Droit des bibliothèques, droit des usagers
51e congrès de l'ABF
Annie Le Saux
C’est sur le thème d’une actualité de plus en plus présente dans les bibliothèques, celle du droit – Droit des bibliothèques, droit des usagers – que l’Association des bibliothécaires français avait invité à débattre les 17, 18 et 19 juin à Grenoble, lors de son 51e congrès.
L’objet du droit, ainsi que le rappela Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation, est « d’équilibrer, de protéger ce qui est fragile », postulat qu’il tempéra en reconnaissant que l’équilibre « entre trop et pas assez de droit » rarement trouvé 1.
Le droit de prêt
Votée il y a deux ans, la loi sur le droit de prêt s’est désormais imposée dans les activités des professionnels du livre. Il est cependant encore trop tôt pour dresser un bilan définitif de cette loi 2. Ce n’est en effet que le 7 mars dernier que la Sofia (Société des intérêts des auteurs de l’écrit) 3 a été agréée pour collecter les sommes dues par les établissements au titre du droit de prêt.
C’est plutôt la satisfaction que le plafonnement des rabais accordés aux bibliothèques (9 %) suscite chez les libraires (Éric Hardin, membre du Syndicat de la librairie française), sauf pour les petites librairies, dont les marges ont baissé. Toujours chez les libraires, les premières tendances observées à partir d’une étude de 22 marchés publics menée depuis 1997 montrent que l’objectif qui consistait à préserver le réseau des librairies face à la concurrence des grossistes, devenus majoritaires, est en grande partie atteint : dix marchés 2004 et 2005 ont, en effet, été favorables aux libraires, dix autres sont restés stables et un seul a été favorable aux grossistes.
Du côté des bibliothèques, le bilan 2004 concernant le financement du droit de prêt est plus mitigé : seules 673 bibliothèques (20 %) ont fait appel au plan d’accompagnement mis en place par le Centre national du livre (1,5 millions d’euros). « Cette aide est bienvenue mais décevante pour les bibliothèques des petites et moyennes communes », constate Alain Rouxel (représentant la FNCC, Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture), qui explique ce constat par un déficit d’information auprès des bibliothèques. Là aussi, ce sont les plus petits établissements qui sont touchés.
La baisse des budgets d’acquisition que subissent actuellement les bibliothèques est différemment interprétée. Pour Patrick Bazin (BM de Lyon), cette baisse n’est pas provoquée par la seule diminution des remises : en sont également responsables la hausse des coûts des abonnements et des livres et la baisse, depuis plusieurs années, des budgets d’acquisition. Pour Claude Poissenot, « le plafonnement des remises s’est traduit par une réduction conséquente des budgets d’acquisition ». L’étude sur laquelle il s’appuie, lancée par l’IUT Métiers du livre Nancy II 4 a cherché à déterminer les critères de choix que les bibliothécaires étaient amenés à faire dans leurs acquisitions en cas de restriction budgétaire.
Le plus large consensus parmi les intervenants a été, sans conteste, le fait d’avoir échappé au paiement à l’acte d’emprunt. Selon Patrick Bazin, fervent approbateur d’une loi qui introduit de manière effective les bibliothèques dans la chaîne économique du livre, un des bienfaits de la loi, et non des moindres, est d’avoir modifié le critère de choix du libraire : ce qui importe désormais, pour les bibliothécaires, ce n’est plus le pourcentage de la remise, mais une exigence de qualité.
Le droit d’auteur
Deuxième point fort du congrès, et nettement plus préoccupante, la prochaine transposition dans le droit français de la Directive européenne relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information 5, dont Stéphanie Carré (enseignant-chercheur à Montpellier I) a fait une analyse critique et détaillée. Ce projet complexe a provoqué et provoque toujours de nombreuses discussions et de virulents débats chez les bibliothécaires, tant les enjeux sont importants et les intérêts des acteurs concernés (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires) divergents.
Le projet de loi convient globalement aux auteurs (Alain Absire, président de la Société des gens de lettres), car « il limite certains usages et applique certaines protections ». À l’intérêt commercial du droit d’auteur (« juste rétribution de leur travail »), vient s’ajouter le droit moral, qui protège les œuvres de toute récupération ou transformation.
Les archivistes, bibliothécaires et documentalistes sont, en revanche, opposés à l’application de cette loi, telle qu’elle est actuellement prévue. Dominique Lahary, au nom de l’Interassociation 6, a incité une fois encore tous les professionnels à se mobiliser. L’Interassociation fait tout ce qu’elle peut – lobbying auprès des élus, sensibilisation de la presse – « pour que les bibliothèques continuent à remplir leurs missions à des coûts raisonnables, pour des usages raisonnables », et a proposé plusieurs amendements concernant la conservation – l’exemple le plus problématique concerne celle des périodiques électroniques –, la diffusion, l’enseignement et la recherche et le droit de citation, ainsi que les personnes handicapées. Dominique Lahary s’est fermement opposé à « payer un Internet gratuit, à payer excessivement un Internet payant, et à avoir à négocier établissement par établissement ».
