L'histoire des bibliothèques en France
État des lieux
Revendiquée par plusieurs disciplines, l’histoire des bibliothèques demeure cependant marginale dans le monde universitaire français. De plus, la notion de bibliothèque est ambiguë, souligne l’auteur de l’article qui distingue les bibliothèques privées de la bibliothèque comme institution : faire l’histoire des bibliothèques ne signifie pas avoir la même démarche envers le même objet selon la période dont on traite. Dominique Varry met l’accent sur les textes pionniers et/ou novateurs qui ont éclairé l’histoire des bibliothèques en France et constate que bien des champs sont encore en friche.
Library history, although laid claim to by several disciplines, remains marginal in the French university world. Furthermore, the concept of the library is ambiguous, as the author of the article underlines when distinguishing between private libraries and institutional libraries. Undertaking the history of libraries does not mean having the same approach to the subject whichever period is being addressed. Dominique Varry accentuates the pioneering and/or innovative texts which have informed the history of libraries in France, and notes that there are still many fields of research lying fallow.
Obwohl Bibliotheksgeschichte von verschiedenen Fachrichtungen beansprucht wird, bleibt sie im französischen Universitätsbereich dennoch eher marginal. Der Begriff der Bibliothek ist außerdem zwiespältig, betont der Autor des Artikels, der zwischen privaten Bibliotheken und Bibliotheken als öffentliche Einrichtungen unterscheidet. Die Geschichte der Bibliotheken zu erforschen heißt nicht, dieselbe Methode für ein und dasselbe Studienobjekt entsprechend der untersuchten Zeitspanne anzuwenden. Dominique Varry hebt bahnbrechende und/oder neuerschienene Texte hervor, die über die Geschichte der Bibliotheken in Frankreich Aufschluss geben und stellt fest, dass es auf diesem Gebiet noch viele unbegangene Pfade gibt.
Reivindicada por varias disciplinas, la historia de las bibliotecas permanece aún marginal en el mundo universitario francés. Además, la noción de biblioteca es ambigua, subraya el autor del artículo que distingue las biblioteca privadas de la biblioteca como institución: hacer la historia de las bibliotecas no significa tener la misma andadura para con el mismo objeto según el periodo que es tratado. Dominique Varry pone el acento en los textos pioneros y/o novadores que han aclarado la historia de las bibliotecas en Francia y constata que muchos campos están aún yermos.
La publication, entre 1988 et 1992, d’une Histoire des bibliothèques françaises en quatre volumes a fait sortir du néant, ou peu s’en faut, un domaine presque totalement méconnu jusqu’alors, et abandonné à une poignée de spécialistes, bibliothécaires pour beaucoup. Cette publication a certes permis de faire le point sur les connaissances, elle a également pointé l’étendue de nos ignorances, stimulant en cela de nouvelles investigations. Au seuil du XXIe siècle, une quinzaine d’années après cet événement éditorial, il est légitime de s’interroger sur l’état présent de ce domaine de recherche dans notre pays. C’est ce que je tenterai de faire dans les pages qui suivent, sans prétention à l’exhaustivité mais en reprenant, développant et actualisant un propos présenté à l’occasion du bicentenaire de la Bibliothèque du Congrès (55).
Une certaine visibilité… brouillée
En France, l’histoire des bibliothèques a toujours été et demeure une direction d’un champ disciplinaire, « l’histoire du livre », qui a émergé et conquis ses lettres de noblesse comme la reconnaissance universitaire dans les années 1960.
La meilleure preuve en est que les quatre volumes de l’Histoire des bibliothèques françaises ont paru quelques années après la publication, entre 1982 et 1986, d’une Histoire de l’édition française, elle aussi en quatre volumes, dont ils constituent le contrepoids. Dans un même ordre d’idées, ce sont les revues d’histoire du livre qui accueillent les articles traitant d’histoire des bibliothèques, alors que les Anglo-Saxons disposent, en plus des premières, de périodiques spécialisés, tels Library History (Londres) et Libraries and Culture (Université du Texas).
Un autre paradoxe est que, si l’école française d’histoire du livre (et des bibliothèques) s’est taillé une réputation internationale, et si ses ténors (Henri-Jean Martin, Roger Chartier…) sont connus et invités dans le monde entier, la discipline demeure encore très marginale dans le monde universitaire hexagonal. À l’exception du Centre d’études supérieures de la Renaissance de l’Université de Tours, et du Centre d’histoire culturelle de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, elle n’est pas enseignée à l’université… mais cantonnée dans des établissements de statuts particuliers. Citons par ordre chronologique d’apparition : l’École nationale des chartes, l’École pratique des hautes études, l’École des hautes études en sciences sociales, l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques.
