Aventurières ou pionnières
Les bibliothèques combinant lecture publique et lecture universitaire sont-elles une utopie ?
Les bibliothèques dont le dessein est, ou a été, de conjuguer volontairement les fonctions publiques et universitaires, en prenant pour dénominateur commun la proximité géographique, sont peu nombreuses et, en dépit d’éléments communs, toutes présentent une formule originale. S’agit-il d’un objectif irréaliste ? Et que viennent chercher les étudiants à la bibliothèque municipale ?
Those libraries whose intention is, or was, to deliberately combine both the public and the university functions, by taking as a common denominator geographic proximity, are few. Despite elements in common, all demonstrate their own original formula. Is this an unrealistic objective? What do students expect to find in their municipal library?
Es gibt nur wenige Bibliotheken deren Aufgabe die bewusste Verknüpfung von öffentlichen und Universitätsfunktionen ist, bzw. war, und deren gemeinsamer Nenner dasselbe geografische Umfeld ist. Trotz gemeinsamer Elemente weist jede Struktur individuelle Eigenheiten auf. Sind die Ziele unrealistisch? Und was hoffen Studenten in einer Stadtbibliothek zu finden?
Las bibliotecas cuyo designio es, o ha sido, conjugar voluntariamente las funciones públicas y universitarias, tomando como denominador común la proximidad geográfica, son poco numerosas y, a despecho de elementos comunes, todas ellas presentan una fórmula original. ¿Se trata de un objetivo irrealista? ¿y qué vienen a buscar los estudiantes en la biblioteca municipal?
Les relations entre bibliothèques municipales et universitaires tiennent du caprice plus que de la raison, de l’occasionnel plus que du construit. La France n’a pas de vraie tradition de coopération en matière de bibliothèque. Les liens entre BM et BU sont divers, diffus, confus, d’autant que les réseaux coopératifs reposant sur l’informatique sont aujourd’hui datés ou en pleine évolution.
Le sujet – trop large et difficile à clarifier – est donc redoutable, à moins de limiter radicalement le propos. C’est pourquoi on a choisi de ne parler ici que des établissements dont le dessein est ou a été de conjuguer volontairement les fonctions publiques et universitaires, en prenant pour dénominateur commun la proximité physique, au sens géographique du terme. Seront en conséquence exclus de la réflexion des établissements comme la Bpi et la BnF qui se trouvent investis, pour ne pas dire accablés ou asphyxiés, par un public auquel ils ne s’adressaient pas au départ. Contraints d’assumer un volet universitaire, ils ressemblent plutôt à des « malgré eux » de la coopération.
Les bibliothèques ainsi définies sont peu nombreuses, au plus une douzaine d’entités, dont certaines ne sont d’ailleurs mentionnées que pour ordre. Pourquoi une telle disette ? Aurions-nous donc affaire au mariage de la carpe et du lapin ? Ou s’agit-il d’un objectif tellement irréaliste qu’il s’apparente à la poursuite d’une utopie ?
Pour y voir plus clair, on a choisi de répartir la liste en trois groupes de type relativement homogène, suivant deux critères convergents :
- l’intensité du rapprochement géographique ;
- le niveau d’intégration des dimensions universitaires et publiques.
C’est dire que nous irons de la coexistence à la cohabitation, de la cohabitation au mariage et finalement peut-être à la fusion.
Les voisins de quartier
Dans ce premier lot de bibliothèques se trouvent des implantations d’une BM et d’une BU côte à côte, sur un site commun. Les initiateurs de ces projets ont visiblement compté sur la proximité géographique pour que deux entités en principe indépendantes fonctionnent en synergie.
