Au vrai chic parisien

Thierry Ermakoff

À quoi servent encore les bibliothèques municipales ? À accompagner le capitalisme triomphant, pour faire bref, selon Bruno David. C’est vrai, comme il le souligne, qu’il y a quinze ou vingt ans, c’était mieux. C’était toujours mieux avant. Le grand soir des bibliothèques était devant nous. Et, pour l’heure, nous étions bibliothécaires dans des locaux vétustes, inaccessibles. Improbables. Nous n’étions pas gênés par les lecteurs. Quelques-uns se hissaient jusqu’à nous. Ils habitaient à moins de 500 mètres, avaient une activité sociale compatible avec nos heures d’ouverture. On y était entre nous. Le matin, en hiver, il faisait 15 degrés. Le soir, 28. Ça sentait le pipi. C’était délicieux. Les catalogues, quand ils existaient, étaient sur fiches. Pour les rédiger, il fallait une vie. Il n’y avait pas de discothèque de prêt. Les « amis de la bibliothèque » organisaient d’interminables causeries sur la générosité d’un érudit local. Le taux de fréquentation était inférieur à 10 % de la population. Parfois, on rencontrait dans les salles de lecture quelques enfants égarés.

À quoi servent donc les bibliothèques municipales ? Depuis que les villes et les campagnes se sont décidées à construire des équipements, partout, dans d’anciens bazars, d’anciens garages, d’anciens hôpitaux, et même d’anciennes chapelles, on a vu arriver les ennuis : les lecteurs. Le taux de fréquentation peut atteindre 30, voire 40 % en milieu rural (par exemple : le Chambon-sur-Lignon [Haute-Loire] : 40 %, Mourjou [Cantal] : 80 %, …). Ils ont des exigences, veulent des heures d’ouverture dignes. Ils ont amené les barbares des cités. Et les points information jeunesse, les pôles emplois, les espaces multimédias. Et même des emplois jeunes. C’est dire que le mal est partout.

À quoi servent les bibliothèques municipales ? À rien sans doute. Éventuellement à héberger quelques agents, à accueillir des enfants, des femmes enceintes et des femmes plus enceintes avec poussette ; des pauvres ; des inconnus ; des emprunteurs de CD, des mordus de la poésie sonore autant que du film documentaire ; des individus pas très nets. Des chercheurs ; des lycéens. Des étrangers. De temps en temps, les bibliothécaires osent des lectures publiques, et invitent des écrivains, des poètes, ce que ne peuvent faire, par manque de temps, les libraires ; en Poitou-Charentes, en Franche-Comté, et même en Auvergne. Ces mêmes bibliothécaires interviennent en maison d’arrêt, à l’hôpital, animent avec des artistes les fameux espaces culture multimédia qu’évoque Bruno David sans les connaître. Il leur arrive d’élaborer des politiques d’acquisition, qui est tout sauf un acte secondaire, où la création, comme la littérature populaire, pour ne parler que d’elles, ne sont pas assez représentées, mais où on trouve encore Karl Marx, Max Stirner, Thomas Moore et Sigmund Freud ; et même Guy Debord, en rayon histoire (des idées).

À quoi serviront encore les bibliothèques ? Cette question se pose : elles prennent de la place, qui pourrait être agréablement utilisée en parking, grèvent les budgets municipaux, donc l’argent des contribuables, suscitent des débats internes qui ne passionnent pas les foules. Elles sont à peine taguées. Parfois, sommet de la reconnaissance, elles sont attaquées. Mais on me signale que le cas est rare, et qu’il pourrait être le cas de bibliothécaires eux-mêmes. Les vrais lieux de la culture, aujourd’hui, ce sont les bars-tabacs-PMU ; là, au moins, on y croise les gens, dans la fumée des cigarettes et les relents de bière tiède.

On y passe facilement de Kant à Kanterbrau. Il faut les labelliser. En attendant, ces bibliothèques, il y a tout lieu de les supprimer, les transformer (facilement) en supermarché, on pourrait garder les mêmes personnels, il suffirait seulement de changer de blouse.

Et c’est ainsi que l’homme qui n’a lu que deux livres (Jean-Pierre Garnier et Fernand Pelloutier), et mal lu la page 52 de Clôture de Jean Rolin, se retrouverait au rayon bricolage, où il continuerait à inventer la roue.

À moins que, comme le notait Kafka dans son journal, le 27 janvier 1922, la bibliothèque soit, comme la littérature, « un bond hors de la rangée des meurtriers ».