Inauguration de la « Grande Bibliothèque » à Montréal

Gernot U. Gabel

Pendant le dernier week-end du mois d’avril 2005, plus de 18 000 visiteurs ont pu découvrir le nouveau bâtiment de la Grande Bibliothèque de Montréal *, ouvert pour la première fois au public après quatre ans de travaux.

Illustration
Le nouveau bâtiment de la Grande Bibliothèque de Montréal. © BNQ, Bernard Fougères

Illustration
Le nouveau bâtiment de la Grande Bibliothèque de Montréal. © BNQ, Bernard Fougères

L’Œuvre des bons livres

Cet établissement, créé par la fusion de deux institutions existantes, la Bibliothèque nationale du Québec et la Bibliothèque centrale de Montréal, a derrière lui une histoire qui remonte au milieu du XIXe siècle, époque où les frères de l’ordre de Saint-Sulpice fondèrent une bibliothèque paroissiale au centre de Montréal. Cette dernière, l’Œuvre des bons livres, ne pouvait toutefois pas répondre correctement à la demande de lecture des habitants d’une ville en croissance rapide. Quelque cinquante ans plus tard, en effet, la situation fut jugée assez consternante pour qu’Andrew Carnegie, célèbre mécène des bibliothèques du Canada et des États-Unis, propose d’affecter cent cinquante mille dollars à la création d’une nouvelle bibliothèque municipale. Sous la pression de l’Église catholique, les édiles rejetèrent néanmoins cette offre, et les Montréalais durent attendre 1915 pour disposer, avec la bibliothèque Saint-Sulpice financée par les sulpiciens, d’un édifice flambant neuf abritant une collection de 80 000 ouvrages.

Les projets d’agrandissement de ses fonds et de ses services furent malheureusement plus que compromis par la récession économique mondiale surgie à la fin des années 1920. En 1931, l’ordre de Saint-Sulpice, qui n’avait même plus les moyens de payer ses impôts, se vit contraint de cesser ses activités et de vendre les murs de la bibliothèque au gouvernement canadien. Très choqués, les lecteurs pressèrent la municipalité d’en négocier la réouverture avec les autorités gouvernementales. Ce fut enfin chose faite en 1944, à cela près que la nouvelle institution était considérée comme une bibliothèque de recherche et qu’aucune instance définie ne présidait à son développement. Cette situation se prolongea jusqu’en 1961, année où le gouvernement fédéral décida de confier au ministère des Affaires culturelles du Québec la gestion de la bibliothèque. Trop heureux d’accepter cette responsabilité, le gouvernement provincial augmenta le budget de l’établissement dans des proportions considérables, entama des travaux de rénovation et engagea du personnel. Le développement substantiel des collections imposa en outre de louer des locaux supplémentaires afin d’y conserver les périodiques.

Dans les années 1960, tandis que le Québec vivait la Révolution tranquille qui allait le libérer du carcan de la religion, le débat alors engagé par les bibliothécaires déboucha sur la formulation de nouvelles exigences quant au rôle qu’ils entendaient jouer. Du fait de sa francophonie, de ses coutumes et de son héritage culturel spécifiques, le Québec se considérait depuis longtemps comme une province à part au sein de la fédération canadienne, et il semblait donc justifié d’encourager aussi l’expression de ses particularités propres dans le domaine des lettres. D’où la campagne pour une bibliothèque « nationale » du Québec, activement soutenue par l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française. Des députés influents qui siégeaient à l’assemblée provinciale se rallièrent à la cause, et en 1967, alors que le Canada célébrait son premier centenaire, le gouvernement du Québec présenta une proposition de loi dans ce sens. Son adoption quelques mois plus tard par le Parlement se traduisit, en janvier 1968, par le lancement officiel de la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ).

La Bibliothèque nationale du Québec

La loi telle qu’elle a été votée lui impose de conserver tous les imprimés publiés sur le territoire québécois ou en rapport avec le Québec. Les éditeurs installés dans la province sont en conséquence tenus de lui adresser gratuitement leurs publications en deux exemplaires. La BNQ devait par ailleurs s’employer à rassembler tous les imprimés publiés sur le territoire québécois depuis les débuts de l’imprimerie. Dès 1968, elle entreprit de publier chaque mois la Bibliographie du Québec, complétée depuis 1972 par le Répertoire analytique d’articles de revues du Québec. Sa publication à ce jour la plus conséquente correspond aux vingt-six volumes de la Bibliographie rétrospective de la province (1821-1967), qui l’amena à se doter de son propre service d’édition.

Au fil des ans, le nombre de documents reçus au titre du dépôt légal a substantiellement augmenté. En 1968, l’année de son instauration, la BNQ a archivé 850 Laurentiana (forgé à partir du nom du fleuve Saint-Laurent, le terme désigne les documents publiés au Québec ou ayant trait à la région) ; moins de vingt ans plus tard, en 1986, le chiffre s’élevait à 7 000. Au milieu des années 1980, il fallut louer un troisième immeuble qui ne suffit d’ailleurs pas à satisfaire les besoins d’espace. La croissance dynamique de l’institution incita en 1989 le gouvernement provincial à en confier l’administration à un conseil de directeurs, tandis qu’un amendement à la loi de 1968 étendait les dispositions du dépôt légal aux affiches, cartes postales, microfiches, supports audiovisuels et logiciels. En 1996, grâce à l’achat d’une ancienne usine de cigarettes construite en 1948, la BNQ se retrouva en possession d’une superficie utilisable de 22 000 m2.