BMVR / BU La Rochelle
Les deux établissements ont été construits l’un à côté de l’autre, en continuité, avec des maîtres d’œuvre différents. Ils sont réunis par un couloir volontiers baptisé « rue -intérieure », mais séparés par une porte – actuellement fermée. La volonté forte du maire de la ville, Michel Crépeau, au moment du projet, était que la proximité suscite un travail ou des initiatives communes, ce qui ne s’est jamais réalisé. Il semble que chaque établissement, fort de sa spécificité, se soit replié sur sa propre identité. Chaque bibliothèque, prise par les problèmes du quotidien, vit sur elle-même. Bien entendu, les étudiants, qui bénéficient d’un tarif spécial, fréquentent la médiathèque (l’estimation est d’environ 10 %), avec une vision très utilitariste : ils viennent y chercher essentiellement une offre de loisir. Le public municipal, lui, n’a pas d’intérêt a priori à fréquenter la BU. Cependant, la porte de communication va être rouverte…
BM / BU de Saint-Étienne
L’une des bibliothèques de quartier du réseau municipal s’est installée en 1993 dans des locaux mis à disposition par l’université de Saint-Étienne 1. Il s’agit d’un échange de bons procédés et, là encore, d’une volonté politique forte, la ville ayant beaucoup contribué au financement de l’université à ses débuts.
On passe sans difficulté d’une bibliothèque à l’autre, et chaque établissement a les moyens de son indépendance (les heures d’ouverture sont différentes, mais pas forcément complémentaires). Les étudiants fréquentent abondamment cette petite bibliothèque de quartier (232 m2), là aussi parce qu’ils y trouvent une offre de loisir, différente de ce qu’apportent les collections universitaires : la BM a dû renforcer par exemple sa collection de bandes dessinées. Ils sont également très présents à la bibliothèque centrale. Le brassage des publics semble s’effectuer sans problème.
De son côté, la BU, partenaire, comme la BM, du réseau Brise est facilement accessible au public municipal, qui peut se procurer la carte, en acquittant la différence de prix entre le tarif municipal et les droits universitaires de bibliothèque.
Au total, ce premier groupe fait montre d’une proximité paisible avec peu d’actions ou d’intérêts communs, un voisinage qui génère la circulation naturelle d’un public serpentant dans le sens BU-BM, sans implication ni incitation particulière de la part des établissements.
Les voisins de palier
Les cinq bibliothèques de ce deuxième groupe se trouvent toutes, sauf une, dans des villes moyennes – des villes qui partagent un caractère de ville-centre, et abritent une antenne universitaire délocalisée. Ce sont des médiathèques de bonne facture, attractives, souvent récentes.
Pour le sujet qui nous occupe, elles représentent un pas en avant dans la proximité, puisqu’elles intègrent, dans leur bâtiment même, soit tout un étage universitaire (Blois, Grenoble, Roanne), soit un fonds universitaire sans séparation avec leurs propres collections (Châteauroux et Troyes). Le cas de Grenoble, que l’on ne saurait qualifier de ville moyenne, est particulier. S’il a été assimilé aux quatre autres, c’est parce qu’il répond au dénominateur commun : le bâtiment d’étude de la bibliothèque municipale accueille les étudiants sur l’un de ses étages, où est implantée une salle de travail universitaire.
On trouve là également à l’origine une volonté politique forte : toutes ces villes, en particulier les quatre villes moyennes qui ne possèdent pas d’université, se sont battues pour avoir une antenne avec des Deug et parfois des licences, un IUT, etc. Elles se sont impliquées financièrement dans leur fonctionnement. Il est donc logique qu’elles demandent à leur bibliothèque de prolonger leurs efforts, tout en cherchant à faire des économies d’échelle. À Roanne, la ville a même excentré l’implantation du bâtiment de sa BM, primitivement prévue au centre-ville, pour la rapprocher des bâtiments universitaires. Cette médiathèque consacre d’ailleurs un étage entier à la BU.
Les premiers établissements cités (Blois, Grenoble, Roanne) fonctionnent tous trois sur un modèle peu intégré. L’étage universitaire demeure complètement autonome, indépendant et géré par les services communs de documentation dont il constitue une section (soit respectivement le SCD de Tours, le SICD 2 de Grenoble, le SCD de Saint-Étienne). Les gestions et les systèmes informatiques sont séparés.
