Incunables albigeois
les ateliers d'imprimerie de l'Aenas Sylvius (av. 1475-c. 1480) et de Jean Neumeister (1481-1483)
1475-1483 : précocité et brièveté sont deux traits marquants de l’imprimerie albigeoise au XVe siècle. Une mention d’achat à Toulouse en 1475 figurant dans un exemplaire de Bartolommeo Da San Concordio, Summa de casibus conscientiae, aujourd’hui conservé à la Pierpont Morgan Library, donne la certitude de l’activité d’un atelier à Albi à cette date. Albi est alors (et peut-être même dès 1474) la troisième ville du royaume de France après Paris et Lyon à recevoir ce nouvel art. Moins de dix ans plus tard, en 1483, l’imprimeur Jean Neumeister quitte la ville. L’imprimerie n’y réapparaîtra qu’en 1670.
L’ouvrage dirigé par Matthieu Desachy, directeur de la médiathèque Pierre Amalric d’Albi, permet de faire un point clair et détaillé sur cette courte et intense période albigeoise. Il se divise en trois grandes parties : une étude historique, un catalogue des incunables albigeois et un catalogue de l’exposition tenue à la médiathèque *.
Le rôle des évêques albigeois
L’étude historique, en quatre chapitres concis et éclairants, explique les raisons de l’arrivée et du départ de l’imprimerie et établit un tableau de la production albigeoise. Jean-Louis Biget brosse d’abord le cadre urbain (Albi se présente comme une ville ordinaire) et note le rôle moteur joué dans l’activité de la ville par les deux évêques-seigneurs, proches du roi, qui se succèdent : Jean Jouffroy (1462-1473) et Louis d’Amboise (1474-1503). Nicole Le Pottier et Christian Péligry retracent les débuts de l’imprimerie dans le Midi toulousain, faisant le parallèle entre Toulouse et Albi. Là, l’imprimerie s’implante durablement ; ici, elle repose trop sur la commande locale et sur une politique éditoriale assurée par les cadres ecclésiastiques, évêque en tête, ce qui explique une production de livres de référence, de formation et de méditation. Le marché albigeois, victime de la concurrence toulousaine et lyonnaise, se révèle cependant insuffisant et, à la fin du siècle, Louis d’Amboise s’adresse à un atelier lyonnais pour l’édition de ses statuts synodaux.
Matthieu Desachy examine ensuite de près le rôle des deux évêques dans l’introduction de l’imprimerie à Albi. Sans gommer totalement celui de Louis d’Amboise, jusque-là considéré par les historiens comme primordial, il réévalue celui de Jean Jouffroy et de sa famille, en particulier son neveu Hélion. Jean Jouffroy a été en contact direct en 1470 avec Guillaume Fichet quand celui-ci introduisit l’imprimerie à Paris. Les liens créés avec les humanistes parisiens favorisèrent ainsi probablement l’arrivée des imprimeurs à Albi. Sur place, Hélion, docteur en droit civil, chantre de Rodez et prévôt d’Albi, posséda en son temps la plus importante bibliothèque privée du royaume avec 650 volumes et fut une figure marquante d’un monde des clercs et des chanoines demandeur de livres.
Deux ateliers d’imprimerie
L’étude des deux ateliers albigeois précise leurs caractéristiques. Le premier, dont le responsable est resté anonyme, est intitulé « atelier de l’Aenas Sylvius », en référence à un des auteurs qu’il imprima. L’histoire de l’atelier est essentiellement connue par les livres qui nous sont parvenus : 70 exemplaires de 15 éditions différentes, entre 1475 et 1480. Il s’agit d’œuvres classiques et juridiques, en majorité en caractères romains, sans illustration. La parenté est très proche avec la production parisienne de l’époque, pour les choix éditoriaux comme pour les procédés techniques adoptés.
Le second imprimeur albigeois est mieux connu : Jean Neumeister se forma sans doute à Mayence auprès de Gutenberg et exerça en Italie. Son passage albigeois fut bref, de 1481 à 1483. On conserve aujourd’hui vingt-cinq exemplaires des cinq ou six éditions qu’il eut le temps de réaliser, en majorité des livres liturgiques en caractères gothiques avec illustrations. Notons en particulier, pour les Meditationes de Johannes de Turrecremata de 1481, l’utilisation de la gravure sur étain, selon une technique rare dite « éraillée » ou « interrasile » : le métal mou permet une taille d’épargne et l’impression peut se faire avec un seul passage sous la presse.
Les auteurs dressent ensuite un catalogue précis des vingt et une éditions des deux ateliers, en donnant pour chacune d’entre elles les localisations dans les bibliothèques du monde entier et les particularités d’exemplaire. Si quatorze exemplaires du Summa de casibus conscientiae de Bartolommeo Da San Concordio sont répertoriés, le De simulatione contractuum de Cepolla, le De orthographia de Johannes Marchesinus et le Gradus sacratissimae scalae ne sont connus que par un exemplaire. Il en va de même pour le Procès de Bélial de Jacobus de Teramo publié par Neumeister en 1483, mais le lieu d’impression (Albi ou Lyon) reste discuté.
Enfin, les dix-sept pièces ayant figuré dans l’exposition font l’objet de notices plus détaillées.
Au final, saluons une entreprise exemplaire : une recherche menée par des spécialistes qui a permis de recenser des éditions et des exemplaires nouveaux et de faire évoluer les connaissances sur l’imprimerie albigeoise ; des résultats rendus accessibles grâce à une publication soignée dans sa mise en page et son illustration, premier numéro de la collection « Trésors écrits albigeois » qui fait honneur aux éditions du Rouergue ; un accompagnement sur place par une exposition, annoncée comme la première d’une série visant à mettre en lumière les riches collections locales.