Pourtant les choses évoluent quelque peu. S’il a fallu qu’un universitaire anglais rédige en anglais et soutienne en Angleterre, en 1976, une thèse sur l’histoire des bibliothèques françaises de la Révolution à 1939 qui n’a d’ailleurs été publiée en français que dix ans plus tard (4), à la même époque seule l’École nationale supérieure des bibliothèques éditait la thèse d’un juriste français sur un sujet voisin (15). Aujourd’hui, l’Histoire des bibliothèques françaises est citée 1 dans la production historiographique récente. Elle est même expressément revendiquée par une discipline en plein essor, l’histoire culturelle (40). Elle n’en demeure pas moins tiraillée entre cette dernière, une histoire des mentalités en perte de vitesse (30), une histoire de la lecture (14) popularisée par un best-seller dont l’auteur a été vu sur les plateaux de télévision (32), et l’histoire du livre dont elle est issue, mais qui est aussi une histoire technique, littéraire, religieuse, juridique, économique, sociale… Bref, une histoire totale.
Cette difficulté de positionnement est encore aggravée par l’ambiguïté même de la notion de bibliothèque : collection de livres, privée ou publique, institution, ensemble architectural… Autant de définitions et d’aspects qui méritent d’être pris en considération par les chercheurs, mais l’ont été plus ou moins récemment et complètement. Faire de l’histoire des bibliothèques ne signifie pas avoir la même démarche envers le même objet selon la période dont on traite.
La bibliothèque privée
Il est de fait que jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, l’histoire des bibliothèques est pour l’essentiel celle de bibliothèques privées, qu’il s’agisse de bibliothèques individuelles ou de communautés. Ces bibliothèques donnent l’impression d’être bien connues… mais l’impression est peut-être trompeuse. Il n’est pas une des grandes thèses d’histoire sociale des années 1960-1970 qui ne sacrifie au chapitre incontournable sur les bibliothèques, en recourant à l’analyse des inventaires après décès. À les relire aujourd’hui à la lumière de la manière dont sont menés trop de mémoires de maîtrise, on est amené à s’interroger sur le degré de fiabilité de ces analyses effectuées, pour l’essentiel, par des chercheurs pleins de bonne volonté sous la direction de grands maîtres, les uns et les autres ne connaissant pas le livre ancien ! Seules, à mon humble avis, les études portant exclusivement sur la bibliothèque privée paraissent aujourd’hui au-dessus du soupçon, telles celles conduites par Michel Marion sur le Paris des années 1750 (33), et sur une plus vaste échelle par Jean Quéniart sur la France de l’Ouest (34).
L’Ancien Régime demeure cependant la période pour laquelle on dispose de la plus riche palette de sources, même si toutes sont biaisées : catalogues domestiques, catalogues de ventes publiques, inventaires après décès, inventaires de saisies révolutionnaires. Les premiers ont été exhumés par Yann Sordet dans sa thèse sur Adamoli et dans un très bel article du Bulletin du bibliophile (49). Un repérage systématique de ce type de document dans les fonds publics autoriserait l’étude d’ensemble qui fait encore défaut. Les seconds, mis à l’honneur par Daniel Mornet (38) dès 1910, font aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt, de nouvelles approches méthodologiques (9), et de bases de données 2 Pour leur part, les saisies révolutionnaires ont donné lieu à quelques études provinciales 3 qui mériteraient d’être étendues. L’exposition organisée par la Bibliothèque nationale : 1789, Le Patrimoine libéré… a également constitué un jalon important de la redécouverte de cette source, et son catalogue demeure un instrument de référence (2). Dans un autre ordre d’idée, la thèse d’Anne Kupiec a judicieusement attiré l’attention sur le mythe révolutionnaire du « livre-sauveur » (28).
L’épisode constitue en effet tout à la fois une bonne photographie de ce qu’étaient les collections privées au début de la Révolution, et un excellent point d’observation pour l’étude de l’organisation des bibliothèques institutionnelles au tournant du XIXe siècle.