Châteauroux et Troyes représentent des modèles plus intégrés, puisque ni les fonds ni les espaces ne sont différenciés et que les catalogues sont unifiés. Ces deux médiathèques gèrent ou cogèrent de surcroît une salle de travail équipée d’usuels, destinée aux étudiants et située dans la ville, mais extérieure à leurs locaux.
Le rôle joué par la médiathèque dans l’accueil des étudiants donne rarement lieu à compensation en matière de moyens de la part des universités. La BMVR de Troyes est la seule qui réussit à récupérer les droits de bibliothèque des étudiants, que lui reverse l’université de Champagne Ardenne (25 500 € en 2005). Cerise sur le gâteau, deux postes du SCD (un magasinier en chef + un magasinier) sont mis à disposition de la BM. Une convention unit la Communauté d’agglomération troyenne (CAT) et l’université de Champagne-Ardenne.
La BM de Châteauroux, elle, achète chaque année sur son budget les ouvrages spécialisés nécessaires, essentiellement dans les domaines de Lettres et Sciences humaines, des documents que peut feuilleter à l’occasion son public municipal. Ce sont les bibliothécaires municipaux qui regardent les programmes universitaires et prennent contact avec les professeurs. Ils ont formé la contractuelle qui s’occupe de la salle de travail du centre universitaire, et ont fourni gratuitement le nouveau logiciel avec lequel la médiathèque vient de se réinformatiser. Il n’y a pas de convention avec l’université d’Orléans et aucun contact avec le SCD.
Quel bilan tirer ? Comme pour le premier groupe, l’idée de départ (des concepteurs, des édiles, des architectes…), selon laquelle proximité vaudrait communauté de fonctionnement, a du mal à prendre corps. En fait, s’il existe souvent des mises en commun pour la logistique (par exemple, le partage de la maintenance informatique ou du ménage), on a le sentiment, surtout dans le cas d’un « sandwich » formé d’une tranche universitaire entre deux tranches de médiathèque, que le carcan des structures administratives ne permet pas d’aller très loin.
Et ce, quelle que soit la qualité de l’entente entre les responsables, même si elle joue évidemment son rôle. Plusieurs directeurs ou directrices de ces structures (Blois, Roanne) auraient souhaité des relations plus étroites sans y parvenir. Il est compliqué de choisir le même logiciel, il est impensable d’harmoniser les horaires et les tarifs avec une carte commune. Au mieux, on organise des actions culturelles en commun, surtout des expositions, on informe les usagers des ressources réciproques.
Dans l’ensemble, – si l’on met à part le cas de Grenoble, où les campus sont excentrés, et où le bâtiment de la BM représente la seule possibilité pour les étudiants de trouver une ambiance studieuse et collective en centre-ville, ce qui provoque une certaine pression – le public étudiant est considéré comme un public sérieux, agréable, motivé, qui non seulement ne pèse pas sur le fonctionnement quotidien mais parfois rééquilibre la venue de certains publics plus difficiles à gérer, comme celui des bandes d’adolescents. D’ailleurs les flux peuvent aussi s’inverser, produisant un phénomène singulier, celui de la fusion des publics jeunes, les lycéens rejoignant volontiers les étudiants par solidarité naturelle de génération dans leurs espaces de travail, ce qui à l’occasion déclenche quelques plaintes.
Il faut remarquer que ce type d’attelage BM/antenne universitaire ne suscite plus d’émules, dans un contexte où le nombre des étudiants accuse une tendance à la baisse, et où chacun fait ses comptes. Les antennes délocalisées coûtent extrêmement cher, pour un résultat qui n’est pas éclatant ; sauf formations spécialisées et bien adaptées à l’environnement, ces antennes suscitent un enthousiasme modéré de la part des étudiants, qui leur préfèrent souvent une « vraie » université… située plus loin du cocon familial.
Nous ne trouverons d’ailleurs aucune implantation de ce type dans les projets en cours.