Pendant qu’elle s’installait dans le nouvel édifice, la municipalité de Montréal fit passer l’état des services de bibliothèque de la ville au rang de ses priorités. Avec une population de deux millions d’habitants, l’agglomération manquait en effet de bibliothèques équipées des technologies de pointe, ce que les milieux de la recherche ne se privaient pas de dénoncer. Le conseil municipal nomma une commission qui, au terme de ses délibérations, préconisa de s’inspirer de la Bibliothèque nationale de France édifiée en bordure de Seine afin de créer une nouvelle institution ayant pour vocation de servir aussi bien le grand public que la communauté des chercheurs. Baptisé Grande Bibliothèque, le projet envisageait de réunir la BNQ et la Bibliothèque centrale de Montréal, depuis longtemps entachée d’une réputation vieux jeu et collet monté. Il reçut l’aval du conseil municipal de Montréal et du gouvernement du Québec, qui décidèrent en 1998 de bâtir un édifice neuf sur l’emplacement du Palais du Commerce, en plein centre-ville. Les financements furent débloqués, le comité directeur renouvelé et c’est le cabinet Patkau, de Vancouver, qui remporta le concours d’architectes. Le chantier démarra en 2001.

La Grande Bibliothèque

Le site de la construction, une longue bande de terrain (332 m x 51 m) flanquée par deux grandes voies de circulation, se trouve en plein Quartier latin de Montréal (ainsi nommé parce que plusieurs institutions culturelles y sont rassemblées), à proximité de l’université du Québec. Le bâtiment de forme oblongue compte six étages pour une surface de plancher utilisable de 33 000 m2, et comprend deux parties distinctes sur le plan fonctionnel : l’une destinée à accueillir le grand public, l’autre réservée à la collection Laurentiana. Dans la première, les utilisateurs sont invités à déambuler dans un espace ouvert conçu comme une gigantesque librairie, à s’installer dans des fauteuils et des canapés confortables où ils peuvent consulter à loisir livres et périodiques. De grandes cloisons de verre séparent les différents domaines et les lambris en bouleau confèrent à l’ensemble une ambiance chaleureuse.

Dans les salles qui abritent la Laurentiana, en revanche, les architectes ont dû prendre en considération les aspects liés à la conservation. La Grande Bibliothèque comporte en outre un auditorium de 300 places, un espace d’exposition, des salles pour les activités de groupe, un café et une librairie. L’établissement dispose au total de 2 500 places assises. Un parking d’une capacité de 400 véhicules a été aménagé en sous-sol, de même qu’un accès direct au métro. La Grande Bibliothèque, dont le coût de construction s’est élevé à 141 millions de dollars canadiens (environ 70 millions d’euros), est le projet culturel le plus prestigieux de la décennie en cours.

Elle accueille le public du mardi au vendredi, de 10 h à 22 h, et le samedi de 10 h à 17 h, mais sa section Actualités et nouveautés reste ouverte sept jours sur sept jusqu’à minuit. Ses collections comprennent plus de quatre millions de documents sur tous supports, dont environ 1,2 million de livres. De plus, loin de réserver ses services aux seuls habitants de Montréal, la nouvelle bibliothèque propose également tout un programme d’activités visant à élargir son audience à l’ensemble du Québec. Son Opac a été mis en ligne dès 1994, et depuis l’inauguration officielle, elle a rapidement multiplié ses pages web. Elle a d’ores et déjà conçu des offres spécialement destinées aux enseignants et aux artistes, et s’emploie à en préparer d’autres à l’intention des entrepreneurs, des immigrés et des chômeurs. Par ailleurs, elle s’est associée à l’initiative en faveur de la lecture lancée par le gouvernement provincial et a entamé un ambitieux programme de numérisation de la Laurentiana.

63 000 visiteurs ont été enregistrés dans la première semaine qui a suivi l’ouverture. Si Lise Bissonnette, la directrice de la Grande Bibliothèque, se dit très satisfaite de la réaction positive de ses concitoyens, la presse régionale s’accorde à penser que la nouvelle institution reflète fidèlement l’identité culturelle de la Belle Province. Le gouvernement de cette dernière s’est engagé à l’asseoir sur des bases plus solides encore. Prévue pour la fin 2005, la fusion de la bibliothèque avec les archives provinciales donnera naissance à une nouvelle institution baptisée Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ). La municipalité de Montréal se félicite de ces décisions qui cadrent on ne peut mieux avec la dernière en date des distinctions reconnues à la ville : depuis avril 2005, Montréal arbore avec fierté le titre de capitale mondiale du livre que l’Unesco lui a décerné pour un an.