On a pu constater, au beau milieu de ces journées, le rôle efficace que peuvent jouer les associations professionnelles dans l’évolution des dispositions législatives, quand Nancy Kranich, qui avait dénoncé les dispositions du Patriot Act 7 concernant les bibliothèques, a annoncé qu’un amendement visant son abrogation venait juste d’être voté par la Chambre des représentants.
Interdits et permis dans les bibliothèques et ailleurs
Appliquer la loi n’est pas simple, c’est un constat quasi général. Valérie Game (chef du service juridique de la Bibliothèque nationale de France), prenant comme exemple les différentes actions de valorisation des collections (expositions, conférences, catalogues, mise en ligne sur un site Internet), a incité à la prudence en recommandant de ne les réaliser que dans le cadre du code des marchés publics et qu’après avoir bien évalué ses besoins.
Dans les archives, « la législation est touffue et complexe », constate François Giustiniani (Association des archivistes français, AAF). Madeleine Blondel (conservateur au Musée de la vie bourguignonne à Dijon) a souligné, quant à elle, « l’ampleur du décalage entre la réalité du terrain et la législation ». C’est ce qui incite à prendre des risques dans le travail quotidien. Mais pas n’importe comment : les risques ne doivent être pris qu’en toute connaissance de cause, souligne Yves Alix (directeur du Service scientifique de la Ville de Paris), ce qui suppose de bonnes formations et informations sur ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, tout en sachant que « les frontières entre permis, interdit, toléré sont souvent floues ». Si nous prenons des risques, continue Yves Alix, nous devons impérativement en informer notre tutelle.
Dans les deux pays invités représentés par Jarmila Burgetova pour la République tchèque et par Jens Thorhange pour le Danemark, le fonctionnement des bibliothèques s’appuie sur une loi, dont l’objectif, en ce qui concerne le Danemark, est de « promouvoir l’information selon les principes de liberté, d’égalité et de gratuité ». Ce qui paraît aller de soi au Danemark, pourrait-il pour autant être adapté en France ? L’exemple du fonctionnement du prêt de musique et de films semble particulièrement enviable : les Danois y ont accès gratuitement par le biais de licences prises par les bibliothèques (le fichier devenant illisible au bout d’une durée déterminée).
Le droit et l’expression des usagers
Malgré l’absence physique de l’usager, son droit a cependant été débattu. C’est un droit qui est « intangible, fondamental, décliné dans des textes comme la charte des bibliothèques, le code de déontologie et des textes de l’Ifla et de l’Unesco… » (Philippe Pineau, comité d’entreprise de Thales Avionics). C’est l’apport de ces textes et l’évolution des comportements qui en ont découlé qui ont pu faire dire à Albert Poirot (Inspection générale des bibliothèques) que « le droit de l’usager en bibliothèque a fait d’importants progrès depuis vingt ans », un droit, qui, dit-il, repose sur un certain nombre de valeurs que l’on retrouve dans les fondements de la République (liberté, égalité, fraternité). Mais auquel il manque cependant, selon lui, une clef de voûte : une loi sur les bibliothèques.
Doit-on parler de droit ou de tolérance ? Marie Cornu (chercheur et juriste) a exploré certaines pistes pour définir le droit de l’usager face à des interlocuteurs possibles : les auteurs induisant un droit économique et un droit moral, les institutions impliquant un rapport au droit administratif…
Quelles sont les attentes des usagers ? De nombreuses bibliothèques ont commandité ces dernières années des enquêtes sociologiques pour mieux appréhender ce sujet. Martine Burgos (École des hautes études en sciences sociales) a analysé les approches les plus utilisées : le questionnaire et l’entretien, et, composante indispensable dans toute enquête de terrain, l’observation.
En plus de répondre aux questionnaires, l’usager peut s’exprimer par des pétitions, des cahiers de suggestions, des comités de lecture ou encore des associations des amis 8… pour manifester ses attentes, ses suggestions, ses insatisfactions, poser des questions ou encore, quoique plus rarement, transmettre ses satisfactions (Sophie Daix, médiatrice à la Bibliothèque publique d’information).
Chantiers et perspectives
Comme à chaque congrès professionnel, les représentants des deux administrations de tutelle ont fait le point sur les travaux en cours, après avoir abordé les questions de droit de prêt et de droit d’auteur. Thierry Grognet, en l’absence de directeur à la Direction du livre et de la lecture 9, a parlé de la réforme du concours particulier et de l’étude sur la fréquentation et les nouveaux usages, dont il a annoncé les résultats pour fin 2005-début 2006. Claude Jolly, après avoir une nouvelle fois insisté sur la nécessité et la légitimité, pour la communauté scientifique, de s’approprier sa propre production, a présenté trois des chantiers de la Sous-direction des bibliothèques : l’acquisition des ressources électroniques (en pleine explosion), le développement des archives ouvertes et l’archivage des données numériques 10. Mais c’est en ne laissant planer aucun doute sur l’extinction du Conseil supérieur des bibliothèques, qu’il ne considère pas comme « l’outil qu’il faut aujourd’hui pour favoriser le développement des bibliothèques », que Claude Jolly a le plus ébranlé l’auditoire.