Les bibliothèques mixtes :
cohabitation et plus, si affinités
Six bibliothèques peuvent se prévaloir d’une double fonction, dont quatre se situent à la marge :
- Trois l’ont héritée de leur propre histoire, ce sont à Paris les bibliothèques Sainte-Geneviève et Mazarine – qui ont possédé pratiquement depuis la fin du xviiie siècle et pendant le xixe siècle le statut de bibliothèques publiques de Paris – et en région la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg dans son statut actuel 2.
- On citera également, pour être complet, Paris VIII (dont la construction a été cofinancée par le conseil général 93) qui a pour mission l’accueil de tous les publics, concrétisée par la signature d’une charte avec la ville en 1998 3.
Ces quatre importantes bibliothèques sont ouvertes au grand public tout en faisant partie du réseau universitaire et grands établissements. Le public généraliste qu’elles accueillent est surtout un public de chercheurs, et reste assez limité (à la bibliothèque Sainte-Geneviève, 11,6 % du public en 1997 ; 7,9 % en 2003).
Deux établissements méritent d’être isolés, car ils vont plus loin dans l’intégration structurelle et possèdent une double appartenance, ce que marque bien leur sigle même : la bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand ; la médiathèque publique et universitaire (MPU) de Valence.
La médiathèque publique et universitaire de Valence
La MPU peut apparaître comme une déclinaison des cas précédents. Valence, une ville moyenne de 64 000 habitants, abrite en effet une antenne universitaire, avec une bibliothèque universitaire intégrée dans la médiathèque publique. À y regarder de plus près, il s’agit en fait d’une antenne qui était destinée à devenir une université de plein exercice, mais les prévisions, très optimistes – 10 000 étudiants à Valence – n’ont jamais été atteintes : le site compte aujourd’hui plutôt moins de 4 000 étudiants. Les quatre universités grenobloises y ont cependant progressivement étoffé leurs enseignements.
Actuellement, l’ensemble se décompose de la manière suivante :
- un réseau universitaire constitué de six bibliothèques et salles de documentation de proximité lié aux universités grenobloises représentées à Valence (droit, lettres, sciences, STAPS…). Ces diverses entités ont essaimé dans la ville. La tête de réseau est située à la médiathèque ;
- la médiathèque et son réseau municipal, formé de cinq bibliothèques de quartier et d’un bibliobus.
Le gouvernement du site universitaire a été confié à un GIP (groupement d’intérêt public), l’Agence de développement universitaire (ADU), dont le financement est assuré à parité par les universités et par les collectivités territoriales (ville et conseils généraux). L’agence gère les moyens d’intérêt commun, dont la bibliothèque universitaire. Les droits de bibliothèque des étudiants lui sont versés, ainsi que la dotation fléchée du ministère de l’Éducation. Selon la convention (18 juin 1991), le SICD 2 Grenoble (Grenoble II et III) a été chargé de la mise en œuvre des conventions particulières en matière documentaire.
Un dispositif au final assez complexe, destiné à l’équilibre d’une structure particulièrement originale, d’aucuns diront « baroque », dans toute l’acception du terme.
Dans la médiathèque, les collections et les espaces (qui ont été augmentés de 1000 m2) sont confondus, le système informatique comprend l’ensemble des réseaux. Les budgets d’acquisition sont séparés, comme l’induit le montage financier. Les étudiants disposent d’une carte unique donnant accès à tout le réseau municipal. Du côté des compensations, le SICD 2 fournit deux postes (un conservateur, un magasinier) ; s’y ajoutent d’autres postes mis à disposition par les collectivités territoriales 4.
Voici donc une construction différente des précédentes, une expérience pionnière en ce sens que la MPU de Valence ne se contente pas d’être simplement la juxtaposition de deux indépendances. Elle a volontairement organisé un mariage fusionnel sous plusieurs aspects (structure administrative, espaces, collections, publics, cohabitation des personnels, services). Quels enseignements en tirer ?
