Bibliothèques numériques
Où en sommes-nous ?
Juliette Doury-Bonnet
La troisième et dernière journée d’étude du cycle consacré aux « bibliothèques au cœur de la société de l’information » a été organisée par l’Association des bibliothécaires français (ABF) à la Bibliothèque nationale de France (BnF) le 10 octobre 2005. Gilles Éboli, président de l’ABF, se félicita que le débat soit enfin « sorti du technique » : la bibliothèque numérique est une réalité et illustre le passage du modèle de la médiathèque au modèle de la bibliothèque hybride. Il s’agit désormais de sensibiliser les collègues, les pouvoirs publics et le grand public. Caroline Wiegandt (BnF) souligna, quant à elle, l’urgence de travailler en réseau sur les problèmes de politique documentaire, de normes, d’accès, de choix des documents à numériser en priorité et de conservation des données numériques.
« Nous concevons notre tâche à l’intersection de la longue durée (incarnée par les globes de Coronelli de retour à la BnF) et du défi proposé par la technologie et plus particulièrement la numérisation », déclara en introduction Jean-Noël Jeanneney, président de la BnF. Il fit le point au niveau français sur le projet de bibliothèque numérique européenne et souligna deux écueils à éviter : l'« arrogance française » et la lourdeur administrative.
De nouveaux métiers
La bibliothèque numérique induit de multiples changements qui transforment le métier en profondeur. -Christian Lupovici (Agence bibliographique nationale) se pencha sur l’évolution du rôle des bibliothécaires.
Une nouvelle bibliothéconomie émerge dans le sillage de la bibliothèque numérique. La conception de l’information elle-même est modifiée, depuis la structure des documents jusqu’au modèle économique, en passant par la diffusion et la protection intellectuelle. Apportant leur savoir-faire aux métiers du livre, les bibliothécaires entrent désormais dans le processus éditorial en aidant les auteurs à produire, diffuser et conserver des « documents intelligents ».
Tout cela implique, selon Christian Lupovici, la modification des profils de poste et de la répartition des emplois. La hausse du niveau de qualification s’accompagnera d’une baisse du nombre d’emplois. Les fonctions d’exécution, de manipulation physique des documents laisseront place au contrôle de qualité, les fonctions techniques seront déplacées et le rôle d’encadrement accentué. De nouveaux métiers vont apparaître : concepteur de systèmes d’information documentaire (SID), administrateur de données et de SID, expert en modélisation…
Des ouvrages numériques en prêt
Isabelle Antonutti (Bibliothèque publique d’information, Bpi) revint sur les avatars du livre numérique. Si la révolution annoncée au Salon du livre de Paris en 2000 n’a pas eu lieu, la chaîne du livre a été transformée et de nouveaux acteurs apparaissent. « Nous sommes dans un compromis entre les possibilités du numérique et le respect du droit d’auteur. »
Des expériences de prêt de livres électroniques ont été menées en France dans quelques bibliothèques publiques pionnières comme celles de Boulogne-Billancourt ou de Grenoble. Louis Burle exposa le cas de la médiathèque de l’agglomération troyenne dont la bibliothèque numérique comporte actuellement 418 titres pour 47 usagers inscrits… Il insista sur la nécessité – et la difficulté – de convaincre les élus pour pérenniser le financement. « Il reste à faire une communication efficace » pour élargir et diversifier le public.
La Bpi négocie actuellement avec la librairie Numilog (le même prestataire qu’à Troyes) pour un modèle commercial expérimental et recherche des bibliothèques de lecture publique intéressées afin de démarrer le projet en 2006.
Quels modèles pour le partage des savoirs ?
Trois expériences de numérisation, dont deux encore au stade de projets, furent évoquées au cours d’une table ronde animée par Michel Fingerhut (médiathèque de l’Ircam). Les intervenants s’accordèrent sur l’importance de l’échelon régional pour les projets collectifs : c’est une sécurité, une façon de « mettre un pied devant l’autre ».
Marielle Mouranche présenta le programme de numérisation des fonds anciens des bibliothèques universitaires toulousaines. Quatre axes ont été retenus pour cet outil de mise en valeur plus que de conservation : numérisation à la demande, numérisation de corpus thématiques élaborés avec des enseignants-chercheurs, édition en ligne de catalogues de fonds particuliers et participation à des projets universitaires.
Stéphane Ipert esquissa le projet de bibliothèque virtuelle méditerranéenne du Centre de conservation du livre d’Arles. Cette association mène depuis 1987, en France et à l’étranger, des actions de formation, d’expertise et de coopération interprofessionnelle dans les domaines de la conservation et de la gestion du patrimoine documentaire. Elle propose un service d’assistance juridique.
Olivier Bogros présenta modestement la bibliothèque électronique de Lisieux comme « un petit atelier de copiste 1 ». Depuis 1996, 820 textes et 17 albums d’images du fonds de la bibliothèque municipale de Lisieux ont été mis en ligne : « Pas de merveilles, des choses anodines du XIXe siècle, ce qu’aucun éditeur sensé ne publierait ». Pince-sans-rire, il conclut : « Ce n’est pas tout de mettre des choses en ligne, c’est pour être lu. » Interrogé par Michel Fingerhut sur les problèmes de retranscription, il s’insurgea : « Les bibliothèques électroniques, on les fait pour aujourd’hui, pas pour demain. »
La situation actuelle est-elle une étape vers un futur numérique ? Ou marque-t-elle une simple extension de la bibliothèque inchangée ? Ou sommes-nous à l’aube de changements dans la notion même de bibliothèque ? Dominique Lahary (bibliothèque départementale du Val-d’Oise) s’est interrogé sur les scénarios possibles et a mis l’accent sur la « bibliothéconomisation de la société » : « On n’a jamais vu autant de gens faire de la recherche documentaire ! » Il faudrait que « la bibliothèque devienne un art des flux 2 ». Tous les métiers de l’information tiennent les mêmes discours, conclut Dominique Lahary : « Tenons-les ensemble. »