Lire le noir

enquête sur les lecteurs de récits policiers

par Bernard Strainchamps

Annie Collovald

Erik Neveu

Paris : Bibliothèque publique d’information, 2004. – 344 p. ; 22 cm. – (Études et recherche). ISBN 2-84246-087-1 : 25 €

Hormis pour préparer des concours, je dois avouer que je ne suis pas un grand lecteur d’études sur les pratiques culturelles des Français. Je ne saurais donc écrire avec certitude que cette analyse sociologique est fidèle au genre ou qu’elle le révolutionne. En fait, lecteur de polar, j’ai lu cet ouvrage tel Narcisse cherchant à apercevoir son reflet dans la mare. Et ça m’a plu. Mais bien qu’Annie Collovald et Erik Neveu aient vraiment cherché à rester accessibles, à analyser sans trop jargonner…, j’ignore si Lire le noir conviendra à tous les lecteurs de romans policiers.

Les deux auteurs partent du postulat que cette commande de l’État via la prestigieuse Bibliothèque publique d’information prouve que le polar n’est plus considéré comme une sous-littérature. Or devenir rats de laboratoire après avoir été rejetés par l’élite culturelle ne prédispose pas forcément à apprécier la démarche. Il ne faut pas oublier que les lecteurs âgés de 40 à 50 ans ont connu un temps où lire du polar était carrément mal vu. Et aujourd’hui encore, aucun des grands prix littéraires n’a distingué un roman publié dans une collection dite policière.

S’orienter dans le noir

La première partie de l’étude porte sur la production éditoriale du genre et les relais mis en place par les passionnés : associations, festivals, Internet… Depuis vingt ans, le genre a connu un essor considérable. Le travail de l’association 813 et de figures telles que Claude Mesplède a précédé cette légitimité. « Notre impression provisoire est que le policier réussit à faire prendre une densité d’investissements militants, de lieux d’échanges et de discussion sans grand équivalent. » * Toutefois, sans le poids important des ventes du genre dans le chiffre d’affaires des maisons d’édition, l’intérêt des décideurs culturels serait sans doute moindre. L’avenir de la « Série Noire », dont l’arrêt est aujourd’hui envisagé, sera sans doute riche en enseignements.

Structurée et instructive, cette entrée en matière devrait permettre à tous les bibliothécaires de mieux s’orienter dans le noir. Et j’éprouve d’autant plus de difficulté à la critiquer qu’elle s’appuie sur des informations publiées depuis cinq ans sur le site Mauvais genres.

Les cohérences d’un public hétérogène

La deuxième partie est consacrée au cœur de l’enquête : l’analyse d’une quarantaine d’interviews de grands lecteurs. Et c’est bien ce que l’on peut regretter : cette lecture ne vous dira pas ce qui incite les lecteurs occasionnels à fréquenter les rayons de romans policiers dans vos bibliothèques. D’ailleurs à la question « Pensez-vous avec cette étude avoir levé l’énigme du profil type du lecteur de polar ? », Erik Neveu répond honnêtement : « Non parce qu’il n’y a pas de profil type et donc pas d’énigme de ce genre à résoudre ! » Toutefois, malgré l’hétérogénéité (diplômes, métiers, positionnement politique) du lecteur de polar, les deux sociologues ont réussi à dégager quelques constantes, entre autres un décalage social avec le milieu d’origine, des ruptures biographiques et une perturbation de l’arrangement des sexes… Bigre ! Les amateurs de polars sont résolument modernes, « au sens où ils participent sans doute activement d’un mouvement de recomposition de ce qui est associé au masculin et au féminin, où ils brouillent la grande opposition entre investissement dans le “monde des choses” masculin, et le “monde des relations” associé au féminin ».

Fidélité et respect aux personnes qui ont accepté de répondre plusieurs heures aux questions : telle est la base de cette enquête. Le plus bel exemple en est le portrait sympathique et tout en nuances de Paul Maugendre, lequel publie sans relâche, depuis plusieurs années, des centaines de notes de lecture. Les auteurs ont découvert dans leur enquête que « le policier est un des biens culturels qui met en œuvre un rapport décontracté, ludique, non ascétique à la culture ». Et ce « rapport “informalisé”, détendu à la consommation culturelle ne veut pas dire absence de réflexion, de capacité critique. Beaucoup des lecteurs rencontrés sont très habiles et réflexifs pour jouer avec des codes narratifs qu’ils maîtrisent fort bien. Là, la lecture policière est à notre sens un indicateur de basculements fondamentaux dans le rapport aux œuvres de culture ».