Différentes évaluations ont été faites, en particulier lors du dixième anniversaire en 2002, qui mettent en relief, du côté de l’ombre :
- la lourdeur de la structure, qui, avec des liens et partenariats multiples, pèse sur l’établissement ;
- le sentiment d’une perte d’identité de l’un des partenaires, assurément l’un des gros risques de ce type d’opération. La fusion – ou doit-on dire la confusion – des spécificités de lecture publique et universitaire a de fait provoqué un malaise du côté universitaire. En guise d’explication, on rappellera les difficultés que rencontrent les conservateurs successifs de la BU à mener à ce poste une politique cohérente de développement des collections universitaires, étant donné le nombre de lieux, de niveaux, et la nécessité de travailler avec des acquéreurs plutôt rompus aux acquisitions de lecture publique. On insistera aussi sur les difficultés, pour un public universitaire, à traduire une signalétique de lecture publique dans le langage auquel il est habitué, et donc à repérer dans un lieu très destructuré les collections et les services qui lui sont destinés.
Curieusement, à Valence, il faut renverser le sens de la litanie habituelle, qui proclame qu’« un public chasse l’autre », entendu comme « les étudiants sont des vampires ». Cette fois, la balance a penché en faveur de la lecture publique. Ce qui prouve bien que, dans la cohabitation, l’équilibre n’est jamais acquis d’avance.
Le résultat est cependant reconnu comme largement positif. Le brassage des publics est satisfaisant, la fréquentation étudiante tout à fait correcte (60 %), même si les heures d’ouverture (44 heures), larges pour une bibliothèque publique, minces pour une bibliothèque universitaire, font encore problème. Aucune des parties engagées dans la structure n’a d’ailleurs remis en cause sa participation. Un projet de réimplantation est à l’étude (la médiathèque est à l’heure actuelle saturée) sur un terrain commun, où chacun des établissements garderait davantage de spécificité, mais avec une partie commune. Il n’est absolument pas question de divorce.
La BMIU de Clermont-Ferrand
À Clermont-Ferrand, la ville et l’université ont décidé en 1902, par convention, de mettre en commun leurs collections, dans un bâtiment construit par la ville, qui en est propriétaire. La structure de la BMIU, bâtie sur un exemple allemand, est un cas unique en France, un modèle intégré « historique ».
Pour faire bref, on remarquera que sont regroupés à Clermont-Ferrand, sous une direction unique, l’une des dernières – sinon la dernière – bibliothèque interuniversitaire en région et un réseau de lecture publique. Qui, lui, n’a sans doute pas connu un développement à la dimension d’une ville comme Clermont. Avec l’expansion universitaire, entre 1965 et 1971, les sections lettres, droit, sciences et médecine ont quitté les lieux ; puis deux universités distinctes ont été constituées. Des bibliothèques publiques se sont ouvertes dans les quartiers. Malgré tous ces changements, l’organisation commune est restée en place et le projet de Bibliothèque communautaire et interuniversitaire décrit ci-après en témoigne.
Les projets : des mariages de convenance
Les projets qui naissent et se développent actuellement ont tiré, on peut le penser, les enseignements des expériences précédentes. Il s’agit de « mariages de convenance », selon le terme employé par les deux directrices de l’équipement de 45 000 m2 et 3 600 places baptisé « Martin Luther King Library », qui réunit dans un seul bâtiment une BM et une BU et s’est ouvert en août 2003 à San José (Californie). Chacune des bibliothèques garde sa personnalité, chacun apporte ses forces et ses talents. Comme le font remarquer ces deux collègues américaines, aucun des deux projets n’aurait eu de chance de voir le jour séparément. On est tout proche géographiquement, on partage certains espaces ou services, mais on garde une relative autonomie.
Quatre projets sont en cours. L’un est pratiquement abandonné, faute de volonté politique constante et d’entente suffisante entre les partenaires : c’est le projet d’implantation commune de la bibliothèque municipale de Tours, de la bibliothèque universitaire section Lettres, et du Centre de la Renaissance, le tout sur un terrain municipal.