Il est désormais patent que, pour l’Ancien Régime, nous disposons d’informations variées pour les différents types de bibliothèques et de détenteurs : de la collection bibliophilique de l’amateur huppé à la demi-douzaine de volumes de piété du laboureur. Un des plus récents et des plus beaux travaux de reconstitution de ces bibliothèques est sans contexte l’étude que Jérôme Delatour a consacrée aux livres de Claude Dupuy (17). Encore faut-il sans cesse interroger à nouveau les sources, et en découvrir de nouvelles. Le travail sur ces époques est loin d’être achevé.
On ne peut en dire autant de la période récente qui demeure, pour l’essentiel, terra incognita. Cela tient d’abord au fait que les études ont jusqu’ici été peu nombreuses. Cela tient surtout à un problème de sources. Certes, on dispose toujours de catalogues de ventes, qui, comme pour la période antérieure, ne témoignent que du cas des collectionneurs, mais les catalogues domestiques se font plus rares ou demeurent bien cachés, et la pratique de l’inventaire après décès se perd progressivement. De fait, l’étude des bibliothèques privées des XIXe et XXe siècles devient extrêmement difficile… et exceptionnelle.
L’une des rares et pertinentes investigations relatives au premier XIXe siècle me semble être celle de Claude-Isabelle Brelot consacrée à la noblesse comtoise (13). Elle n’a guère été imitée. Par ailleurs, il ne faudra pas compter sur certains fonds contemporains aujourd’hui déposés dans les bibliothèques publiques pour se faire une idée précise de ce qu’était la bibliothèque de l’honnête homme du XXe siècle. Qu’il s’agisse du fonds Chomarat de la Bibliothèque municipale de Lyon, du fonds Béla Eck de la Bibliothèque interuniversitaire de Lyon II-Lyon III ou d’autres, ces collections ne témoignent que pour ceux qui en furent les détenteurs. Il y a donc désormais une très réelle difficulté à étudier les bibliothèques particulières de l’époque contemporaine. Les études sociologiques, les autobiographies, les statistiques de la production, des ventes, et des pratiques culturelles ne remplaceront pas les inventaires, quelles qu’aient été leurs imperfections.
Un autre obstacle réside dans la confusion trop souvent faite entre histoire des bibliothèques et histoire de la lecture. C’est une dérive à laquelle on assiste à travers de nombreux mémoires universitaires menés sous la direction de professeurs non spécialistes du domaine. Étudier les bibliothèques de telle ville à telle époque peut paraître démodé, long et aride. Faire la même chose en l’appelant improprement « histoire de la lecture » est davantage dans l’air du temps… et constitue trop souvent une habile façon de cacher son incompétence en matière d’identification des titres d’ouvrages rencontrés dans les sources. L’histoire de la lecture est un sujet très difficile, trop important et trop pertinent, nécessitant de vastes compétences extra-historiques, pour être abandonné sans garde-fou aux gros bataillons d’étudiants s’initiant pour la première fois à un travail d’investigation sur documents originaux.
La bibliothèque comme institution
Bien qu’elle plonge ses origines fort loin dans le temps, la bibliothèque en tant qu’institution concerne surtout la période récente. La naissance de la « bibliothèque publique », et ses liens avec le pouvoir politique, ont été revisités de façon très stimulante par Robert Damien (16) dans sa thèse et dans ses ouvrages postérieurs. Complément indispensable de ce travail, le texte fondateur de Gabriel Naudé, jusqu’ici consultable sur les éditions du XVIIe siècle ou sur un reprint est-allemand, a été réédité, accompagné d’une longue et importante introduction par Claude Jolly (39). Mais une étude d’ensemble fait encore défaut sur d’autres grands textes fondateurs, tels le De bibliothecis syntagma (1602) de Juste Lipse ou le Musei sive bibliothecae… libri IV (1635) du jésuite Claude Clément.
Par ailleurs, nous manquons cruellement d’une histoire comparée d’institutions cousines aux évolutions parallèles : bibliothèques, archives et musées. Les cabinets de curiosités suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt, et de nombreuses publications 4. L’histoire des musées, tout spécialement à partir de l’épisode révolutionnaire, est magistralement menée par Dominique Poulot (45). En revanche, les archives font figure de parent pauvre, et le très récent volume consacré à l’histoire des Archives nationales par Lucie Favier (19) n’a pas un mot pour les bibliothèques, ni pour le rôle joué dans la formation des bibliothécaires par l’École des chartes, qui fut tout de même hébergée par la Bibliothèque royale avant de migrer vers l’hôtel de Rohan. Il faudra pourtant bien en arriver un jour à écrire cette histoire croisée !
