositions.

La place des bibliothèques dans la politique de la ville

La deuxième table ronde était consacrée à la question de la place des bibliothèques dans la politique de la ville. Dominique Lahary, directeur de la bibliothèque départementale du Val-d’Oise, a d’abord dénoncé la difficulté, de manière générale, à « représenter » le travail du bibliothécaire. La bibliothèque est invisible et momifiée : invisible car elle rend des microservices, certes importants, à des individus. Son image est liée au passé (et au compassé…). Le livre n’est plus prééminent dans le champ culturel, au contraire du spectacle vivant par exemple. L’ère des médiathèques a changé l’image des bibliothèques, ontologiquement et dans les pratiques ; elles sont finalement assimilées à des supermarchés. De fait, les bibliothèques souffrent de la même difficulté au sein de la politique de la ville : elles ont disparu du champ de vision des élus au profit des maisons de quartier et autres cybercentres pour les jeunes. Les bibliothèques sont dans le paradoxe de se « donner à voir », de se penser en dehors du rapport à la lecture. La bibliothèque est un lieu dans la cité, un lieu où le groupe peut exister, un lieu à nouvel enjeu : la dimension de sociabilité.

Claire Castan, chargée de mission ville-lecture en Provence-Alpes-Côte d’Azur, a dressé un constat assez négatif sur la place des bibliothèques dans les champs social et politique de la ville. Si l’on considère que la politique de la ville vise à réinsérer durablement dans la ville les quartiers en difficulté en traitant avant tout les facteurs d’exclusion urbaine et sociale, les bibliothèques sont restées à l’écart. Elles privilégient une politique de l’offre (les collections) et, pour leurs animations, l’amélioration de leur accès au bâtiment et aux œuvres. La question des publics n’est pas assez au centre de leurs préoccupations. Le concept « accueillant », l’accessibilité des années 1990 sont aujourd’hui en crise, comme en témoignent la littérature professionnelle, la remise en question des formations et l’incompréhension du bibliothécaire lorsqu’il accueille un public au comportement plus exigeant, plus agressif.

En citant Jean-Claude Passeron, « il ne suffit pas de développer l’offre de lecture pour développer la pratique de la lecture », Claire Castan encourage à sortir de cette position de l’accueil et à entrer dans « celle du partage ». Comment ? En expérimentant, en réfléchissant à de nouveaux espaces, en présentant autrement les collections (« une autre mise en scène de la lecture »), en envisageant les possibilités du numérique, en renforçant les réseaux et la gratuité, en évitant « la dérive sécuritaire », afin d’« élaborer un lieu de liens et de proximités multiples pour l’ensemble d’une communauté ». Le dispositif des villes-lecture s’inscrivait dans cette utopie en intégrant proximité, transversalité et travail en réseau, mais il paraît bien morose aujourd’hui avec les incertitudes liées à la poursuite de la politique de la ville et au retrait financier des Drac.

La dernière partie de cette journée d’étude a permis aux auteurs présents (Noëlle Châtelet, Daniel Picouly) de remettre au centre des prises de parole l’acte créatif de l’écriture, la passion qu’elle suscite, et le besoin vital pour les auteurs d’être lus. Les manifestations littéraires, y compris celles organisées dans le cadre des bibliothèques, multiplient les opportunités de rencontre, le sentiment d’appartenir à une famille, à des familles de lecteurs. Comme l’a noté Chantal Robillard (Drac Alsace), le désir du livre est bien là, celui qui nous motive tous.  Aux bibliothécaires, même s’ils assistent à un retournement dans les pratiques, de se mobiliser pour l’action culturelle et de participer à ce grand projet de démocratisation culturelle, toujours d’actualité.

  1. (retour)↑  Avec le souci notamment d’inscrire l’action culturelle dans les murs par des amphithéâtres, salles de réunions…