BM Brest / BU Lettres et Sciences sociales
Le projet brestois, déjà bien engagé, prévoit la construction d’une BU de Lettres et Sciences sociales, accolé à une nouvelle médiathèque en centre-ville. La conception qui prévaut actuellement est celle d’une autonomie de chacun des établissements (gestion, système informatique…), mais avec des espaces communs partagés qui permettent une bonne collaboration. Les conditions favorables dont bénéficie ce projet, qui semble clair et simple, sont, outre la volonté politique, une approche pragmatique et une très bonne entente des deux responsables, ainsi qu’une préparation en amont soutenue.
BNUS / BM Strasbourg
Le paysage est beaucoup plus touffu à Strasbourg où la BNUS a longtemps rempli le rôle de bibliothèque à la fois universitaire et régionale, sur le modèle allemand, avec un statut d’établissement public. Elle est d’ailleurs toujours en charge du dépôt légal imprimeur, seul cas en France, puisqu’il est d’ordinaire reçu par le chef-lieu de région.
Devenue en 1926 Bibliothèque nationale et universitaire – un statut là aussi original – elle fait partie du réseau du ministère de l’Éducation nationale (elle est Cadist). Elle dessert notamment les publics universitaires, aux côtés des trois services communs de documentation qui se sont créés dans chacune des universités. Elle a aussi vocation à recevoir un public généraliste. Il n’y a pas de convention, comme à Clermont, avec les collectivités territoriales. Mais le conseil d’administration, présidé par le recteur, comprend des représentants de ces collectivités.
Le bâtiment actuel est saturé et n’est plus conforme aux normes de sécurité. L’une des hypothèses de travail évoque la possibilité d’une BNUS devenue Eurobibliothèque, qui associerait une antenne délocalisée de la BnF dont elle est pôle associé (sous une forme à déterminer), les collectivités territoriales (sans doute plus particulièrement les conseils généraux et la région), les trois universités strasbourgeoises, l’École nationale d’administration, et peut-être une ou plusieurs bibliothèques allemandes. Le statut pourrait prendre la forme d’un GIP ou d’un EPCC (établissement public de coopération culturelle).
Par ailleurs, la communauté urbaine et la ville de Strasbourg ont un projet très avancé de médiathèque centrale, prévue sur un site au nord-ouest de la ville, soit 11 600 m2 avec des collections de 350 000 documents en libre accès. Les littératures européennes constitueront l’une des dominantes de l’établissement. Une BNU d’un nouveau genre s’installera-t-elle dans un bâtiment neuf à côté de la nouvelle médiathèque de Strasbourg ?
Si tel était le cas, bien des points noirs seraient à résoudre : partage des compétences dans le concept d’Eurobibliothèque, nature du partenariat entre la BnF (ministère de la Culture et de la Communication) et la BNUS (ministère de l’Éducation nationale), partage documentaire avec les autres SCD. Quelle coopération avec la future médiathèque, puisque toutes deux s’adressent à un public généraliste ? Autant de questions pendantes, et un risque de concurrence, plutôt qu’un climat de connivence.
BCIU de Clermont-Ferrand
La future Bibliothèque communautaire et interuniversitaire est le plus important des projets en cours 5. Il prévoit, sous une direction unique, une bibliothèque d’agglomération en réseau et l’une des dernières BIU de région qui n’ait pas éclaté. Du côté des éléments favorables, on notera une volonté politique sans failles, une structure qui possède une habitude intime de l’intégration, un pilotage très précis, une préparation intense et minutieuse. Du côté des difficultés, la lourdeur des intrications, les missions inabouties des régions françaises.