Un premier essai en la matière mérite toutefois d’être signalé : le catalogue de l’exposition du tricentenaire des bibliothèques et musées de Besançon, nés du legs du chanoine Boisot (1).
Les travaux consacrés à la Bibliothèque nationale, après avoir connu une réelle impulsion dans les années 1980-1990, paraissent aujourd’hui marquer le pas. Le second tome de l’œuvre de Simone Balayé (3), qui devait porter sur les XIXe et XXe siècles, pourtant annoncé dès le premier volume, n’a jamais vu le jour. La thèse d’École des chartes de Jean-François Foucaud (20) sur la monarchie de Juillet n’a pas fait d’émule. Seules la publication des conférences Léopold Delisle et celle de catalogues d’exposition sont venues préciser les connaissances relatives à certaines périodes de l’histoire de la vénérable maison : Le patrimoine libéré, déjà cité, ou Des livres et des rois (5), pour ne pas vouloir trop allonger la liste. Enfin, poursuivant de façon solitaire une investigation débutée à l’École des chartes, Françoise Bléchet a couronné par une habilitation à diriger des recherches ses travaux sur l’abbé Bignon (10).
La polémique qui a accompagné la mue de la Bibliothèque nationale en Bibliothèque nationale de France est peut-être responsable, pour une part, de la stagnation des travaux d’historiens. La marée de publications qu’elle a suscitée, des plus sérieuses aux pamphlets (31) en passant par la langue de bois administrative (50) constitue aujourd’hui un ensemble documentaire sur lequel il faudra bien se pencher tôt ou tard. Le petit volume signé de Bruno Blasselle et Jacqueline Sanson dans la collection « Découvertes » de Gallimard (8) est déjà en lui-même un document fort parlant pour l’historien, puisque le même texte, publié en 1990 avec une iconographie relative à la rue de Richelieu, est republié deux ans plus tard… avec cette fois une iconographie du nouveau bâtiment.
Les bibliothèques publiques ont été l’objet de davantage d’attentions, en particulier avec le développement des études portant sur les politiques culturelles, et tout spécialement celles de Philippe Poirrier (42). Pour sa part, Olivier Tacheau s’est penché, en pionnier, sur le cas des bibliothèques municipales de Besançon et Dijon au XIXe siècle (51). Cela est d’autant plus méritoire que les travaux les plus nombreux en matière de politiques culturelles portent sur le contemporain. Les comités de lecture (48), la censure dans les bibliothèques (27) sont autant de sujets qui ont également attiré l’attention de certains chercheurs. Mais ce type d’investigation est demeuré jusqu’à présent trop exceptionnel, et il nous manque encore trop d’études de cas et de monographies comme celle, déjà ancienne, consacrée à Nevers par Guy Thuillier (53), mais qui demeure un modèle. Heureusement, la thèse d’Anne-Marie Bertrand (7), soutenue en 1998, est venue, pour la période la plus récente, dynamiser et donner une vue synthétique de l’évolution des bibliothèques municipales de l’après-guerre. Si les recherches consacrées aux bibliothèques publiques demeurent encore bien parcellaires (quid des bibliothèques centrales de prêt ?), celles ayant porté sur les bibliothèques universitaires sont encore plus rares. Exception qui confirme la règle : la thèse d’Alain Gleyze (23).
Cependant, un certain nombre d’études consacrées à des institutions parallèles sont tout de même venues compléter et nuancer ce paysage bien désolé. Là encore, il n’est pas question d’être exhaustif, mais seulement de pointer certains textes novateurs.
En accompagnant d’une substantielle introduction la réédition desManuels de l’œuvre des bons livres de Bordeauxdes abbés Barault et Taillefer, Noë Richter (47) a ouvert de nouvelles perspectives pour l’étude des bibliothèques paroissiales du XIXe siècle, et des structures associatives qui leur ont succédé. De son côté, la thèse inédite d’Arlette Boulogne (12) a permis de mieux comprendre le fonctionnement des bibliothèques populaires à travers le rôle joué par les réseaux associatifs : Société Franklin et Ligue de l’enseignement. Le dossier des bibliothèques populaires mériterait d’ailleurs d’être repris et comparé à celui des bibliothèques scolaires. Un mémoire de maîtrise sur la lecture publique à Saint-Étienne (6) a en effet permis de constater que celles qu’on y appelait « bibliothèques populaires » encore récemment étaient des structures qui puisaient leurs origines dans les bibliothèques scolaires. L’exemple stéphanois ne fut sans doute pas unique !
