Genèse, censure, autocensure

par Martine Poulain
sous la dir. de Catherine Viollet et Claire Bustarret. Paris : CNRS éd., 2005. – 234 p. ; 24 cm. – (Textes et manuscrits). ISBN 2-271-06320-5 : 30 €

Les chercheurs de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) poursuivent leur exploration de la genèse des textes, en s’attachant à l’étude des manuscrits et de leurs variantes. C’est, cette fois, à l’étude de la censure et de l’autocensure des œuvres lorsqu’elles sont encore manuscrites que Catherine Viallet et Claire Bustarret ont invité une dizaine de chercheurs.

De Rousseau à Jules Verne

Après un panorama législatif dû à Emmanuel Pierrat, les études de cas concernent des œuvres écrites entre XVIIIe et XXe siècles. Philippe Lejeune s’attarde au cas des Confessions de Rousseau. Œuvre posthume, éditée par ses amis auxquels il avait remis son manuscrit, la publication des Confessions témoigne à la fois de la rivalité entre ces héritiers spirituels, et de leurs craintes en matière d’outrages aux bonnes mœurs.

La première édition des Confessions, publiée en 1782 à Genève par Moultou, ne comporte que la première partie de cette autobiographie, amputée d’autre part en plusieurs endroits de passages scabreux, relatant les propositions homosexuelles reçues par le jeune Jean-Jacques ou des scènes exhibitionnistes. Leur but : protéger Rousseau, en ne choquant pas ses lecteurs qui l’ont adulé. Lecteurs, qui, effectivement ne veulent pas de la crudité des propos tenus par leur idole. La deuxième partie des Confessions n’est publiée qu’à la fin 1789, sept ans plus tard, par Moultou fils. Le contexte a changé : on est en pleine Révolution et tout peut être dit, croit-on. La concurrence entre les héritiers spirituels, et sans doute entre les éditeurs, entraîne ensuite l’édition d’une brochure mentionnant une partie des passages caviardés en 1782, puis, enfin, l’édition complète (moins cinq mots…) paraît en 1798, à Paris, chez Poinçot, soit seize ans après la première édition.

Philippe Scheinhardt consacre une intéressante étude aux relations entre Jules Verne et son éditeur, Pierre-Jules Hetzel, autour des manuscrits du premier. Prenant comme exemple Une île flottante, il montre l’importance des interventions d’Hetzel. Leur origine tient à l’engagement éducatif d’Hetzel et à ses préoccupations de moraliste. Il rature, modifie, retouche, ajoute sur le texte de Verne tout ce qui lui paraît ambigu, ou ne se situant pas avec assez de clarté dans sa volonté éducative, son athéisme militant, son esthétique classique. Pas de place pour le doute ou la fantaisie ! Jules Verne devra se soumettre, avant, maturité aidant, de pouvoir négocier avec son éditeur-censeur l’importance de ces interventions.

De Maupassant à Guyotat

Maupassant, Marie Bashkirtseff, Emily Dickinson font ainsi l’objet d’étude. Antonia Fonyi, dans une sub-tile analyse, montre comment Maupassant, qui ne relisait jamais les épreuves de ses textes, corrige lui-même ses manuscrits pour en atténuer la cruauté, dans un souci de protection psychique, et laisse les lapsus de ses correcteurs et éditeurs s’imprimer dans le texte. Lapsus qui ne doivent rien au hasard, mais témoignent d’une volonté, peut-être inconsciente, d’atténuer la brutalité de la prose de l’écrivain.

Dans le cas de Marie Bashkirtseff comme d’Emily Dickinson, la censure des manuscrits est effectuée notamment par la famille : par la mère de la jeune Marie, par le frère d’Emily. Mais, se basant sur une acceptation large de la censure et adeptes de la génétique des textes, les chercheurs étudient généralement les « griffures », ratures, gommages, que l’écrivain fait lui-même sur les différents états de ses manuscrits, qu’ils considèrent souvent comme des manifestations d’autocensure.

Gide, Leduc, Guyotat

C’est particulièrement le cas -d’André Gide écrivant son Retour d’URSS. Plus que déçu, plus qu’inquiet par ce qu’il a vu, il n’ose le dire. Sa propre autocensure (le statut de « compagnon de route » honoré, l’amicale pression de ses amis, le contexte de la guerre d’Espagne) le conduit à nombre d’atténuations de son texte, qui sont parfois si difficiles à accepter qu’il ne les fera qu’au dernier moment, directement sur épreuves. Limpide est l’exemple de la conclusion de ce Retour d’URSS, qui, de critique et dubitative, sur le manuscrit, devient élogieuse et tonitruante sur les épreuves.

Enfin, la violence psychologique de la censure est illustrée par deux analyses. Violette Leduc, soutenue avec quelque ambiguïté par Simone de Beauvoir, publiée par Gallimard après plusieurs refus de grands lecteurs de l’éditeur, se voit obligée d’accepter les importantes coupes que celui-ci impose, en démantelant de fait Ravages, l’une de ces premières œuvres. La violence que Violette Leduc dut s’imposer pour accepter ces amputations ne fut pas étrangère à ses nombreuses crises dépressives. Pierre Guyotat, lui, réagira différemment aux censures de Tombeau pour cinq cent mille soldats et d’Eden, Eden, Eden, pourtant protégé par trois préfaces signées de Michel Leiris, Roland Barthes, Philippe Sollers. « Contraint de se frayer une vie originale qui garantisse à son écriture une vie possible », il contre-attaque, multiplie les entretiens avec la presse, écrit peu après un pamphlet, Littérature interdite, répond par « la surenchère dans la subversion et l’outrance », cultive « l’écrit-barricadé ». « À la censure il répond par un exhibitionnisme exacerbé », puis mène son œuvre bien souvent en dehors de la publication. Mais pour Catherine Brun, l’expérience de la censure a marqué à jamais toute l’œuvre de Pierre Guyotat.

Un livre à lire par les bibliothécaires qui, se penchant pour certains d’entre eux quotidiennement sur des manuscrits, savent qu’ils cachent en même temps qu’ils révèlent.