Une question toujours ouverte
Quelles conclusions tirer de cet état des lieux ? Même si tous les regroupements qui viennent d’être évoqués possèdent des éléments communs (volonté politique à l’origine des projets, entente des professionnels), ils sont, chacun dans son genre, originaux, uniques. Chacun tente sa formule, avec plus ou moins de bonheur et de réussite. Clairement, ce ne sont pas des voitures de série, d’ailleurs quelques-uns des modèles étudiés peuvent à coup sûr être qualifiés de prototypes. Le seul regroupement que nous ayons vu se répéter – celui de l’antenne universitaire abritée dans une bibliothèque municipale – est en voie de disparition.
Serions-nous incapables de générer une bibliothèque qui combine les deux aspects, sans risque de déséquilibres ? Une bibliothèque comme la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU) dessert, elle, avec bénéfice, à la fois un public universitaire et régional. Doit-on attribuer cette difficulté au fait que les régions françaises ne possèdent pas les compétences nécessaires en matière de culture et d’enseignement supérieur ? La question est ouverte.
Le côté rassurant est que, malgré tout, des projets sont en cours, souvent et presque forcément ambitieux. Défis ou paris, gageures ou exploits, comment les qualifier, faudra-t-il leur crier « casse-cou » ou plutôt applaudir la performance ?
Une chose est certaine, ce sont les publics qui font au quotidien le lien entre bibliothèques d’étude ou de recherche, et bibliothèques de lecture publique. Ce sont les publics qui donnent contenu et raison d’être à ces cohabitations. Avec cette réserve que le flux est le plus souvent à sens unique : pas de chassé-croisé, mais un flot tranquille d’étudiants irriguant les bibliothèques municipales – d’autant que les jeunes se voient souvent accorder soit la gratuité, soit un tarif réduit dans le réseau municipal. Les différents publics qui fréquentent les bibliothèques n’ont cure des différences de statuts. Ils vont là où cela les arrange, attirés par les collections, la convivialité, l’agrément des locaux ou encore l’atmosphère.
Mais que cherchent donc les étudiants
à la bibliothèque municipale ?
L’une des questions fréquemment posées est celle de la lecture des étudiants, ou plus largement de leurs pratiques culturelles 6. On profitera de l’opportunité ici créée pour en savoir plus : a-t-on idée de la manière dont les étudiants, en principe proches des bibliothèques municipales dans les situations que nous venons de décrire, les utilisent? De ce qu’ils y empruntent ? A priori, l’enquête s’avère délicate, même en l’élargissant aux grandes bibliothèques municipales situées dans des villes universitaires. Pour une raison simple : les étudiants figurent peu, ou pas du tout, dans les catégories statistiques retenues par les BM, qui lui préfèrent une distribution par tranche d’âge. Pour caractériser les goûts et les pratiques des étudiants, on dispose de quelques éléments chiffrés, d’enquêtes assez limitées, et de la bonne connaissance que les bibliothécaires ont de leur public 7.
En prélude, on sait que les étudiants fréquentent volontiers une bibliothèque pour y travailler sur leurs propres documents. Les BM constituent évidemment pour eux une offre alléchante de lieux de travail. Dans cette dimension utilitariste, elles valent pour des espaces où, comme le dit Bruno Maresca 8, « l’essentiel est le nombre de places, la qualité de l’ambiance et, très secondairement, l’outillage informatique ». Comme à Troyes, c’est exactement l’attitude des étudiants à la BM de Blois, que l’on retrouve en nombre jusque dans la salle des fonds anciens, car l’endroit est beau et calme. Tandis qu’une partie d’entre eux utilise volontiers les ordinateurs de la BM pour taper devoirs et rapports, ou consulter son courrier – une utilisation interdite à la BU.
Cette pratique de l’usage sur place est variable et difficile à évaluer. Le seul chiffre accessible vient de la Bpi, qui, parmi son public d’étudiants, estime à 48 % la proportion de ceux qui travaillent sur leur propre documentation, ce qui n’en fait pas forcément des « touche à rien » dans la bibliothèque 9. Tout dépend du décalage éventuel des horaires d’ouverture entre BU et BM, de la localisation des campus, de la configuration des lieux.