Enfin, un récent travail de classement des catalogues de bibliothèques du fonds des recueils de la Bibliothèque nationale de France permettra désormais à l’historien d’accéder à une documentation dont le caractère quelque peu « hétéroclite » atteste de la variété de ces structures communément appelées « bibliothèques ». Le mémoire de bibliothécaire (54), auquel a donné lieu ce classement, se révèle d’ores et déjà comme un précieux instrument de travail.
En revanche, le « cabinet de lecture », jadis étudié par Françoise Parent-Lardeur (41) dans les années 1980, est un dossier aujourd’hui en friche. Cela est d’autant plus dommage que nous manquons d’études sur le fonctionnement provincial de ces établissements créés pour les premiers dans les années 1760… et dont les derniers ont disparu au milieu du XXe siècle.
Pour leur part, les bibliothèques religieuses n’ont fait ces dernières années l’objet que de timides incursions, malgré tout prometteuses. Leur histoire avait déjà été évoquée avec celle des saisies révolutionnaires et de la création des bibliothèques municipales. Cet épisode a longtemps éclipsé un autre type de confiscations : celles de 1905. Une étude pionnière en la matière, mais qui mériterait une thèse, a été menée à l’occasion d’un mémoire soutenu à l’Enssib par Isabelle Westeel, qui en a publié les principaux résultats dans un article aujourd’hui incontournable (58). Bien que ne portant pas sur l’histoire proprement dite des établissements, l’ouvrage que Philippe Martin (35) a consacré au livre de piété nous donne une idée claire du contenu en ce domaine de certaines bibliothèques diocésaines contemporaines. En revanche, les bibliothèques de congrégations religieuses, dont nombre ont été déménagées à l’étranger lors de la crise des dernières années du XIXe siècle, demeurent à peu près inconnues. Seule la Compagnie de Jésus fait exception grâce aux travaux de Sheza Moledina sur Aix, Jersey ou Yzeure, et à la thèse qu’elle achève (37). Relevons, enfin, la contribution de Marie-Lise Krumenacker à l’histoire quelque peu confidentielle des associations professionnelles des bibliothèques religieuses (26).
Un des reproches faits à l’Histoire des bibliothèques françaises avait été de trop privilégier le caractère institutionnel de ces établissements. Cela est juste. Il n’empêche que, même en ce domaine, il reste beaucoup à faire. La recherche a cependant essayé d’infléchir ce travers.
Questions transversales
De dramatiques exemples, à Bucarest, Sarajevo, Lyon et Weimar sont venus ces dernières années nous rappeler que les bibliothèques sont mortelles. Ce constat ne pouvait qu’inspirer certains auteurs, ce qui nous a valu un gros livre (43) sur la « destruction sans fin des bibliothèques » (sic !). On voudra bien nous pardonner de lui préférer un ouvrage moins épais, mais fruit d’un colloque organisé à Cambridge en septembre 2000, et qui apporte une information novatrice sur bien des points : Lost Libraries dirigé par James Raven (46).
Dans un autre ordre d’idées, et bien que les avancées soient encore prudentes, on commence à s’intéresser véritablement à l’histoire architecturale des bibliothèques. Jean-Michel Leniaud a ainsi donné une nouvelle impulsion à ce domaine de recherche, en particulier à l’occasion du colloque organisé par la Bibliothèque Sainte-Geneviève en 2001 (29). Il était plus que temps de reprendre le chantier jadis ouvert de main de maître par André Masson (36). L’exemple en ce domaine nous vient cependant de l’étranger. La très belle thèse d’Eric Garberson doit désormais être considérée comme un modèle, bien au-delà des bibliothèques monastiques d’Autriche et d’Allemagne du Sud qui font l’objet de son travail (21). Enfin, Frédéric Barbier a initié à l’Enssib quelques investigations sur l’histoire du mobilier de bibliothèque qui n’en sont encore qu’à leurs balbutiements.