Le samedi est souvent un jour phare, le jour où l’on file travailler à la BM parce que la BU est fermée (Blois), celui aussi où l’on revient au domicile familial. La médiathèque de Châteauroux, qui note la présence des étudiants de l’antenne universitaire tout au long des semaines, voit passer un flot différent le week-end, qui emprunte avec bonheur des documents d’étude parfois inaccessibles à la BU de Limoges, d’Orléans ou de Tours (41 % des prêts étudiant faits à la BM concernent des documentaires liés aux études) 10. L’emprunt studieux n’est donc pas toujours négligeable, mais les raisons peuvent être circonstancielles : richesse du fonds de la BM, comme à La Rochelle où, selon un rapide sondage, le prêt d’ouvrages documentaires était majoritaire, facilité d’accès comme à Roanne, ou peut-être faiblesse du fonds universitaire comme à Châteauroux.
On n’exclura pas non plus l’usage récréatif sur place des collections de la bibliothèque municipale, la tentation du petit quart d’heure de délassement entre deux séances de révision, le bouquin, la BD ou le magazine que l’on feuillette comme une récréation. Cette utilisation pour le loisir se conjugue bien avec la convivialité des médiathèques. Elle apparaît encore davantage à travers les emprunts étudiants. Les constatations des bibliothèques, qu’elles s’appuient sur la collecte régulière de données (Brest, Châteauroux, Clermont-Ferrand) ou de simples sondages (La Rochelle, Valence) sont concordantes. Oui, les étudiants empruntent des documents de toutes sortes : dix documents par étudiant et par an à la médiathèque Équinoxe de Châteauroux, plus massivement à Valence, où même la section Jeunesse est mise à contribution. Oui, ils lisent des livres, et le prêt de loisir est majoritaire – ce qui est du reste logique, puisque l’essentiel de leurs besoins est couvert par la BU. Oui encore, les étudiants sont soucieux de culture, mais une culture élargie à d’autres segments.
Sans surprise, l’image y possède une belle place. Populaire comme à l’annexe de la BM de Saint-Étienne, la BD représente 60 % des prêts de fiction à Châteauroux et 53 % à Clermont-Ferrand. Il n’est malheureusement pas toujours possible de décortiquer dans les emprunts de fiction ce qui appartient aux autres genres, particuliers et prisés, comme le roman policier ou la science-fiction. L’image animée fait bien sûr partie des vedettes. Si les chiffres sont moins convaincants – les DVD ne « font » que 8 % à Châteauroux, les DVD et vidéos 13 % à Clermont-Ferrand et 16 % à la BMVR de La Rochelle, c’est à cause des strictes règles de prêt, limitées par les fonds encore relativement peu étoffés des BM. La presse ne fait pas recette, ce qui n’est pas différent de ce que l’on observe pour le public banal.
On terminera en musique ce rapide panorama, avec le succès éclatant des disques – une tendance de fond. Une enquête légère effectuée en 1993 à la médiathèque publique et universitaire de Valence indiquait un pourcentage déjà élevé d’emprunts de ce support (19 % des prêts pour les étudiants de Lettres, et 31% pour ceux de Sciences) 11 ; dix ans après, les statistiques indiquent au total une moyenne de 30 %. Clermont-Ferrand fait état de 55 % de prêts de CD en 2004 sur l’ensemble des prêts de documents, Équinoxe, plus modestement de 19 %. L’audiovisuel se taille au total la part du lion avec 68 % de l’ensemble des emprunts à Clermont-Ferrand, 27 % à Châteauroux, 25 % à La Rochelle.
La parole d’étudiants d’une université située dans la couronne parisienne prend alors tout son sens. Au cours d’une enquête auprès des usagers épisodiques de la BU, à la question : « Pourquoi ne fréquentez-vous pas votre bibliothèque ? », ils ont répondu en tout premier lieu : « La BU est un endroit trop sérieux pour être fréquenté. » La coopération BM/BU a encore de beaux jours devant elle….
Janvier 2006