La question très épineuse de l’histoire des savoirs et pratiques professionnels mériterait, quant à elle, des travaux d’ampleur. La thèse déjà ancienne de Richard Gardner avait posé les premiers jalons de l’étude de l’enseignement professionnel en France (22). On attend avec impatience la soutenance de celle de Christophe Pavlidès sur l’histoire du CAFB. De son côté, Françoise Hecquard a porté son attention sur les enseignements prodigués par l’Association des bibliothécaires français (24). Plus modestement, l’auteur de ces lignes a essayé de comprendre la constitution et la transmission de certains savoirs professionnels (56). Il ne désespère pas d’arriver, un jour, à reconstituer le passage de témoin entre la dernière génération de bibliothécaires de la République des Lettres et leurs successeurs apparus à l’occasion de l’épisode révolutionnaire.
Tout cela nous ramène à la figure du bibliothécaire, qui mérite mieux que les études dispersées qui lui ont été consacrées jusqu’ici. Hormis le discours officiel, nous ne savons à peu près rien de l’histoire des associations et des syndicats professionnels. Il y a là un véritable défi à relever d’urgence, en particulier à quelques mois du centenaire de l’Association des bibliothécaires français. Olivier Tacheau avait commencé, il y a quelques années à « repenser l’histoire des bibliothécaires municipaux » (52). C’était un premier jalon, qui reposait sur une étude prosopographique. La collecte de renseignements biographiques sur les grands acteurs est un préalable essentiel à la recherche. On relèvera à cet égard les travaux de Noë Richter dans sa collection « Matériaux pour une histoire de la lecture et de ses institutions » trop nombreux pour être listés ici, et ceux qui se poursuivent à l’Enssib. Un premier colloque, intitulé « Histoire de bibliothécaires » s’y est tenu en novembre 2003, préfigurant d’autres rencontres du même type. Ses actes sont actuellement en cours de préparation pour l’édition. Comme le souligne Philippe Poirrier, on ne peut plus s’en tenir à la « Légende dorée », ni à l’hagiographie !
Il faudra pourtant bien que ces initiatives débouchent un jour sur une ou plusieurs thèses… et que les dossiers s’ouvrent. Il faut certes laisser « le temps au temps »… mais ne pas trop attendre tout de même, en dépit du caractère parfois délicat de certains événements. On saluera à cet égard la récente contribution de Martine Poulain consacrée à la vie à la Bibliothèque nationale sous l’Occupation (44) qui démontre comment traiter d’un épisode plus que sensible dont tous les protagonistes n’ont pas encore disparu.
Il faut le reconnaître, la figure du bibliothécaire n’a, jusqu’à présent, guère attiré les biographes. Hubert-Pascal Ameilhon, jadis campé par Hélène Dufresne (18), est demeuré bien solitaire. Le DEA d’Hélène Joannelle consacré à Gabriel Peignot (25) n’a, hélas, pas débouché sur une thèse que le personnage mériterait pourtant, tout comme Joseph van Praët, ou Léopold Delisle et quelques autres… Du moins la correspondance du baron van Westreenen, fondateur du musée du livre de La Haye, avec van Praët a-t-elle été publiée il y a quelques années (11). Pourtant, un grand bibliographe du XVIIIe siècle a récemment trouvé son biographe. Michel Vernus a ainsi consacré une partie de son dossier d’habilitation à diriger des recherches au minime comtois François-Xavier Laire (57), bibliothécaire de Loménie de Brienne puis des dépôts littéraires de l’Yonne.
Au terme de ce rapide tableau, je dois bien confesser que cet état des lieux est tributaire de ma vision personnelle des choses, et donc contestable. Il est sans doute plus documenté pour les périodes que je connais le moins mal que pour d’autres… Peu importe, du moment qu’il peut contribuer à susciter de nouvelles investigations. Notre connaissance, certes imparfaite, a progressé dans de nombreuses directions depuis la parution des quatre volumes de l’Histoire des bibliothèques françaises. Mais trop de questions sont encore en friche. Les écoles sont sans doute un des lieux privilégiés où cette recherche peut s’ébaucher, et où elle doit encore se développer et se dynamiser. Le temps n’est plus où l’histoire des bibliothèques était une « chasse gardée » des bibliothécaires. Ceux-ci ont bien entendu une légitimité et des compétences particulières pour étudier leur passé. Le concours des historiens de profession, mais aussi des sociologues et autres spécialistes des sciences humaines est cependant désormais indispensable pour avoir un regard sans complaisance et plus objectif sur cette longue et tumultueuse histoire.
De nombreuses sources attendent leurs ouvriers, de nouvelles sources, de nouveaux questionnements sont encore à inventer. Il reste tant à faire ensemble…
Janvier 2005